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Article de revue

L’avenir de la communication (médiée) inter-humaine

Pages 227 à 231

1Benoît Le Blanc : David Sadek, vous êtes vice-président Recherche, Technologies et Innovation chez Thales, en charge notamment de l’intelligence artificielle et des technologies cognitives, mais vous avez aussi été vice-président Recherche de l’Institut Mines-Télécom (IMT) où vous coordonniez les activités de l’ensemble des laboratoires de l’IMT, après avoir occupé plusieurs fonctions de management de la R&D au sein d’Orange, dont celle de vice-président Recherche, et en ayant débuté comme enseignant-chercheur et pratiqué vous-même la recherche pendant de nombreuses années, puisque vous êtes un spécialiste d’intelligence artificielle et de sciences cognitives. Cette carrière vous a donc tout particulièrement amené à comprendre et devancer ce que sont les outils numériques de la communication. Comment raconteriez-vous les changements survenus au cours des trente dernières années dans la communication, tant la communication humaine, que la communication médiée, ou la communication technique au sens large ?

2David Sadek : Je vois trois points qui caractérisent l’évolution de la communication durant ces trente dernières années. Il y a tout d’abord la création de ce que j’appelle un continuum espace-temps communicationnel. L’arrivée d’Internet et la pénétration très rapide des usages qui s’y sont associés ont fait qu’il est désormais possible d’être en communication avec n’importe qui, se trouvant à n’importe quel endroit du monde, et que cette communication puisse s’établir à n’importe quel moment, depuis n’importe où. De fait, on se retrouve tous dans une sorte de continuum communicationnel qui n’existait pas auparavant.

3Par ailleurs, la communication a évolué d’un mode qui était très lié à l’appartenance à un groupe donné – par exemple professionnel, générationnel ou familial – vers une communication ouverte, pouvant s’adresser au monde entier. Évidemment, il s’agit de potentialités mais c’est cela qui, à mon avis, a restructuré les modes de communication. Le caractère médié par la technologie y est devenu prépondérant. On aboutit à la banalisation de situations où dans un espace public – un square par exemple –, on aura davantage tendance à envoyer des messages à des gens situés à des centaines, voire des milliers de kilomètres, qu’à parler à la personne assise à côté de soi. Cette propension à recourir aux communications médiées touche même les communications les plus triviales. Je me souviens que vers la fin des années 1980 – j’étais alors tout jeune chercheur –, une collègue revenait d’un séjour au Massachusetts Institute of technology (MIT) et rapportait très étonnée que là-bas les gens s’envoyaient des e-mails d’un bureau à l’autre pour savoir s’ils étaient disponibles pour aller déjeuner… Cela semblait incongru à l’époque de ne pas parler directement à son voisin de bureau. Depuis, c’est devenu une banalité !

4Enfin, le troisième point que je vois tient au fait que la communication est devenue la raison même de la communication. Avant, les gens communiquaient pour dire quelque chose ; maintenant, l’important n’est plus dans ce que l’on a à dire, mais dans le fait même de dire, tout simplement. Il faut être en communication, il faut communiquer.

5Il y a dans tout cela une sorte d’illusion de liberté qui nous est donnée par les nouveaux médias de communication. Chacun se sent libre de s’adresser à qui il veut, à n’importe quel moment, puisque tout le monde est connecté. Mais c’est une illusion qui cache une contrainte majeure : il faut communiquer sous peine de ne plus appartenir au groupe. Un réseau social numérique n’existe que parce que les gens communiquent. Si on ne communique plus, on sort du groupe.

6Il y a même trois formes d’illusion induites par la communication numérique généralisée. L’illusion de liberté, que l’on vient de décrire, et les illusions d’égalité et de fraternité. L’illusion d’égalité consiste à croire que sur un réseau social numérique, votre parole vaut celle d’un autre, quel que soit votre niveau d’éducation ou de culture. Tout avis est censé être entendu par tous et valoir autant que tout autre avis publié par ailleurs. L’illusion de fraternité vous fait croire que des milliards de personnes peuvent être vos amis. Certains sont convaincus d’avoir véritablement des milliers d’amis. Je trouve pour le moins questionnant cette façon d’envisager cette notion, et d’appeler cela un ami.

7Ce sont là de véritables illusions. Cette avalanche de communication est incitée, ou pour le moins orchestrée, par les grands acteurs du numérique. Leur objectif est de faire en sorte que les gens communiquent. Il y a même un principe marketing de base qui dit que si un service vous est offert, c’est parce que c’est vous qui êtes le produit, à travers la monétisation de vos traces d’usage, par exemple.

8Benoit Le Blanc : Quand vous preniez l’exemple d’un promeneur dans un square qui préfère s’adresser à quelqu’un au loin plutôt qu’à son voisin de banc, ne va-t-il pas maintenant pouvoir utiliser une application dédiée au square pour pouvoir envoyer un message à ce voisin ?

9David Sadek : Est-ce que l’on peut véritablement « préférer » l’envoi d’un message, plutôt que d’adresser une parole ? Parce que pour « préférer », il faudrait s’être posé la question. On préfère A à B parce que l’on a analysé ce que sont pour nous A et B. Il faut s’être demandé ce que cela produirait de faire A et de même pour B. Je ne suis pas sûr que la notion de préférence s’applique ici. J’ai l’impression que c’est comme cela que les gens communiquent aujourd’hui. C’est finalement la nouvelle façon de vivre, la nouvelle façon de faire. On ne se pose plus la question de savoir si ce que l’on est en train de faire est, ou non, de l’ordre de la normalité.

10La communication directe, interpersonnelle, s’efface au profit d’une communication inter-médiée, qui devient aujourd’hui la norme. L’introduction de cette médiation systématique et permanente dans la communication fait que l’on crée à la fois une sorte de distance et de proximité entre soi et les autres. La communication directe en prend un coup ! C’est très étonnant de voir que quand l’on s’adresse aujourd’hui directement à quelqu’un dans la rue, la personne est surprise : cela lui semble bizarre. Alors que les gens ne s’étonnent pas de recevoir un tas de messages, d’avis, de sollicitations de toute part, souvent émis par des individus qu’ils ne connaissent ni d’Ève ni d’Adam, et auxquels ils répondent ! On constate que ces nouveaux moyens de communication, la digitalisation de la communication, ne font qu’exacerber des instincts humains assez classiques comme le caractère grégaire et l’envie d’appartenir à un groupe, dans une sorte de réseau où le caractère un peu panurgien, ou moutonnier, s’exprime clairement, car il faut faire comme tout le monde.

11Benoit Le Blanc : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué sur cette période, à propos de la communication ?

12David Sadek : Le plus marquant pour moi, c’est la vitesse avec laquelle les choses se sont mises en place et le fait que l’on n’arrive même plus à concevoir comment cela était avant – il y a pourtant très peu de temps. Par exemple, qu’est-ce que c’était la vie sans le mobile ? On m’a récemment raconté une anecdote à propos d’une dame qui visiblement ne voulait pas offrir de mobile à sa fille, qui devait avoir dix ans. La femme lui dit : « tu sais, moi à ton âge, je n’avais pas de téléphone mobile », et la fille lui fait une réflexion extraordinaire : « mais alors comment faisais-tu pour aller sur Internet ? ». Voilà, Internet c’est la nature, et cela nous semble avoir toujours été là. Cette métamorphose s’est opérée en très peu de temps.

13Benoit Le Blanc : Nous-mêmes avons du mal à nous replonger dans une situation qui pourtant a été notre présent pendant longtemps.

14David Sadek : C’est exactement cela. Avant, lorsque je voyageais à l’international, j’appelais chez moi au bout de deux ou trois jours. Car il fallait aussi trouver une cabine, faire de la monnaie, etc. Maintenant si au moment où l’avion atterrit je n’ai pas envoyé de message, on s’inquiète de l’autre côté ! Encore une manifestation de l’illusion de liberté. Je pense que le numérique nous libère à bien des égards mais en même temps nous contraint à bien d’autres égards. Il y a finalement du stress qui est généré dans notre entourage si l’on n’utilise pas sa capacité à communiquer.

15Ce qui est frappant aussi, c’est cette forme de « vérité démocratique » qui s’est développée. Il semblerait que maintenant ce ne soit plus la vérité scientifique ou la vérité philosophique qui prévalent, mais c’est le fait que, dès qu’une majorité de gens sur un réseau social s’exprime dans le même sens, cela devienne la vérité. C’est une sorte de dévoiement de la communication qui fait que les notions d’expertise s’effacent. Il y a une sorte d’appauvrissement du discours. D’ailleurs, on remarque que plus personne ne suspend son avis. On donne son avis, immédiatement. Cela semble naturel et puis il faut dire quelque chose, et cela nous ramène au premier point évoqué.

16Un autre élément marquant, c’est l’évolution du travail, l’évolution des pratiques professionnelles. Ce que le numérique a induit, c’est aussi l’effacement des frontières entre le privé et le professionnel. Il y a là aussi pour beaucoup un continuum entre vie professionnelle et vie personnelle. Nombre de personnes ont pour premier geste en se réveillant le matin de regarder leurs mails ou leurs réseaux sociaux… Notamment des gens qui sont connectés et dont l’activité passe par beaucoup par l’e-mail.

17Je remarque que la messagerie électronique a aussi introduit des formes de sémantique dans la communication qui n’existaient pas avant. Cela provient de la capacité à communiquer un même message à plusieurs personnes à la fois. Il y a donc plusieurs niveaux sémantiques adressés en même temps. Il y a classiquement ce qui est pour le destinataire, à qui vous envoyez le message, mais il y a aussi toutes les personnes que vous mettez en copie parce qu’il y en a un que vous voulez tenir informé de ce que vous êtes en train de dire, l’autre parce que c’est le manager à qui vous voulez montrer que vous êtes bien en train de faire le job, etc. Il y a beaucoup de phénomènes sémantiques indirects que l’on regroupe dans un seul faisceau de communication.

18Benoit Le Blanc : Comment pensez-vous que tout cela va évoluer ?

19David Sadek : Je pense que l’arrivée de l’intelligence artificielle et sa pénétration progressive dans la société vont venir bouleverser la donne, à divers titres. À mon avis, on est entré progressivement, dans une ère que je vais appeler l’ère de la « co-évolution humain-machine ». Co-évolution, parce que je pense que les deux « espèces », avec tous les guillemets qui conviennent, vont s’impacter mutuellement. Deux choses peuvent se produire, deux phénomènes qui pourront se combiner. Il est tout d’abord possible que la communication médiée soit encore exacerbée, jusqu’à son paroxysme. C’est-à-dire que l’on ne parlerait plus aux gens directement mais que chacun demandera à son assistant personnel de parler à sa place, d’aller dire quelque chose à l’Autre, en choisissant le moment et les termes appropriés. Dans le cas le plus excessif, votre assistant personnel s’adressera seulement aux assistants personnels des autres personnes, leur déléguant le soin de trouver la forme du message qui convienne. Cela représente la situation où l’intelligence artificielle devient le véhicule ultime de la communication médiée. C’est déjà pour partie en route, et je pense que le groupe de proximité avec lequel se fera la majorité de nos communications sera composé des entités artificielles qui vont être autour de nous. Notre sphère la plus proche en termes de communication va être la sphère des entités artificielles. L’autre phénomène, que l’on peut espérer comme le pendant du précédent, c’est que ces entités-là en viennent à nous interroger. Elles nous poseront des questions pour préciser les choses, et aussi parce qu’elles auront besoin d’apprendre, en particulier comment nous réagissons. Mais d’une certaine façon, elles nous interrogent déjà, car nous cherchons à comprendre ce qu’elles représentent. Et alors, afin de répondre à toutes ces questions, l’humain va être (re)mis au cœur du système.

20Dans tous les débats auxquels je participe aujourd’hui, sur l’éthique et les agents autonomes, jamais on ne s’est autant posé de questions sur l’éthique humaine. Pour pouvoir dire à un système artificiel comment il doit se comporter, il faut s’accorder au préalable sur comment doivent se comporter les humains entre eux. La question habituelle que les gens posent à propos du véhicule autonome, c’est de savoir si pour éviter un obstacle, le véhicule devra aller en sortie de route ou bien écraser des piétons… Mais vous-même ? Que feriez-vous dans une telle situation ? Quel principe éthique, conscientisé ou non, guiderait votre action ? Envisager ces cas extrêmes nous pousse à poser ces questions sur nous-mêmes, sur notre propre éthique. Je pense que la communication avec des entités intelligentes peut nous amener à réintroduire cette forme d’autoquestionnement humain et nous conduire aussi à faire de vrais choix. Notre propre réflexion, notre libre arbitre, qui seront sollicités pour répondre à tout cela, pourraient nous permettre de sortir de cette situation panurgienne dont je parlais tout à l’heure et où tout le monde communique simplement pour faire comme les autres.

21Cette option d’aller plus avant dans le questionnement sur l’humain peut tout à fait se combiner avec celle évoquée précédemment d’une communication médiée totale, par entités artificielles interposées entre soi et les autres.

22Benoit Le Blanc : L’avenir sera donc peuplé d’agents conversationnels cognitifs ? Nous parlerons majoritairement avec notre agent personnel, et la personne à qui on souhaitera s’adresser s’effacera elle aussi derrière son propre agent ?

23David Sadek : Absolument, on en voit d’ailleurs déjà les prémices. Il s’agira d’entités pouvant interagir, dialoguer d’une manière qui paraisse la plus intuitive pour les humains. Ces agents seront de véritables assistants personnels, pouvant être incarnés sous la forme de robots compagnons, ou virtuels, intégrés aux futures générations de smartphone. Mais ils pourront tout aussi bien être de simples services ou applications accessibles depuis des appareils courants.

24Et du coup il y a cette sorte de paradoxe : qu’est-ce qui va l’emporter ? Les choses vont-elles se conjuguer ou est-ce qu’un des deux phénomènes va l’emporter sur l’autre ? La communication directe interhumaine, entre êtres humains, va-t-elle totalement s’effacer au profit d’une communication médiée par des entités artificielles ? Ou bien les entités artificielles vont-elles nous interroger, parce que l’on va interagir avec elles, et parce qu’elles vont nous émuler, sur nos propres comportements ? Tout cela nous remet face à notre humanité. Cela fera réagir : « mais attendez là, qu’est-ce qui se passe, je n’interagis plus qu’avec des entités artificielles ? »

25Benoit Le Blanc : On ira voir son voisin humain et, ensemble, on discutera de comment on parle à nos agents…

26David Sadek : Oui, dans un monde où le nombre de personnes vivant seules augmente constamment, il faut que l’on décide de le faire. Je me souviens quand il y a eu la grande mode sur les serveurs vocaux, on ne pouvait plus appeler une société sans s’entendre demander d’appuyer sur « 1 » pour ceci ou « 2 » pour cela… et à New York, un graffiti m’avait marqué : « Is there a human I can talk to ? » Il n’y avait plus d’interlocuteur humain. Chaque appel aboutissait à un serveur vocal. Cela questionne. Aussi, je suis convaincu qu’il va y avoir un électrochoc, à un moment, qui va remettre l’humain au centre.

27Benoit Le Blanc : Oui, cela se produira quand on racontera à Siri : « j’ai fait un truc dingue aujourd’hui, j’ai parlé à un humain ! » (rire) En attendant, c’est peut-être la dernière conversation que nous avons ensemble puisque, à l’avenir, nos agents se débrouilleront tout seuls !

28David Sadek : En fait la dernière conversation, c’était la précédente. Aujourd’hui c’est avec l’agent de David que vous avez parlé…


Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0227

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