Couverture de HERM_082

Article de revue

Alexis Philonenko (1932-2018)

Philosophe en toute liberté

Pages 271 à 273

1Alexis Philonenko est mort à l’âge de 86 ans. Au Père-Lachaise, ce lundi 17 septembre 2018, les quelques amis présents autour de sa famille s’étonnaient de l’absence des universitaires qui furent les collègues de ce grand professeur, à Caen, à Rouen ou à Genève. Considéré comme l’un des plus grands commentateurs de Kant et de Fichte, A. Philonenko est demeuré sa vie durant un marginal, sinon un rebelle. Il aimait l’institution universitaire mais n’était guère payé de retour par ses membres. Lorsque je le rencontrai, en octobre 1968, je crus comprendre pourquoi : il était alors réputé « fasciste », parce qu’il affichait volontiers son refus de la démagogie, et même une certaine révérence pour de Gaulle et Raymond Aron. Il méprisait le laisser-aller des étudiants qui lui paraissait une offense faite aux idéaux d’arrachement à la nature en quoi consiste l’humanisme. Il n’avait aucune propension à soutenir ses collègues en lutte contre le mandarinat ou en butte, parfois, avec des étudiants plus à gauche qu’eux. Bref, jeune étudiant, on m’avait prévenu : Philonenko n’est politiquement pas fréquentable et il appartient encore au monde ancien, celui qui accordait la préséance au savoir plutôt qu’à la discussion. Je suivis néanmoins ses cours, avec passion : des cours prononcés d’une voix monotone, sans effet de manche, ponctués parfois d’anecdotes livrées par la biographie des philosophes ou, plus rarement, par quelques épisodes de son existence professionnelle. Dans le privé – et j’ai eu le privilège de quelques tête à tête –, il était plus ouvert à l’aveu : j’appris ainsi qu’il fut d’abord un grand sportif, promis à une carrière ou, du moins, au professorat d’éducation physique. Son domaine d’excellence était la natation, mais une maladie de peau ruina hélas ses ambitions et le rabattit sur la philosophie. Dès lors, il sembla se vivre sur le mode du remords, comme s’il avait manqué moralement au sport qui fut son premier amour. Il fut reçu premier à l’agrégation, se mit à enseigner l’histoire de la philosophie mais, dans le contre-point de son magistère, il pratiquait la boxe. J’ai souvenir d’une confidence faite au moment où il grimpait sur l’estrade d’un amphi, le bras gauche dans un bandage blanc : la veille, m’expliqua-t-il, il avait frappé dur et s’était abîmé la main. Il y avait une fierté juvénile dans son regard et, dois-je le dire, quelque chose comme de l’ébriété… Alexis Philonenko n’était pas un homme serein et l’excès était parfois chez lui comme un anxiolytique. J’aimais cela en lui : ce mélange explosif d’érudition ascétique et de démesure presque fanfaronne. On comprend en tout cas qu’il ait mis mal à l’aise ses collègues bordés dans leur spécialité, attentifs à leur respectabilité, englués souvent dans le florentinisme des commissions et sous-commissions qui font et défont les carrières. Philonenko a longtemps brigué un poste à la Sorbonne : Paris IV lui a systématiquement fermé ses portes et préféré d’inoffensifs concurrents, dont l’histoire ne retient pas même l’ombre. Je crois que l’Université de Genève, le commerce avec George Steiner ou Paul Bénichou, lui fut tout de même une belle revanche.

2L’œuvre de Philonenko est époustouflante. Non seulement par son nombre de titres (une quarantaine de livres), mais surtout par son extension aux champs les plus contrastés (la philosophie antique et moderne, l’éducation, la guerre, le sport, la littérature slave, l’Europe, etc.). Ce n’était pas laxisme de sa part que cette divergence thématique et ce polygraphisme : ce grand lecteur de Goethe était bel et bien convaincu qu’il n’est pas d’autre façon de faire œuvre philosophique. J’ai souvenir d’une petite humiliation qu’il m’infligea dans mes premières années d’étudiant : je dus un jour quitter son cours sur Clausewitz avant la fin et entrepris de sortir discrètement, quand il s’interrompit et m’interpella : « on ne devient pas philosophe en se bornant à étudier Platon ou Kant, Monsieur, la guerre est un objet de réflexion tout aussi important ! » J’ai retenu la leçon et n’ai plus jamais enfermé la philosophie dans les frontières académiques.

3Philonenko restera comme ce formidable lecteur de Fichte, philosophe malmené par les commentateurs précédents qui ne virent en lui qu’un hégélien avant l’heure, empêtré dans des problèmes que Kant n’avait pu résoudre. Avec lui, il apparut comme le penseur de l’intersubjectivité, celui qui affronte la question de l’existence d’autrui et qui identifie dans le droit la clé de compréhension de la communauté humaine. Rétroactivement, la lecture de Kant reçoit avec Fichte un éclairage nouveau et elle peut être objectée aux ambitions de Hegel de constituer un système du Savoir absolu. Dans les années 1975, un Collège de philosophie que nous fûmes quelques-uns à créer et animer (Luc Ferry, Alain Renaut, Heinz Wisman, Paul-Laurent Assoun et moi-même, entre autres), s’attacha à déchiffrer la philosophie moderne et contemporaine en faisant jouer l’opposition de la critique (kantienne) et du système (hégélien) comme une clé de compréhension. Le commentaire de Fichte que nous fournit Philonenko eut dans ce contexte une énorme importance et donnait sa matière à nos séminaires. J’aime à lire aujourd’hui la formulation très fichtéenne qu’Alain Renaut donna à l’expression de sa reconnaissance envers ce grand professeur : « Dire qu’il a aidé à l’accomplissement de notre travail ne serait pas le mot juste : le véritable maître n’aide pas, mais c’est par l’activité objective du maître que celui qui apprend est déterminé à l’activité. Là se situe la vraie générosité. Telle est, en tout cas, notre gratitude » (présentation de la traduction de Fondements des droits naturels selon les principes de la Doctrine de la science, Paris, Presses universitaires de France, 1984, p. 13).

4Je ne saurais achever cet hommage à celui qui nourrit mes années de formation philosophique sans évoquer « la part maudite » de son œuvre : celle qui concerne la boxe, la figure de Mohamed Ali, et surtout l’histoire des grands tueurs, de Caïn à Landru. Soit on la comprend comme l’expression d’un jardin secret qui excède la philosophie, soit on l’intègre comme une pièce nécessaire à la cohérence d’une pensée qui a refusé de se dérober à elle-même. C’est à l’évidence la seconde voie qu’il faut emprunter pour restituer l’économie de l’œuvre. Philonenko n’a pas éprouvé le besoin de justifier par le menu son excursion hors des sentiers battus de la philosophie universitaire : les ouvrages sur le sport ? La réponse à un défi jeté par Jean-Luc Marion, éditeur à ses heures mais surtout académicien spécialiste de Descartes et de… Tintin. Le livre sur la boxe ? L’hommage tout humaniste rendu à ces hommes qui vont au-delà de leurs limites naturelles et qui se surpassent quoi qu’il en coûte. Le livre intitulé Tueurs. Figures du meurtre (éditions Bartillat, 1999), dont la fille d’Alexis Philonenko dit publiquement, au Père-Lachaise, qu’il avait enfin jeté pour elle une lumière sur l’œuvre de son père ? Une tentative pour comprendre l’incompréhensible : le fait qu’une personnalité puisse se construire, moyennant la destruction d’une autre personne. Plus techniquement exprimé : le fait que la finitude en l’homme le contraigne à relever à la fois d’un ordre intelligible et d’un ordre sensible, la révélation que « l’acte de tuer est ce nœud où s’entrecroisent dans un abîme permanent la logique de l’être et celle de l’avoir » (p. 8). Kant avec Dostoïevski, si l’on veut, pour toucher l’humain en son plus profond.

5Chez Philonenko, l’exigence philosophique était décidément sans limites.


Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0271

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