1Les stéréotypes sont considérés dans la communication traditionnelle comme des duplications à l’infini d’un même objet (Seurrat, 2010, p. 109), des simplifications exagérées (Perrefort, 1996, p 40), des généralisations qui uniformisent et catégorisent (Leyens, Paladino et Demoulin, 1999), des répétitions qui finissent par se figer (Charaudeau, 2007), irréelles en ce sens qu’elles représentent une déformation de la réalité (Ibid.)… Cela n’est pas aussi évident dans le dessin de presse car s’il est vrai que les stéréotypes restent des raccourcis, simplificateurs et parfois simplistes, ils sont indispensables quand il s’agit de caricatures, et ne sont aucunement rigides ou répétitifs parce qu’ils se transforment selon les aléas et peuvent prendre des postures différentes en fonction de la situation et du message qu’ils sont censés transmettre. Et c’est justement « en raison de leur force simplificatrice et réductrice, qu’ils jouent un rôle sémantique important dans les échanges » (Perrefort, 1996, p. 140). Nous pouvons alors parler de stéréotypage ou « techniques qui associent aux catégories évoquées, des activités, ou […] des scénarios socioculturels collectifs » (Ibid., p. 142).
2Les stéréotypes dans la caricature sont tout simplement un moyen de représentation iconographique d’un groupe humain bien défini dans l’espace et le temps – et en général qui se reconnaît comme tel – ou la personnalisation d’un objet tout aussi réel, mais non vivant, comme un État, un système politique, une idéologie, un phénomène naturel ou fantasmagorique, etc. Dans les deux cas, il est difficilement concevable de les dessiner sans prendre pour base un cliché socioculturel ou sociopolitique qui les définit, ou du moins les illustre communément sur la base de trois variables essentielles : représentations sociales, représentations médiatiques, et comportements sociaux (Seurrat, 2010, p. 107). Il faut par ailleurs ajouter à ces indices socioculturels des dimensions socioéconomiques et politico-historiques qui influent indéniablement sur la représentation de « l’autre » et donc sur la forme du stéréotype dont on l’affuble – ou sa mise en situation – sur fond de contentieux réciproques. Cette image n’est donc pas immuable et peut changer en fonction du temps, d’un vécu, ou des conditions particulières qui modifient sa représentation. Dans ce cas, nous pouvons parler de stéréotypes modulables ou évolutifs. Modulables parce qu’ils se métamorphosent en fonction du signifié, et évolutifs par la transformation de leur signifiant.
3Cette « modulabilité » doublée d’une matérialisation imagière dans un objet ou un personnage, nous amène à considérer hypothétiquement que le stéréotype dans le dessin de presse, ou la caricature, peut être assimilé dans le jargon contemporain lié au numérique à un « avatar », dans le sens d’un « Personnage virtuel que l’utilisateur d’un ordinateur choisit pour le représenter graphiquement » (Le Larousse). C’est par le biais de cette représentation virtuelle de l’autre, dans la peau duquel un individu ou un groupe se projette volontairement ou est projeté spontanément, que « la communication s’établit souvent entre ces représentants artificiellement construits des personnes, sorte d’avatars issus des représentations que chacun élabore de l’autre » (Le Jamtel, 2012). Reste à savoir si cette manifestation ou image de l’autre est indéniablement discriminatoire.
Variations autour d’Uncle Sam
4Pour illustrer cet essai, nous allons prendre comme cas d’étude la représentation iconique à la fois d’un pays, d’un peuple et d’un système politique, à savoir les États-Unis d’Amérique : une « nation-continent » qui s’est propulsée au sommet du monde contemporain, devenant l’épicentre économique, politique, technologique et communicationnel du globe. À la fois juges et partie, justiciers, les États-Unis sont perçus de façon controversée par les nations du monde selon la communauté des intérêts ou les inimitiés réciproques, sentiments qui sont variables et deviennent parfois antinomiques en fonction de la situation ou des événements. D’où l’intérêt de cet exemple précis, qui ne peut être représenté que par un stéréotype ou un avatar.
5Les États-Unis sont toujours représentés dans de nombreux pays, dont le Liban, par le stéréotype de l’oncle Sam, ou Uncle Sam, appellation remontant au début du xixe siècle inspirée par la légende de Sam Wilson, fournisseur officiel de viande lors de la guerre entre les États-Unis et l’Angleterre, et qui marquait les tonneaux d’approvisionnement de l’armée de son nom suivi de US. Au-delà de la légende, la première apparition d’Uncle Sam dans la presse remonte à 1813 et va s’ancrer dans la mémoire collective américaine, puis mondiale. Cette appellation est d’autant plus caractérisante et représentative de la nation que ses initiales, « US », ramènent à United States. Mais la personnification d’une entité par une figure humaine a subi beaucoup de variations avant de se fixer dans la très célèbre affiche de la campagne de mobilisation militaire lors de la Première Guerre mondiale (dessin 1). Dans cette affiche, Uncle Sam prend un air très sévère pour marquer l’importance et l’urgence de la cause. Il pointe du doigt l’observateur et lui dit « Je te veux » (dans le sens de : j’ai besoin de toi), et c’est le « Je » qui marque la différence et en fait l’avatar de la nation.
6Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce cas, c’est qu’Uncle Sam est un pur produit de la communication et projette l’image d’une personne humaine : un sexagénaire aux cheveux blancs tombant sur les épaules, à la longue barbichette, et portant un haut-de-forme serti d’étoiles qui rappelle le drapeau américain. Le personnage en question a des traits qui évoquent le président Abraham Lincoln, père et héros de la nation. Cela, ajouté au fait que ce stéréotype est né et s’est développé durant deux grandes guerres, en fait un symbole de la puissance des États-Unis. De plus, aux « préjugés de l’ordre affectif » (Seurrat, 2010, p. 112) s’ajoutent des signes qui combinent l’idée d’un oncle bienveillant et l’image d’un président adulé. L’intérêt est d’autant plus grand que cet avatar a été inventé par les Américains eux-mêmes ; par conséquent ils le reconnaissent – ou l’ont conçu – comme étant une incarnation de leur nation, une représentation de leur « être ». Le reprendre pour symboliser les États-Unis ne relève donc pas du péjoratif, ou du discriminatoire, dans l’absolu. Cela dit, vu que le signifiant revêt une forme humaine, il est fort possible que le signifié relève de la critique, voire de l’outrage selon le message qu’il porte ou la symbolique dont il est affublé. Pour le montrer, nous avons choisi des dessins publiés par un hebdomadaire satirique libanais, le Addabbour (créé en 1922), partant du principe que le Liban, un pays entre deux mondes (Orient et Occident), n’avait aucun contentieux historique avec les États-Unis avant la guerre mondiale – et donc, malgré sa politique éditoriale antinazie, était neutre quant à l’intervention américaine en Europe durant les deux guerres mondiales. De plus, pour trouver des messages clairs et significatifs qui nous permettent d’observer les aspects iconiques et symboliques, nous avons choisi des périodes qui ont compté à la fois dans l’histoire des États-Unis et du monde, induisant des changements géopolitiques majeurs : la Seconde Guerre mondiale et l’attaque du 11 septembre 2001.
7Le dessin n° 2, daté du 2 octobre 1941, deux mois avant l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, aborde le rapport controversé entre les États-Unis et le Japon. Uncle Sam est en redingote aux couleurs du drapeau américain, assis en tailleur, le cigare à la main, subjugué par une Japonaise sous forme de nymphe – ou Geisha – qui joue la séduction tout en préparant le sabre pour lui trancher la tête. Indépendamment de l’analyse pertinente de l’auteur, qui voit clairement le danger imminent sous forme de guet-apens, l’avatar d’Uncle Sam est le même que celui de l’affiche éditée quelques décennies plus tôt par les autorités américaines lors de la Première Guerre mondiale, à la différence près qu’il porte des lunettes, signe qui lie le signifiant au président américain de l’époque Theodore Roosevelt. Le personnage est perçu comme innocent, voire candide, et ne se rend pas compte du danger qui le guette, alors que l’avatar japonais est une « geisha » perfide.
8Dans le dessin n° 3, datant du 1er mars 1943, Uncle Sam est toujours représenté par le même avatar que celui de l’affiche de la Première Guerre mondiale, mais la mise en situation est totalement différente : il n’est plus en redingote mais en vêtements de compétition sportive – plus précisément en boxeur – portant le fameux haut-de-forme aux couleurs du drapeau américain. La scène se situe dans le désert tunisien, il est représenté comme un géant bien campé sur des jambes musclées, alors qu’Hitler et Mussolini ne lui arrivent pas au genou. L’homme est combatif et affiche un sourire narquois qui laisse dire qu’il maîtrise totalement la situation et qu’il est en phase de terrasser ses deux adversaires.
9Dans le dessin n° 4, daté du 14 septembre 2001, trois jours après l’attaque terroriste du 11 septembre qui a détruit les Twin Towers de New York, l’avatar est toujours le même personnage, qui n’a pas changé avec le temps. Il prend pour cette situation à la fois l’image d’un champion bien musclé et celle d’un géant, mais cette fois c’est le « géant aux pieds d’argile » qui peut s’écrouler à tout moment, comme les tours. Uncle Sam, qui porte toujours le haut-de-forme, n’est pas aussi élégant que d’habitude et prend un faux air de puissance. On peut sentir à la fois de l’inquiétude et de l’incertitude dans ses yeux.
Métamorphoses de l’avatar
10Ces trois caricatures expriment bien la métamorphose de l’avatar en fonction de la situation dans laquelle il se trouve et du message que le dessinateur ou le média veulent transmettre. Si le visage du personnage reste le même, à quelques détails près, son caractère et son comportement changent dans chacun des trois dessins. Au début de la guerre mondiale, il est perçu comme un homme bon et candide au point d’être décapité sans le savoir ; vers la fin de la guerre, c’est un champion aguerri ; et quelques décennies plus tard, le champion n’est plus si puissant, c’est un colosse fragile et apeuré. Pourtant la situation des États-Unis n’a entre-temps pas changé à l’échelle globale : c’est toujours la plus grande puissance du monde. Ce qui a changé, c’est le rapport à cette puissance sur la base de contentieux sociopolitiques, socioculturels et économiques. Entre l’image 3 et l’image 4, les fluctuations dans la perception des États-Unis au Liban sont énormes et varient en fonction des interventions de Washington dans la politique régionale, l’avènement d’Israël, les guerres et migrations souvent imputées au géant américain, des appétences économiques et stratégiques liées au pétrole, de la subdivision du monde lors de la guerre froide, etc. Toutes ces variables ont changé drastiquement l’image des États-Unis au sein des populations à travers le monde : parfois adulé, souvent haï et accusé de tous les maux, l’avatar qui reflète ce pays tout-puissant a été simultanément dessiné comme un dieu rédempteur et un diable dévastateur dont on brûle les effigies sur les places publiques. Faut-il pour autant considérer que l’utilisation de cet avatar est en elle-même discriminatoire ?
11Ordinairement, le stéréotype, ou l’avatar, dessiné dévalorise nécessairement le représenté ou les symbolisés puisqu’il en fige certains signes distinctifs « ancrés dans une conscience collective et liés à une représentation collective de l’environnement social » (Berting, 2001, p. 43) aux dépens d’autres, et ce ne sont pas nécessairement les signes les plus valorisants. Tout comme pour la caricature, ce sont les exagérations des traits principaux ou des idées reçues qui sont mises en relief ; cela diminue inévitablement et ne plaît souvent pas au concerné, qui ne les a pas forcément créés ou acceptés – contrairement à Uncle Sam. Il est vrai que certains stéréotypes d’un type ou d’un groupe humain utilisés dans le dessin de presse ont une consonance ségrégationniste, comme la représentation des juifs par un nez crochu et affublés d’un chapeau rond, ou l’arabe barbu qui aborde le même nez et habillé en nomade. Le Japonais, lui, n’a pas de nez crochu mais un bandeau sur la tête et brandit un sabre, la Japonaise est résumée par une geisha, le Chinois aborde toujours un sourire béat et souvent une toque de mandarin, l’Allemand un short-salopette, le Français un béret, l’Anglais un chapeau melon et un parapluie, la Hollandaise est potelée et porte une toque et des sabots de bois, l’Algérien a les cheveux noirs bouclés, il est mal rasé et porte une casquette. Ces attributions, souvent gratuites, ne reflètent pas une réalité mais appartiennent à « une banalité agissante certes, mais parfois terriblement efficace de l’opinion, toujours commune et, à ce titre, nécessaire pour que ce monde soit lui-même commun » (Chevé, 2001, p. 202). D’autres représentations qui relèvent du stéréotype, sont elles liées à l’environnement, par exemple : l’Australien est un kangourou, l’Arabe est un chameau, l’Amérindien a une plume plantée dans la tête, etc. Autant de signes distinctifs qui ne le sont pas, mais ne veulent pas nécessairement dire que leur utilisation relève du racisme ou du ségrégationnisme ; ce sont des « attributs physiques et vestimentaires qui conduisent à une catégorisation de la personne comme représentante prototypique […] ils sont indispensables pour la reconstruction des processus d’intercompréhension » (Perrefort, 1996, p. 141). C’est la situation dans laquelle est mis cet avatar qui prend des tournures discriminatoires en fonction du message porté, car « la construction d’une image matérielle a été pensée comme une manière de prolonger la capacité de l’esprit. L’image matérielle viendrait donner consistance à l’image mentale qui serait elle-même la trace d’une réalité qui n’est plus » (Tisseron, 2012) ou qui n’a jamais été et relève des fantasmes ou « d’un imaginaire social à dimensions variables » (Charaudeau, 2007). C’est par l’intentionnalité d’une contextualisation, ou scénarisation, qu’il y a construction de sens dans la caricature, et c’est là qu’il faut chercher les frontières entre critique et discrimination.
12La limite entre critique et discrimination ou outrage est en fait relative. La grande polémique autour des « caricatures du prophète » a permis aux extrémistes, dans certains pays dont le Liban, de mettre en accusation le dessin de presse à chaque fois que cela le permet, profitant de la polysémie de l’image pour réinterpréter vicieusement le message et accuser le dessinateur ou le média de comploter ou de diffamer, ce qui le met en danger. Dans ce cadre, les stéréotypes communément et anciennement utilisés seraient peut-être un des moyens possibles pour contourner ces allégations fallacieuses. Mais cela ne suffit pas, car le message ne se limite pas à la configuration de l’avatar mais aussi et surtout à sa mise en contexte dans le dessin !
13« Ce ne sont donc pas les stéréotypes qu’il faut condamner mais leur utilisation pour juger ou dévaloriser autrui » (Leyens, Paladino et Demoulin, 1999). En définitive, dans la caricature, les stéréotypes sont des médiations sans lesquelles la communication se complexifie et « aucune identité ne se construit ni ne se conçoit » (Chevé, 2001, p. 202). Ce sont les conceptions issues d’un imaginaire collectif et émanant de la diversité humaine ; des « marqueurs d’identité et d’altérité » (Perrefort, 1996, p. 141) en quelque sorte. Tant qu’il y aura un « Moi » et un « Autre », il y aura des stéréotypes, et ce n’est qu’avec l’avènement d’une globalisation « uniformisante » que les avatars actuels disparaîtront et deviendront des reliques historiques. À ce moment-là, l’humain sera représenté partout de la même manière, et peut-être pas sous une forme humaine. Ce sera alors, comme pour l’architecture, la fin de la spécificité des lieux et des peuples et la genèse de l’homme universel stéréotypé.
Références bibliographiques
- Berting, J., « Identités collectives et image de l’autre », Hermès, n° 30, 2001, p. 41-58.
- Charaudeau, P., « Les stéréotypes, c’est bien. Les imaginaires, c’est mieux », in Boyer, H. (dir.), Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène, Paris, L’Harmattan, 2007. En ligne sur : <www.patrick-charaudeau.com/Les-stereotypes-c-est-bien-Les.html>, page consultée le 14/03/2019.
- Chevé, D., « Les stéréotypes, entre opinion et posture critique », Hermès, n° 30, 2001, p. 201-206
- Garambois, M., « Chut ! Faire taire les stéréotypes ? Métiers en révolution », BBF [en ligne], n° 13, 2017. En ligne sur : <bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2017-13-0128-018>, page consultée le 14/03/2019.
- Le Jamtel, C., « Psychologie de l’avatar avatar de la psychologie ? », Le journal des psychologues, n° 301, 2012, p. 20-24.
- Leyens, J.-P., Paladino, P. M. et Demoulin, S., « Peut-on vivre sans stéréotypes sur autrui ? », Sciences humaines, 1999, p. 26-29.
- Oesch-Serra, C. et Py, B., « Dynamique des représentations dans des situations de migration. Étude de quelques stéréotypes », Bulletin CILA, n° 57, 1993, p. 71-83.
- Perrefort, M., « Formes et fonctions du stéréotype dans des interactions en situations de contact », Acquisition et interaction en langue étrangère, n° 7, 1996, p. 139-154. En ligne sur : <journals.openedition.org/aile/4917>, page consultée le 14/03/2019.
- Seurrat, A., « Déconstruire les stéréotypes pour “lutter contre les discriminations” ? », Communication et langages, n° 165, 2010, p. 107-118.
- Tisseron, S., Rêver, fantasmer, virtualiser, Paris, Dunod, coll. « Psychismes », 2012.
Mots-clés éditeurs : États-Unis, presse satirique, médiation, critique, symbole, avatar, discrimination, catégorisation, stéréotype, caricatures, représentation iconique, Uncle Sam, image, communication, addabbour
Date de mise en ligne : 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0227