1Le rôle de l’information et de la communication dans l’histoire des connaissances et des 80 ans du CNRS est central, même s’il a fallu du temps pour en reconnaître l’importance. Pourquoi cette importance ? Parce que ces deux concepts concernent tous les grands aspects de la vie en société. D’abord la liberté des échanges humains et des relations sociales. Ensuite, le cœur même de la démocratie avec la liberté de penser, de débattre, de voter et d’agir. Enfin, pour les connaissances, dont le volume a considérablement augmenté depuis un siècle, créant une nouvelle vision du monde. Il n’y a jamais autant de savoirs si facilement accessibles.
2La rupture du xxe siècle concerne par ailleurs deux phénomènes contradictoires. Le premier a trait au décalage entre le volume d’informations accessibles sans pour autant créer plus de communication, et ce malgré les progrès des techniques. Le second est le rôle croissant du récepteur qui explique en bonne partie d’ailleurs ce décalage entre information et communication. Plus il y a de messages et d’interactions, plus le lien entre information et communication devient compliqué. Paradoxe. Le récepteur filtre, hiérarchise en fonction de ses choix. Il n’a pas forcément raison, mais plus il y a d’information, plus le décalage augmente. Autrement dit, l’incommunication augmente avec le volume des messages échangés. On pensait et rêvait du contraire. Bref, « informer n’est plus communiquer ». Entre l’information et la communication s’installe le récepteur, avec ses résistances et ses choix. L’information devient de plus en plus simple et efficace, surtout avec le monde numérique, mais simultanément l’intercompréhension devient de plus en plus incertaine. Et le progrès formidable des techniques ne suffit pas à compenser les difficultés de l’intercompréhension. C’est pourquoi le xxe siècle se termine par une dissociation : l’information est valorisée, la communication est suspectée. La communication humaine déçoit au fur et à mesure que la confiance augmente à l’égard de l’information, plus rationnelle que la communication. La révolution des réseaux, et du numérique, accentue le divorce entre « l’utilité » de l’information et les « contradictions » de la communication. Les performances de l’interactivité compensent les incertitudes de l’intercompréhension humaine. Pour la communication, la négociation est toujours lente, là où avec l’interactivité technique tout va plus vite. L’interactivité technique progresse au moment où tout se complique avec la communication humaine. On le constate dans les trois grands domaines de la liberté individuelle, de la société et de la connaissance. Et cette difficulté de la communication renforce la nécessité de la négociation. Cela se voit jusque dans l’interdisciplinarité, qui est la nouvelle frontière des sciences. Qu’est-ce que l’interdisciplinarité, si ce n’est l’obligation de coopérer entre des domaines appartenant à des univers cognitifs différents, au travers de rapports de force inévitables entre disciplines et aux processus constants de négociation qui en résultent ?
3Que ce soit dans les relations humaines, la société ou la dynamique de connaissance, on constate le rôle croissant de l’information, de la communication, avec, simultanément, des difficultés croissantes d’intercompréhension et la nécessité de négocier. Les différences deviennent inévitables entre l’interactivité, liée à la technique, et l’intercompréhension, liée aux Hommes. Entre l’interactivité technique et la communication se manifeste la réalité de l’altérité qui rend les échanges toujours plus difficiles.
4Résultat : la fin du xxe siècle a valorisé nettement l’information par rapport à la communication, le message par rapport à la relation, le progrès technique, du téléphone à la radio, la télévision, l’ordinateur et aux réseaux, accentuant la performance des techniques. En somme, une attention positive à l’égard de l’information, une méfiance à l’égard de la communication. Une préférence pour la technique, une réticence vis-à-vis de la communication humaine. Un attrait pour l’interactivité, une distance par rapport aux difficultés de l’intercompréhension. Il suffit de voir les promesses sans cesse plus larges en faveur de la « société numérique » pour évaluer le poids de l’idéologie technique.
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6On en était là au début du xxie siècle quand une autre rupture a surgi : la méfiance à l’égard de la communication a saisi à son tour l’information. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le volume et la performance des informations suscitent paradoxalement la même méfiance qu’à l’égard de la communication… La facilité d’informer réveille le mécanisme des infox. Tout est facile mais tout le monde est supposé mentir, ou influencer. Les influenceurs s’imposent, la vérité se discute. Tout bascule, comme pour la communication, en direction du soupçon et de la méfiance. Pour l’instant, cette dérive est plus faible dans le domaine scientifique, mais dès qu’il y a des enjeux politiques et sociaux, cette méfiance grandit. Il suffit de voir ce qu’il se passe pour le nucléaire, l’écologie et la biologie… Sans parler de tous les obscurantismes qui renaissent pour remettre en cause le statut même de la connaissance et des sciences.
7Tout le monde influencerait, mentirait, manipulerait par informations interposées. Les deux concepts complémentaires, de l’information et de la communication, indispensables aux libertés individuelles comme au fonctionnement de la société ou à la dynamique des connaissances, se trouvent déstabilisés, mais en outre la suspicion s’installe.
8D’où la nécessité urgente d’un travail critique, cognitif, théorique, pour sortir de cette méfiance qui, tel un poison, s’immisce partout. Et ceci est aussi vrai pour l’information et la communication que pour les sciences et les connaissances, l’individu et les sociétés. Tout ceci oblige à une réflexion sur le rôle central que jouent aujourd’hui l’incommunication et son complément, la négociation.
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10On entre dans un univers plus complexe. De la biologie aux systèmes d’information, à l’histoire et à la société, tout se complique dans la production et la gestion de l’information, de la connaissance, de la communication, des interactions et des intercompréhensions. Tel est le champ scientifique, cognitif, culturel et social indispensable pour l’avenir. Après que tout se soit simplifié au xxe siècle, les rapports entre information, culture, connaissance et communication se compliquent de nouveau au xxie siècle. L’incommunication rôde là où tout devait devenir fluide et transparent.
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12C’est le défi de ce que j’appelle le carré des connaissances. Revaloriser la réflexion sur la complexité des relations entre ces quatre dimensions centrales de la vie, de la société et des savoirs : l’information, la communication, la culture et la connaissance.
13En réalité, apparaît un nouveau modèle épistémologique des relations entre l’individu, le contexte, la société, avec le renversement suivant : l’incommunication n’est pas un fait qui sera dépassé demain par une nouvelle synthèse et intercompréhension. Non, elle est une donnée de base, aussi bien au niveau de la connaissance, de l’individu, que de la société.
14L’incommunication devient indépassable, obligeant à une négociation constante entre des logiques différentes, avec ce complément indispensable : le rôle de la négociation. En réalité, après leur victoire aux xixe et xxe siècles, l’information et la communication peuvent aujourd’hui, dans une seconde étape, aider à penser la question théorique nouvelle par son ampleur de l’altérité, de l’incommunication, de la négociation et de la cohabitation. Certes, ces logiques ont toujours existé, mais pas dans cette proportion.
15Cela crée finalement un nouveau carré des connaissances, aussi important que le précédent (information, communication, culture et connaissance). Que ce soit hier, avec ce premier carré des connaissances, ou aujourd’hui, avec l’importance de l’incommunication et de la négociation, on retrouve la complexité de l’information et de la communication, indispensable à toute logique de connaissance.
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17L’avantage de ce nouveau paradigme de la connaissance – qui pose la question de l’indépassable altérité et de la permanence de la négociation – est de pouvoir aborder l’autre question du xxie siècle, celle de la diversité culturelle.
18Dans un monde ouvert, transparent, interactif, où personne ne se comprend mieux, ni ne se respecte, il est indispensable de penser un modèle de cohabitation le moins violent possible. La diversité culturelle est un fait indépassable et omniprésent. Autant au niveau des modèles cognitifs que des connaissances, des relations humaines ou de la société. Ce monde ouvert peut en effet devenir de plus en plus violent. Penser la question de l’altérité liée à l’incommunication est donc indispensable. Cette découverte de l’indépassable incommunication peut être paradoxalement un atout pour penser le xxie siècle où toutes les différences s’affichent et où il faut bien arriver à éviter la guerre et essayer de cohabiter.
19Autrement dit, l’information et la communication, qu’il ne faut jamais séparer, se retrouvent aussi au cœur des enjeux scientifiques, techniques, politiques et culturels du xxie siècle. Donc au cœur des recherches et des savoirs, 80 ans après la naissance du CNRS et 40 ans après le début des recherches sur les rapports entre information, communication, culture et connaissance. D’ailleurs, les questions posées par l’essor de l’interdisciplinarité illustrent ces questions d’incommunication, de négociation et de cohabitation. L’information et la communication sont, avec leurs différences et leurs contradictions, au cœur des connaissances et de l’interdisciplinarité, c’est-à-dire des conditions de coopération entre des disciplines et des savoirs différents. Là aussi, on retrouve l’importance de l’incommunication et la nécessité de la négociation. D’ailleurs, le sous-titre de la revue Hermès (« Communication, Cognition, Politique ») illustre bien cette nouvelle réalité. Le monde de la connaissance doit garder son autonomie tout en étant en interaction avec la communication et la société.