Couverture de HERM_082

Article de revue

Jacques Higelin (1940-2018)

Saltimbanque shakespearien

Pages 261 à 264

1Dans les brouillards d’Elseneur, là où elle se meurt, comme dans la nuit de Champagne, avec ses faunes et farfadets, les spectres n’en finissent pas de tourmenter le monde. Comment le comprendre et par quels artifices théoriques interpréter la folie des hommes ?

2Jacques Higelin était un personnage shakespearien. Un Hamlet, d’abord, celui d’Elseneur, en déséquilibre constant mais dédié à la vérité, qui répond ceci à l’intellectuel lucide Horatio, l’intellectuel au sang froid : « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que dans toute votre philosophie ».

3Pas de quoi rassurer nos ambitions désuètes et la vacuité (parfois, toujours ?) de nos engagements théoriques mais le fait est là, têtu, que le poète et le danseur de corde auront toujours un temps d’avance sur ces aimables copistes que nous sommes. Hegel nous avait d’ailleurs déjà prévenus que la chouette de Minerve s’envolait au crépuscule…

4Higelin était poète et circassien. Comme le prince du Danemark. Pour servir la Vérité (cet autre nom de la Beauté, ceci est dans Rimbaud, cela est dans Higelin), l’Art est l’instrument idéal. En mode mineur, le plus souvent, pour mettre en forme et en harmonie la mélancolie. Ainsi de la représentation théâtrale dans la tragédie, du théâtre dans le théâtre, et des concerts de Jacques Higelin, sans limite, polyphoniques et baroques, caustiques et insolents. Ce n’est pas hasard, d’ailleurs, si la carrière d’Higelin débute avec le théâtre. Cours Simon à 16 ans, l’apprentissage durera toute sa vie. Apprentissage qui ira toujours l’amble avec le cinéma et la scène.

5Quiconque a tant soit peu travaillé sur les nécessaires communions humaines autant que suivi l’équilibriste au Cirque d’Hiver (un Conte ?) ou à Mogador (la forêt dans Le songe d’une nuit d’été ?) sait fort bien que les hommes se rassemblent dans l’espace et dans le temps, la communication et la transmission. Dans la chanson (ou la prière ou la foi) autant que dans la main tendue (ou le corps-à-corps). Sur scène comme dans les coulisses. Hermès ne nous contredira pas, celui que Platon a légendé, qui voyage sans cesse, dieu de la logistique et des transitions, mais également messager de la justice auprès des êtres humains.

6En haut ou en bas nous n’avons pas à choisir. À comprendre et compléter, sûrement. Pour que la fraternité s’instaure.

7Jacques Higelin était un saltimbanque, un bateleur messager tombé du ciel. Qui plus est un musicien affecté par toutes les musiques. Une série de séquences ponctue son itinéraire : la comédie musicale (avec Sidney Bechet – déjà le jazz) au lendemain de la guerre, des compositions pour d’autres, la chanson classique (avec Brigitte Fontaine et Areski Belkacem), le rock dans les années 1970, enfin une musique rassembleuse et métissée dans les temps qui suivent.

8Égrenons la liste des Rois : Henri Crolla, le grand guitariste et père spirituel, Jacques Prévert et Paul Grimault, Mouloudji et Yves Montand, Charles Trenet et Boris Vian. Et encore, et toujours, Léo Ferré. Tous frères d’armes pour une fraternité sans armes. Un paradis païen.

9Mais la vie de saltimbanque n’est pas simple. Ce qu’un poète peut nous donner, il doit le crier et le chanter. Le tordre également pour le retourner contre soi et contre les autres. Dans le grotesque et aux confins de la tragédie, comme l’écrivait un autre amateur de spectres et de diables en tous genres, Ambrose Bierce. Il en est ainsi du bouffon shakespearien, l’autre face de Jacques l’idéaliste.

10Quand l’ordre des valeurs est réduit en cendres, que l’individu numérisé vit solitaire et autocentré et que le bonheur marchand, qui n’est autre que le bonheur des pierres, est notre unique horizon, alors ne reste sur la scène de l’Histoire que le bouffon, le seul à même de dire la vérité.

11Jacques Higelin disait, chantait et répétait cela (notamment dans ses sublimes et touchantes Lettres d’amour d’un soldat de vingt ans) : « Pour que l’art ait raison d’exister, il faut qu’il serve la Vérité ». Ces lettres sont écrites pendant la guerre d’Algérie. Avant l’indépendance. Elles sont également précis d’Histoire et traité sur l’absurdité guerrière. Amor doloroso

12En 2015, la Philharmonie de Paris a rendu hommage à Jacques Higelin. Fatigué mais toujours juste, désespéré mais empathique, entouré de ses amis et de ses enfants, il a chanté. Et c’était beau et émouvant. En duo avec sa fille Izia, il a entonné La ballade pour Izia. Elle le suivit. Il la suivit. Ensemble, ils chantèrent. Sur son visage apparut un grand sourire. Le sourire d’un enfant derrière un rideau de larmes.

13Jacquot la tendresse.


Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0261

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions