Couverture de HERM_082

Article de revue

Le journalisme narratif à l’épreuve du réel. Vers une sociologie en actes

Pages 245 à 255

Notes

  • [1]
    Anna Miquel, « J’ai la preuve que Philippe de Dieuleveult a été assassiné », entretien avec Guillaume Leroy, Télé 2 semaines, 16 oct. 2008.
  • [2]
    Idem.

1Cet article part d’un constat : face à la montée en puissance des médias sociaux et du journalisme participatif, les professionnels de l’information ont dû se recentrer sur leur cœur de métier et développer des manières différentes de traiter l’actualité. Ils ont été contraints d’inventer des formes expérimentales de publication – les mooks – pour mettre en récit l’information et la rendre vivante. En quoi le journalisme narratif renouvelle-t-il les liens entre la sociologie et le journalisme en mettant en œuvre une méthode scientifique de saisie du réel ?

2Je commencerai par définir ce qu’est le journalisme narratif et en quoi il s’appuie sur des méthodes d’observation, d’interprétation et de restitution du réel se rapprochant de celles des sciences humaines et sociales. Il convient néanmoins de préciser d’emblée que si les liens entre la sociologie et le journalisme sont régulièrement mobilisés et interrogés par les journalistes, il existe pourtant des pratiques journalistiques qui se situent à mille lieues des aspirations littéraires du journalisme narratif. Le journalisme de précision incarné par Philip Meyer (2002 [1973]) aux États-Unis prône l’intégration des outils informatiques et des statistiques dans les pratiques journalistiques. C’est qu’il déclare dans la préface de la quatrième édition de son ouvrage en 2002 :

3

There was a time when all you need was dedication to truth, plenty of energy, and some talent for writing. You still need these things but they are no longer sufficient. The word has become so complicated, the growth of available information so explosive, that the journalist needs to be a filter, as a transmitter ; an organizer and interpreter, as well as one who gathers and delivers facts. […] In short, a journalist has to be a database manager, a data processor, and a data analys.
(Meyer, 2002, p. 1)

4Cette forme de journalisme à vocation scientifique qui aboutira au journalisme de données s’oppose au nouveau journalisme, qui privilégie à l’inverse une forme narrative massivement empruntée à la fiction.

5Je procéderai ensuite à une interprétation de propos en communication à partir de deux articles de la revue XXI afin de souligner non pas la manière dont les journalistes s’emparent du réel, mais dont ils la mettent en récit.

Le journalisme narratif à la lueur des sciences sociales

6Plus qu’un simple vecteur d’information, le journalisme est devenu une pratique culturelle à part entière qui a constamment cherché à étendre son domaine d’expertise et sa zone d’influence.

7Des journalistes se sont progressivement mis à raconter des histoires pour adoucir la sécheresse de certaines descriptions du réel. Cependant, même si des tendances communes existent entre le journalisme narratif et les recherches sociologiques, une analyse ample et fouillée serait nécessaire pour déterminer en quoi le journalisme narratif serait sous-tendu par une visée épistémologique plus forte ou plus authentique que celle du reportage classique. Un point mérite d’être souligné : la présence des méthodes de recueil de données sociologiques dans la plupart des discours de journalistes sur leur métier, ainsi que dans l’ensemble des manuels enseignant les techniques d’écriture journalistique. Ce constat est en revanche à nuancer quant à la dimension narrative et au rapport assumé à une certaine subjectivité.

8Ces précisions étant effectuées, je propose de définir le journalisme narratif comme une catégorie scientifique observable à part entière, voire, pour paraphraser Marcel Mauss, comme un objet scientifique total. Il s’agit d’un mode journalistique narratif dont les ressorts ne sont pas forcément très éloignés de ceux du storytelling que Christian Salmon (2007, p. 7) définit comme « l’art de raconter les histoires » à des fins persuasives, mercantiles, électoralistes ou, dans le cas présent, informatives. En définitive, le journalisme narratif est une forme de storytelling visant à mettre en scène l’information pour la rendre plus attrayante et intéressante. Il n’y a qu’une seule différence palpable entre le journalisme narratif et le storytelling, c’est leur visée profondément antagonique : si le second est souvent synonyme de manipulation et de coercition, le premier n’aspire qu’à délivrer des informations fiables dûment validées et authentifiées. Là où le journalisme n’aspire à servir que la vérité – comme en atteste la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes (Munich, 1971) –, le storytelling poursuit un objectif moins avouable de contrôle d’autrui et d’orientation de ses actions.

9Consciente des différences entre ces deux formes de narration, la chercheuse belge Marie Vanoost (2013, p. 147) justifie l’emploi de l’expression journalisme narratif de la manière suivante :

10

Journalisme parce que notre intérêt se porte uniquement sur des textes qui revendiquent un caractère informatif et sont publiés dans des médias d’information. Narratif […] parce qu’il s’agit du qualificatif employé par les acteurs eux-mêmes […] et [qu’il] possède le meilleur capital descriptif par rapport au phénomène étudié, sans porter de charge symbolique trop marquée – il ne présente pas le caractère « présomptueux », ou du moins potentiellement polémique, de l’adjectif littéraire.

11Les narrations journalistiques sont des écrans qui se glissent entre la réalité et sa représentation et apportent « un contrepoint à la nudité et la crudité de la réalité » (Vanoost, 2013). C’est à partir de cette nécessité de regarder le réel à travers le filtre de la fiction qu’une forme spécifique de journalisme a vu le jour, le journalisme narratif, qui existe lorsque « six critères […] sont réunis : une succession d’événements, une unité thématique, des prédicats transformés […], un procès (c’est-à-dire une action qui forme un tout, comprenant un début, un nœud et un dénouement), une causalité narrative qui excède l’enchaînement chronologique, une évaluation finale configurante » (Lits, 2008, p. 73). Le journalisme narratif engendre des récits hybrides à la croisée du journalisme et de la littérature, et s’inscrit dans la filiation du grand reportage francophone et du narrative journalism américain. Aux États-Unis, le journalisme narratif se définit comme « the genre that takes the techniques of fiction and applies them to nonfiction. The narrative form requires deep and sophisticated reporting, an appreciation for storytelling, a departure from the structural conventions of daily news, and an imaginative use of language » (Nieman Foundation, cité in Vanoost, 2013, p. 145).

12Cette définition a le grand mérite de mettre l’accent sur l’utilisation de certaines techniques empruntées au récit littéraire dans le cadre des pratiques d’écriture journalistiques, mais aussi sur l’importance du long travail d’enquête préalable pour parvenir à la forme narrative la plus aboutie. Mark Kramer (cité par Marie Vanoost, 2013a, p. 148-149) donne à lire une définition en six points du récit dans le modèle journalistique narratif :

13

At a minimum, narrative denotes writing with a) set scenes, b) characters, c) action that unfolds over time, d) the interpretable voice of a teller, a narrator with a somewhat discernable personality, e) some sense of relationship to the reader/viewer/listener, and f) all arrayed to lead the audience toward a point or realization or destination.

14Le récit, dans le cadre du journalisme narratif, utilise des techniques issues de la littérature pour se faire l’écho d’une histoire factuelle dans laquelle des personnages se déplacent, vivent, pensent, parlent et interagissent dans un cadre spatial et temporel clairement déterminé. La mise en récit est orientée par une volonté manifeste de capter et stimuler l’intérêt de ces lecteurs, avec pour but de leur offrir une compréhension plus profonde du réel dans lequel ils vivent. À partir de cette mise en forme, l’auteur de l’article de journalisme narratif développe la connaissance qu’il a de son terrain. Ce faisant, le journaliste manifeste une certaine virtuosité technique et une habileté à maîtriser les méthodes de recueil de données, tout comme le font les chercheurs en sciences humaines et sociales.

15Pour le journaliste narratif, l’information est à la fois un objectif et un objet de recherche en tant que tel. Le journaliste recherche l’information, matière première indispensable à l’exercice de son métier en même temps qu’il développe une réflexion critique sur cette matière et sur sa profession. Tout article de journalisme narratif constitue donc une recherche de l’expression la plus juste, de l’information la plus authentique, de la forme la plus adaptée pour servir le meilleur fond. En un mot, tout article de journalisme narratif porte en germe un méta-journalisme narratif, un journalisme narratif réfléchissant sur lui-même.

16Le chercheur en sciences de l’information et de la communication (SIC), développant des travaux sur les médias en général et le journalisme narratif en particulier ne fait pas autre chose lorsqu’il s’intéresse à ce type particulier de discours. Philippe Marion (1997, p. 62-63) souligne d’ailleurs l’intérêt « d’intégrer l’analyse des récits dans le contexte de la communication narrative. Car le récit n’est ni un énoncé inerte, ni une “fabula” désincarnée. Il doit aussi être envisagé dans son aptitude communicationnelle, dans la relation que sollicite son énonciation. Si la narratologie porte sur des récits, elle se doit surtout d’examiner la narration en tant que passage à l’acte. En tant que pragmatique relationnelle. »

17Le journalisme narratif, en tant que discours spécifique, est un objet de recherche aux vertus heuristiques avérées pour les recherches en SIC. Tout discours étant nécessairement situé socialement, il relève de plein droit du champ épistémologique d’analyse des SIC qui ont vocation à traiter aussi bien des médias que des médiations. Le journalisme narratif est une médiation – entre des données et un auditoire – consistant à mettre à la disposition du public une information fouillée et authentifiée. Il interroge l’ensemble de la médiasphère (Debray) nommée communication. Médias, communication et communication politique interrogent le social et ce qui en constitue le dénominateur commun : le langage, outil de communi(cati)on. C’est dans cette perspective que le journalisme narratif procède entièrement de ce que Jean Charron et Jean de Bonville (1996) ont défini comme étant du « journalisme de communication ». Michel Mathien explique que le journalisme de communication se place dans le cadre général du modèle linguistique de la communication qui intègre les fonctions émotive, connotative, référentielle, poétique, phatique ou de contact et métalinguistique. Il englobe « tout ce qui touche à la transmission, à la présentation et à la “forme” de l’information au sens où l’on parlait autrefois de la Gestalt » (Mathien, 2001, p. 108). La principale vertu heuristique du concept de « journalisme de communication », c’est sa capacité à s’inscrire en faux contre le « journalisme d’information » et sa prétention épistémologique autoproclamée. L’intérêt de lire le journalisme narratif à la lueur de ce modèle réside précisément dans la part centrale qu’il accorde à la subjectivité. C’est en cela que journalisme narratif et sciences humaines se questionnent l’un l’autre dans une double dimension spéculaire et critique. Assimilant un peu vite communication à manipulation, Michel Mathien conclut que le paradigme du journalisme de communication (appliqué au journalisme narratif) ne donne lieu à aucune connaissance sociologique fiable. Le journalisme narratif – par les longues enquêtes fouillées dont il contribue à imposer le modèle dans l’écosystème médiatique contemporain – produit du savoir et de la connaissance, mais qui ne sont tout de même pas de nature scientifique ; il serait excessif de le penser, tant les différences affleurent sous les similitudes de surface.

18Si le journalisme narratif ne produit pas de savoir scientifique à proprement parler, il contribue néanmoins à acquérir, à produire et à transmettre des connaissances solides et dûment validées sur l’état du monde contemporain. Bertand Labasse (2015) rappelle fort justement que le cadre scientifique produit non pas de la vérité mais de la « vérité scientifique » qui tire sa validité d’un système de normes internes. Il en va autrement pour le journalisme – fût-il narratif – qui « se présente comme une pratique dépourvue de la nécessité de confronter le réel à un socle préalable de connaissances sectorielles : c’est un métier où la lecture ne précède pas l’écriture » (Ibid.). Le journalisme narratif ne produit pas de connaissance savante car il ne repose pas sur des critères scientifiques partagés par toute une communauté. Cependant, s’intéresser aux conditions de transmission et de présentation de l’information permet de produire une connaissance fine d’une société par le biais des articles journalistiques qu’elle est capable de produire.

19Journalisme narratif et sciences humaines et sociales poursuivent le même objectif : donner à lire et à comprendre le monde qui les entoure, les phénomènes sociétaux et communicationnels. Leurs finalités diffèrent moins que leur public cible : d’un côté le citoyen lambda, de l’autre le monde de la recherche universitaire en sciences humaines et au premier chef de la sociologie des médias et des SIC.

20Lorsque l’un des pionniers de l’École de Chicago, Robert Ezra Park (2008, p. 36), journaliste chevronné devenu assez tardivement sociologue, écrit que « la connaissance de terrain ne remplace pas des enquêtes plus structurées et plus systématiques, mais elle en constitue le point de départ », il souligne que tout journaliste doit d’abord vivre et expérimenter l’actualité par l’intermédiaire de l’enquête avant de la retranscrire et de la narrer dans un article structuré avec soin et captivant pour un lecteur même non connaisseur du domaine abordé par l’article. Dans un texte intitulé « De l’information comme forme de connaissance », il écrit :

21

le rapport entre un événement et ce qui l’a précédé reste l’affaire de l’historien, tandis que le soin d’évaluer son poids dans la détermination de l’avenir pourrait sans doute être laissé à la science politique – c’est-à-dire la sociologie ou à une autre branche des sciences sociales qui, par des études comparées, s’emploient à dégager des constatations suffisamment générales pour y étayer des hypothèses ou des prédictions. L’information, en tant que forme de connaissance, ne s’intéresse ni au passé ni à l’avenir, mais plutôt au présent. On pourrait dire que l’information n’existe que dans ce présent.
(Ibid., p. 75)

22Robert Ezra Park établit un parallèle entre sa conception du journalisme comme dispositif heuristique produisant de la connaissance et les sciences humaines et sociales comme l’histoire, la sociologie et la science politique. L’accumulation de savoir et de détails par un journaliste au cours d’un long travail d’enquête présente de nombreuses similitudes avec les méthodologies de recueil de données en usage au sein des sciences humaines et de l’anthropologie et de la sociologie au premier chef. L’information n’est pas la simple résultante d’un travail d’investigation, elle constitue surtout un prisme interprétatif donnant à lire sous un angle nouveau des phénomènes quelquefois déjà bien délimités et des pratiques sociales par ailleurs relativement explorées et défrichées.

23D’après l’ancien rédacteur en chef du Monde et cofondateur de Mediapart Edwy Plenel (in Park, 2008, p. 10) :

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Un sociologue est tout simplement un reporter plus scientifique, plus précis, plus responsable. Du reporter au chercheur, la pratique du journalisme est ici entendue comme un modèle d’immersion dans le terrain, une façon de s’impliquer et de se confronter au sujet, de ne pas tenir la réalité à distance, mais de la prendre à bras-le-corps – ce qu’il nommera la méthode du depth reporting.

25Il y a une continuité évidente dans les travaux sociologiques de Robert Ezra Park et ses premiers articles journalistiques constituant la plupart du temps des enquêtes au long cours fouillées et développant une forme de connaissance exploitable partant d’un niveau empirique pour nourrir ensuite une esquisse de théorisation. La connaissance de terrain précède toujours la réflexion théorique et fournit un cadre épistémologique pertinent à des théorisations de nature sociologique.

26Une légère différence de méthode existe cependant entre le journaliste et le chercheur en sciences sociales : contrairement au chercheur, le journaliste « ne cherche qu’à rendre compte de chaque évènement au moment où il se produit et ne s’intéresse au passé et à l’avenir que dans la mesure où ils éclairent l’actualité » (Park, 2008, p. 75). Cependant, cette différence, ne parvient pas à masquer les similitudes entre deux domaines d’activité qui explorent un seul et même territoire avec des objectifs parfois différents. Établissant un parallèle intéressant entre les sciences humaines et sociales et le journalisme narratif, Robert Ezra Park affirme : « dès le début, je conçus le sociologue comme une sorte de super-reporter. […] Il devait rendre compte, avec un peu plus de précision et un peu plus de détachement que la moyenne, de […] ces tendances longues qui traduisent les vraies évolutions plutôt que les simples remous à la surface des choses » (Ibid., p. 38). Super-reporter, le sociologue s’efforce de produire les analyses les plus pertinentes de phénomènes sociétaux en leur accordant toute l’attention nécessaire et en mettant en place des méthodes de recueil de données fiables et vérifiables.

27Pour Park, la sociologie se développe sur le temps, et le journalisme a vocation à se saisir de l’actualité immédiate, ce qui impose des modalités de traitement différentes. Le journaliste ne peut analyser et décrire certains phénomènes qu’à partir d’une importante expérience acquise sur le terrain. S’il existe des pratiques quasiment similaires dans le travail d’enquête sociologique et journalistique, l’actualité journalistique, aussi « objective » soit-elle, dépend toujours d’une construction conceptuelle : elle procède d’une sélection de l’événement considéré comme important pour un public donné. Park souligne dès les années 1940, avec des talents certains de visionnaire, l’indépendance du journalisme (et plus particulièrement du journalisme narratif) par rapport aux sciences sociales qui ont accepté de formuler et d’étudier les questions sociales sous l’angle défini par des institutions. Là où le travail d’enquête sociologique subventionné prend la forme d’une simple collecte de faits, de données et de statistiques, l’enquête journalistique propose une véritable étude, en profondeur, des tenants et des aboutissants d’un phénomène sociétal, en s’appuyant sur l’intuition et en assumant une certaine forme de subjectivité. La familiarité avec les objets et les évènements observés et décrits constitue également un réel atout pour un auteur pratiquant le journalisme narratif. Il est cependant difficile de présenter comme scientifiques les étapes précédant l’enquête de terrain (choix du sujet, du terrain, conception du public, vision particulière du rôle du journaliste). Ces critères préalables à l’enquête de terrain demanderaient à être questionnés de façon plus approfondie.

28Robert Ezra Park a bâti ses travaux de sociologue à partir des enquêtes fouillées et minutieuses qu’il avait menées en tant que journaliste, revendiquant une subjectivité indissociable de la vision du monde que porte le journaliste et qu’il s’efforce de donner à voir et de mettre en forme. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, bien des années plus tard, une nouvelle génération de journalistes (réunis par Robert S. Boynton sous la bannière du New New Journalism) a élaboré un nouveau journalisme narratif assumant pleinement sa subjectivité, procédant beaucoup par immersion sur le terrain, dans le cadre d’enquêtes au long cours (durant parfois plusieurs années), avec une nette préoccupation pour les questions sociales et plus largement politiques. On peut citer, par exemple, pour les États-Unis, Random family d’Adrian Nicole LeBlanc ou Fast food Nation d’Eric Schlosser, et pour la France, Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas ou Dans la peau d’un maton d’Arthur Frayer. Afin de donner à voir quelques exemples concrets d’articles représentatifs du journalisme narratif, j’en viendrais à présent à une interprétation de propos en communication appliquée à deux articles issus de la revue-livre XXI.

Le journalisme narratif aujourd’hui : deux exemples issus de la revue XXI

29Je procéderai ici à une interprétation de propos en communication à partir de deux articles issus de la revue XXI : « Les crocodiles du Zaïre » est paru dans le numéro 4 de la revue en octobre 2008 ; « La confession d’un prêtre tueur » dans le numéro 19 en juillet 2012.

30Dans le premier article, la journaliste Anna Miquel (également réalisatrice de reportages pour TF1 et Canal +) choisit de revenir sur la disparition mystérieuse en 1985 de Philippe de Dieuleveult, animateur vedette de l’émission très populaire La Chasse aux trésors dans les années 1980. La journaliste a mené une enquête de près de quatre ans au Zaïre, multipliant les recherches documentaires, les entretiens et les déplacements sur le terrain. Pour établir ses connaissances, elle s’est appuyée sur une méthodologie d’inspiration sociologique assez classique. Elle a eu recours à des entretiens semi-directifs avec des témoins clés de l’affaire de Dieuleveult (anciens membres de la Division spéciale présidentielle de l’ex-dictateur Mobutu et des services secrets français) qui étaient essentiellement des exécutants, des agents opérationnels de terrain. La journaliste Anna Miquel explique que son enquête s’appuie sur le compte rendu de l’interrogatoire de Philippe de Dieuleveult par la Division spéciale présidentielle de Mobutu le 8 août 1985 : « Quand je l’ai obtenu, c’était la cerise sur le gâteau. En Afrique, ils sont très administratifs, et ils gardent tout. La signature de Dieuleveult a été authentifiée par sa mère et deux de ses frères [1]. »

31Ce travail de recherche documentaire préalable à toute enquête journalistique est comme souvent un levier des plus efficaces pour faire advenir la vérité. Il s’agit d’une démarche sociologique dans la forme, une approche quasiment scientifique permettant de réunir les éléments clés de la compréhension d’une situation. D’une façon assez traditionnelle, la consultation de sources documentaires associée aux entretiens semi-directifs constitue un élément essentiel dans la dynamique de construction du sens et d’interprétation : « Mobutu est tombé en 1997, aujourd’hui, on arrive enfin à avoir quelques confessions des exécutants. J’ai eu de la chance, le gouvernement actuel m’a laissé fouiner, m’a laissé carte blanche [2]. »

32Dès l’entame de l’article, elle fait le portrait d’un ancien membre des services secrets français (prénommé Bruno) ayant plusieurs fois croisé la route de Philippe de Dieuleveult lors de ses séjours et de ses différentes missions sur le continent africain : « la cinquantaine, des mains de bûcheron, une chevalière en forme de serpent sertie d’un diamant, Bruno semble tout droit venu d’un film de gangsters des années 1960 » (Miquel, 2008, p. 58). Le portrait qu’elle dresse de Bruno s’appuie sur une série de marqueurs du genre policier (ambiance, signes distinctifs, personnage de dur à cuire dans la tradition du hard-boiled américain, références culturelles à un cinéma de genre, etc.) dont elle réutilise à dessein un certain langage caractéristique du genre : « petit sourire en coin, il se fiche gentiment de ma pomme » (Idem). L’expression « ma pomme », pour le moins désuète puisqu’elle date des années 1930, fait volontairement référence à l’argot présent dans certaines répliques de films policiers dont les dialogues ont été écrits par Michel Audiard. S’inspirant pleinement des préceptes fondateurs du nouveau journalisme (narratif ou gonzo), Anna Miquel reproduit sa première conversation avec l’ancien membre des services secrets :

33

« Tu connais l’Afrique ?
– Pas trop.
– Tu connais l’armée ?
– Pas trop non plus.
– Mais qu’est-ce que tu fais dans cette histoire ? »
(Idem)

34En reproduisant ce dialogue explicite, la journaliste sacrifie à la fois à un fort besoin de contextualisation de son propre récit et, en même temps, permet à son lecteur de comprendre l’élément déclencheur de son enquête sur les circonstances troubles de la disparition de Philippe de Dieuleveult, et les raisons qui l’ont guidé dans sa démarche alors même que, de son propre aveu, elle n’a « rien à faire dans cette histoire ». Avant de se rendre sur place pour poursuivre son investigation, la journaliste s’entretient avec celui qui connaît bien l’Afrique des espions et des coups tordus pour y avoir passé vingt ans de sa vie avant de revenir en France et de s’installer dans la région de son enfance, le Médoc : « Dieuleveult ? Je l’ai connu de loin. Disons que je l’ai croisé plusieurs fois. Sa disparition ? Un truc bien louche qui pue. Tu as vu le film Les Oies sauvages ? Et bien, c’est un peu ça. Et il y en a d’autres qui, comme lui, ont été sacrifiés… » (Idem) Cet aveu de Bruno – digne des secrets d’État sous-tendant les meilleurs films d’espionnage – va entretenir l’intérêt pour cet article et constituer à la fois la trame de l’article et la raison d’être de cette enquête le long du fleuve Zaïre. Cette enquête, solidement documentée, repose sur un processus maîtrisé de tension narrative que Raphaël Baroni (2007, p. 18) définit « comme un effet poétique qui structure le récit. L’analyse de cet effet poétique […] [met] en évidence la dimension émotionnelle des productions sémiotiques en général et des récits en particulier ». À l’instar des meilleures intrigues policières, elle tient en haleine le lecteur jusqu’à la dernière page et réserve son lot de surprises et de révélations : en effet, l’homme de télévision disparu dans des conditions mystérieuses n’était pas celui que l’on croyait : il « faisait partie des services français. Il […] était capitaine de réserve au service Action » (Miquel, 2008, p. 67) de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), service secret consacré à la sécurité extérieure de la France. Ce texte d’Anna Miquel concentre nombre de qualités attendues d’un article de journalisme narratif (tension narrative, suspense, sens du portrait, descriptions dynamiques, etc.) et contribue à redistribuer d’une manière originale les cartes entre le factuel et le fictionnel.

35Dans le second article, le journaliste et réalisateur Thomas Dandois retrace sa première rencontre en Colombie avec Jorge Léon Delgado, ancien tueur à gages devenu d’abord trafiquant de drogue puis pasteur évangéliste. Pour mener à bien son enquête, le journaliste a mené avec le prêtre tueur une série d’entretiens semi-directifs lui ayant permis de reconstituer une histoire tragique entièrement authentique et à l’important potentiel fictionnel et même romanesque.

36Dès le titre de l’article, le champ lexical de la religion est convoqué par le biais d’une figure de style dérivative puisque le « prêtre » est un ancien « tueur » à gages professionnel et que sa « confession » n’est pas faite dans le confessionnal d’une église mais dans une cour de justice. Le journaliste manifeste ainsi sa capacité à se servir de la dimension polysémique du langage.

37En tant que pasteur, l’ancien tueur professionnel « arpentait tous les jours les rues de Siloé, un quartier pauvre et violent de Cali, la troisième ville de Colombie. Là où la police n’entrait qu’armée et en gilets pare-balles, il avançait avec sa petite sacoche et son sourire en bandoulière pour tendre des petits papiers sus lesquels était écrit : “Dieu t’aime. Même au fond des ténèbres, il t’appelle”. […] Nul n’osait se mettre en travers du chemin du professionnel repenti » (Dandois, 2012, p. 33). Cette entame d’article est digne des meilleurs romans policiers : d’emblée, on retrouve certains invariants caractéristiques de ce genre littéraire (courage physique, charisme, dangerosité du personnage, capacité à se défendre, etc.), une atmosphère reconnaissable entre toutes. La construction même du récit révèle l’habileté scripturale du journaliste qui recourt volontiers à des analepses (retours en arrière) – « les bras posés sur la table, Jorge plonge en lui-même pour remonter le fil, repartir dans ce passé qu’il a voulu racheter » (Ibid., p. 34) – mais aussi à des prolepses (figure d’anticipation) : « quatre ans plus tard – il vient d’avoir 14 ans –, il retrouve son agresseur et le coince dans une rue déserte. “Des jeunes du quartier m’avaient prêté un pistolet P38. J’ai descendu le gars, ça m’a libéré”. Sans état d’âme, il retourne à son quotidien de petit vendeur de cacahouètes » (Idem) – pour maintenir son lecteur en haleine. Le journaliste décrit un personnage implacable et sans pitié devant l’arme duquel « des hommes tombent à genoux et appellent leur mère, de jeunes adolescents s’oublient de peur. Personne ne trouve grâce. “Mon cœur était de pierre. Je ne voyais plus d’hommes en face de moi, juste des contrats” » (Ibid., p. 36). En recourant à la fiction, le journaliste parvient à recréer l’itinéraire criminel de Jorge, à combler les vides du récit, à imaginer le cadre et le train de vie de son protagoniste pourtant bien réel : « la famille vit dans le voisinage des riches entrepreneurs et des stars des telenovelas, les séries télé. La maison, carrelée en imitation marbre, compte deux étages. Jorge mène grand train : motos, grosses voitures, montres en or, femmes de ménage. » (Ibid., p. 36-37) Comme dans un roman, le tueur trafiquant de drogue devenu pasteur manque d’être tué par une balle. Condamné à vingt ans de prison, il est libéré au bout de sept, fait plusieurs fois face à la violence sans replonger : « Jorge n’a pas eu besoin de tuer. Pas cette fois. “Je veux vivre en paix”, murmure-t-il. » (Ibid., p. 41)

38Grâce à sa manière spécifique de percevoir et d’appréhender la réalité, le journalisme narratif parvient à transformer une information en une forme de connaissance incontestable à la fois sur les hommes et les normes qui régissent la vie en collectivité. Par le biais d’enquêtes durant plusieurs années, de recherches précises et minutieuses, les journalistes posent sur le monde un regard acéré pour savoir ce qui passe dans la tête des individus, ce qui se joue au cœur de la foule. À l’instar des chercheurs en sciences sociales – mais avec des méthodes différentes –, les journalistes narratifs contribuent à retranscrire le réel, à le narrer et, quelquefois même, à en pallier les failles et les carences par les pouvoirs de la fiction, en un mot à l’éclairer d’une manière inédite.

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Mots-clés éditeurs : slow journalism, journalisme narratif, investigation, mooks, sociologie, information

Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0245

Notes

  • [1]
    Anna Miquel, « J’ai la preuve que Philippe de Dieuleveult a été assassiné », entretien avec Guillaume Leroy, Télé 2 semaines, 16 oct. 2008.
  • [2]
    Idem.

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