Couverture de HERM_082

Article de revue

Like : vers une dictature du nombre ?

Pages 222 à 226

1Influencer l’opinion publique, cela ressort de la propagande dans les régimes dictatoriaux. Dans les démocraties, depuis la guerre froide, on a parlé de désinformation. Puis Internet, en garantissant à tous la libre expression et l’accès à l’information, a porté la promesse de sociétés éclairées et interconnectées, dans un monde où tout se sait et où régnerait la « transparence »… L’avènement des réseaux dits sociaux a, un temps, semblé confirmer cette utopie. Mais ces réseaux producteurs d’un nouveau rapport au monde, qui orientent les perceptions et représentations et structurent aussi bien la manière dont l’usager définit et interprète une situation que sa façon d’agir, sonneraient-ils le glas du mythe libérateur de la société numérique ?

Une mise en scène continue

2Au vu de l’usage des différents réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, etc.), cet article a pour but d’éclairer à partir de la notion de mise en scène (Goffman, 1974) les pratiques et les relations qui se développent sur ces plateformes d’échange, cadre nouveau où se nouent des interactions entre les usagers. Au vu du changement du cadre, nous allons questionner ces nouveaux rituels de la communication qui régissent le rapport à autrui et à toute information véhiculée par ces réseaux sociaux.

3La réalité de ce cadre, ce « dispositif cognitif d’attribution de sens » (Goffman, 1973, p. 65), étant fixée, l’utilisateur commence par créer un profil censé représenter sa personne. Puis, il adopte la conduite adéquate, conformément aux « règles du jeu », enclenche la conversation, poste ses photos… et expose le tout au regard d’autrui dans ce nouvel espace public. En réalité, c’est comme si tout en soi, « était en train de devenir information » (Doueihi, 2011, p. 17). Il faut, en continu, maintenir un récit cohérent. Le profil, le « moi », est un support sur lequel on va écrire un rôle. Le but est d’amener les autres à adhérer à soi et maintenir l’approbation. Un jeu tantôt de séduction, tantôt de suggestion… rondement mené.

4À l’origine de ces réseaux, les affinités étant désormais à un clic ou un algorithme près, des artistes débutants, écrivains en herbe, photographes talentueux, résistants politiques, meneurs d’opinion, etc. ne doivent leur existence ou leur succès professionnels et la rencontre de leur public qu’à ces « posts » jetés jour après jour sur leur « mur », alimentant continuellement leurs profils par des « statuts » qui peuvent être requalifiés comme « contenu ». Aujourd’hui, sur ces réseaux devenus un espace extensible de production, d’expérimentation ou de partage, exit la spontanéité : on y soigne son image suivant une stratégie bien étudiée. C’est une mise en scène en continu, dans le but de garder la face. Le profil, cette idéalisation de l’image de soi, comporte une part de manipulation des autres. En effet, par le profil – cette construction extrinsèque qui n’existe que conventionnellement, parce que tout le monde a adopté cette même pratique sur ces réseaux – le « moi » est en représentation à l’intérieur d’une « société du spectacle » (Debord, 1967). Mais à la condition expresse que les autres utilisateurs, spectateurs plus ou moins actifs de la performance, consentent à accepter cette image idéale, qui n’existe pas sans leur regard, donc leur interprétation et surtout leur approbation exprimée en cliquant sur le bouton « like ». « Like », ce rituel qui établit « officiellement » cette interaction et commande désormais la relation aux autres, pourrait se résumer comme suit : j’obtiens des likes, j’ai des followers, donc j’existe.

5Ce n’est qu’une fois que l’on accepte de nouer la relation de communication avec un utilisateur qu’une cohabitation voulue commence : on partage ses idées, on les négocie parfois – en témoigne la salve de commentaires en dessous d’un statut – et l’on est immanquablement influencé au final. Ou au contraire, on refuse de prolonger la relation.

6Selon Goffman (1974), les rituels, prescriptions et proscriptions régissant les interactions sociales ont pour fonction de protéger la face des personnes impliquées dans une relation. Cette face étant diffuse dans le cours de la conversation, et dans le flux des interactions qui animent le réseau social, sauver la face, c’est réussir la figuration et faire en sorte que la ligne d’action soit cohérente, c’est-à-dire qu’elle fasse sens pour les autres et qu’elle ne débouche pas sur un horizon d’incommunication, ou d’acommunication. En effet, si ces spectateurs d’un genre nouveau dénient à un personnage le rôle qu’il joue au fil des statuts sur cette plateforme d’échange… la communication ne passera plus ! La relation escomptée ne s’étant pas nouée, tout ce qu’il dira ou fera sur cette scène aura comme écho le néant, et n’aura pas lieu d’exister pour eux. Il perdra la face. À moins que le masque ne lui soit carrément arraché par un autre utilisateur, l’imposture ayant été révélée en cas de « surjeu » grossier et caricatural : le profil s’avérant être tout simplement faux, imaginé et créé de toutes pièces, monétisé, sponsorisé ou même robotisé.

Des imposteurs en réseaux ?

7Au-delà du travail non négligeable d’agrégation effectué par des algorithmes, quelles conduites pour canaliser et réguler les pulsions et les émotions sur ces plateformes sociales, et s’ériger en influenceur qui distillerait la bonne parole et lancerait la tendance que beaucoup suivront ? Qu’est-ce qui fait qu’untel s’impose comme référence, séduit les foules, accumule les « followers », additionne les likes sous chaque statut-opinion émise et acquière ainsi le titre de gloire d’influenceur qui déciderait de ce qui est bon ou mauvais ? De ce qui est faux ou vrai ? Beau ou laid ? Triste ou heureux ? Souvent, il n’est ni éditorialiste, ni scientifique ou spécialiste reconnu, ni professeur d’université… C’est un « intellectuel médiatique » ou un expert autoproclamé. Sa réputation, il la construit sur le réseau. Ou il s’auto-publie sur son propre blog, vers lequel renvoient des liens postés sur le réseau. Il est son propre comité de lecture, mais ses opinions font recette. Ce gourou des temps modernes a souvent la plume belle, le verbe facile. Bon orateur il ferait même circuler des vidéos postées sur YouTube, prêchant la bonne parole, de façon souvent bien ludique, jurant avec la gravité des sujets en cause. Viralité assurée !

8« Le pouvoir des mots ne s’exerce que sur ceux qui sont disposés à les entendre, les écouter, bref à les croire », disait Pierre Bourdieu (1982, p. 28)… Il en va de même pour les images. L’interactivité, par la synchronisation des émotions et des intérêts, permet d’installer sur le réseau une communauté et une standardisation de l’opinion, dans la ligne directe de cette mondialisation qui transcende la localisation géographique pour rassembler ceux qui se reconnaissent mutuellement. En pensée. Réellement ou en apparence. Car, la plupart du temps, rien ne laisse transparaître l’intention discursive de cet utilisateur. Pourtant, son point de vue s’exprimera en filigrane, à travers le choix de tel ou tel standard de référence qui incorpore une perspective, des valeurs… et à partir duquel une situation, un événement, un objet sont vus et interprétés.

9Toute information étant, par sa structure, un acte par lequel le sens est redistribué, la vérité et la notion de connaissance seraient-elles les premières victimes ? Si toute vérité est construction, néanmoins, l’information journalistique, même si elle n’est pas objective, est régie par la déontologie de la profession. La connaissance scientifique, même si elle peut ne pas être aboutie dans certains cas, est néanmoins encadrée, légitimée…

10Or, les échanges si démocratiques dont se gargarisent ces réseaux, où la parole et les images circulent, émanant de diverses sources professionnelles ou non, légitimes ou non, connues ou non, s’avèrent pour leur part bien dangereux… pour la démocratie ! En effet, depuis qu’il y a pléthore d’informations, il n’y a jamais eu autant de manipulation, de suspicion, de fausses informations… Récemment, le scandale de Cambridge Analytica a révélé la présence de milliers de faux profils, des comptes robotisés qui ont influé sur l’opinion d’autres usagers. Combien d’imposteurs se cachent sous le masque d’« influenceur » ? Le danger guette les foules d’usagers qui s’agglutinent sur la Toile, qui font le choix de prendre le chemin de pensée ouvert par un influenceur et de se mettre dans son sens ! En effet, comment mesurer la justesse de tels propos ou tels autres ? Au jeu de la vérité et du mensonge, aujourd’hui, le vocabulaire s’est diversifié et même enrichi : propagande, désinformation, soft power, influence des esprits, relativisme, post-vérité, etc.

11Suffira-t-il d’imposer la régulation politique pour bien encadrer ces industries de l’information, de la connaissance, de la culture et de la communication ? Rien n’est moins sûr. La chasse aux fake news, récemment enclenchée, n’a pas éradiqué le fléau. Et de protectrice de la démocratie, elle risque d’être liberticide si les mesures prises mènent à une restriction de la liberté d’expression, pouvant être assimilée à la censure. Peu après l’élection de Donald Trump, Mark Zuckerberg (le fondateur de Facebook) refuse toujours de s’engager : « Je crois que nous devons être extrêmement prudents par rapport à l’idée de devenir nous-mêmes des arbitres de la vérité » (« Critiqué après l’élection américaine, Facebook cherche un responsable média », Le Monde, 13 déc. 2016). Tout aussi grave est, par ailleurs, le piège de la notion de « post-vérité », qui entraîne des débats dans lesquels les faits n’ont plus de valeur argumentative particulière, puisque « les faits objectifs ont moins d’influence sur la formation de l’opinion que l’appel aux émotions et aux croyances personnelles » (Le Monde, Éditorial, 2 jan. 2017).

12Désormais, le relativisme aidant, les polémiques (scientifique, politique, etc.), les rumeurs, les campagnes de discrédit touchent des sujets plus ou moins d’importance. Les faits peuvent être délibérément faux, les analyses erronées, les photos maquillées, mais la fausse information ira jusqu’à s’imposer dans les esprits, chacun se retranchant derrière ses certitudes ou ses hésitations, et s’enfermant dans ses convictions. La polémique est riche « en termes d’arguments, de stratégies discursives, de légitimation de discours, de positionnement agréable au public, de création d’images positives de soi et négatives de l’adversaire » (Radut-Gaghi, 2018, p. 66). Sous prétexte de recherche de la vérité, c’est la rhétorique, et l’argumentation la plus crédible qui l’emporte. Sur ces réseaux, c’est le vraisemblable qui convainc.

13Et si l’influenceur s’aide des algorithmes pour vendre ses idées à ceux qui sont les plus susceptibles d’y adhérer, alors l’utilisateur, pensant pour sa part jouer le beau rôle, aura quand même livré par les caractéristiques de son profil et sa conduite une grande part de ce moi aux algorithmes voraces, qui ne ratent pas une miette pour servir leurs propres intérêts et appâter par un discours adéquat cet utilisateur, arroseur arrosé.

Le like, monarque absolu ?

14De libérateurs, ces réseaux se sont transformés en de grandes prisons où chacun est surveillé, faisant ainsi encourir d’importants risques de manipulation à leurs usagers. Connaissant chaque utilisateur si bien, le réseau lui sert des informations sur mesure, livrées par des acteurs ayant très bien appris leur rôle… pour justement, grâce à des algorithmes intelligents, et même des faux likes monnayés et affichés en nombre en dessous du contenu publié, faire pencher son opinion et déplacer le centre gravitationnel de sa volonté dans leur sens.

15En effet, un like rend plus intelligibles et donc crédibles, en même temps que plus visibles, les propos d’un usager du réseau pour une audience potentielle, encore plus large. Facebook, par exemple, choisit de montrer en priorité dans le fil d’actualité de l’utilisateur le contenu ayant obtenu le plus grand nombre de likes, par opposition à un autre mode d’affichage qui suivrait un ordre chronologique. Cette valorisation du nombre de likes est un signe fort envoyé aux autres que la représentation est réussie ! Sur ces réseaux, le contenu posté ayant obtenu le plus d’approbation est alors comme un portefeuille d’actions qui gagnerait de la valeur puis de l’épaisseur, et attirerait ainsi encore plus d’investisseurs. Et les utilisateurs se retrouvent otages d’un cercle vicieux : une mise en scène en continu, ponctuée de likes !

16Outil de suggestion, puis d’entraînement, le like – en donnant de l’importance au contenu – a la capacité d’influencer et d’imprégner en douceur les mentalités, de façon à modeler les opinions sans recourir à la force. Il permet par ailleurs aux contenus postés sur ces réseaux, par la façon de poser les problèmes et la distillation de valeurs orientées, à défaut de persuader et de convaincre du point de vue dominant, de semer le doute dans des esprits désormais moins enclins à exprimer des opinions contraires au risque de se retrouver isolés, selon le mécanisme appelé par Elisabeth Noelle-Neumann (1989) « la spirale du silence ». En effet, si, en démocratie, la volonté de la majorité s’impose, cette même volonté risque de faire advenir, d’établir, « la vérité des plus nombreux » ! C’est comme si en octroyant ces likes on votait pour la « vérité ». Vérité, un terme qui serait à redéfinir… Or, les imposteurs, ces faux messies, sont nombreux. En libérant la parole, Internet risque-t-il, au final, de noyer la bonne parole ?

17Dominique Wolton (2008) l’avait prédit : « Le plus simple dans la communication reste donc les techniques ; le plus compliqué, les hommes et les sociétés ». Vers quels systèmes de sociétés ces réseaux poussent-ils les hommes et les femmes ? Les démocraties ont-elles trouvé leur ennemi dans cette liberté de la parole accordée à tous et qui façonnera esprits influençables ou manipulables à coups de likes, se jouant ou déjouant des opinions et enclavant le libre-arbitre des citoyens au service de démagogues populistes ou d’entrepreneurs dont l’appât du gain est sans limite, se servant de profils sponsorisés ou robotisés pour arriver à leurs fins ? Peut-on indifféremment compter les likes comme l’on départagerait les votes à la fin d’une journée électorale ? Si le comptage de likes est témoin de l’importance du nombre dans l’évaluation au sein de cette société en réseau, la démocratie se piégerait par cette logique du nombre consacrant le règne absolu de l’opinion et permettant de l’étendre à tous les domaines.

18Afin de transformer à nouveau l’objet et le but de ces réseaux en lieux de partage dans l’intérêt commun, le défi de la recherche est de trouver le moyen de débusquer ces impostures sur ces réseaux numériques dits sociaux. Ou du moins tenter de s’affranchir de la dictature des likes pour minimiser leur force de nuisance et leur pouvoir d’influence et de manipulation. Surtout, pour éviter que la solidité et donc la valeur de toute information ne se mesure désormais en nombre de likes, essayer de désacraliser ce rituel en instaurant de nouveaux rituels d’interaction qui commanderaient le rapport des usagers aux contenus véhiculés sur les réseaux. Le but étant de faire descendre de son piédestal le like, cette arme redoutable d’influence qui ponctue cette mise en scène continue et qui pourrait faire advenir, par la simple volonté du grand nombre, un effet de vérité…

19Le défi majeur touche aujourd’hui au cœur du fonctionnement démocratique : réfléchir au rôle, au statut et à la valeur du contenu véhiculé par ces réseaux acheminant des informations et des opinions au moyen desquels les hommes habitent leur monde ! L’enjeu est de taille : si les likes sont signe d’approbation, c’est désormais le rapport des hommes à l’accès aux connaissances et à l’évaluation des savoirs qui va décider de leurs actions sur le monde qui pose problème.

Références bibliographiques

  • Bourdieu, P., « Dévoiler les ressorts du pouvoir. Le fétichisme politique » (entretien avec Didier Éribon à l’occasion de la publication de Ce que parler veut dire), Libération, 19 oct. 1982, p. 28.
  • Breton, P., L’Utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1997.
  • Debord, G., La Société du spectacle, Paris, Buchet Chastel, 1967.
  • Doueihi, M., Pour un humanisme numérique, Paris, Seuil, 2011.
  • Ellul, J., Propagandes, Paris, Economica, 1990.
  • Goffman, E., La Mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
  • Goffman, E., Les Rites de l’interaction, Paris, Minuit, 1974.
  • Noelle-Neumann, E., « La spirale du silence », Hermès, no 4, 1989, p. 181-189.
  • Oliveri, N., « La cyberdépendance : un objet pour les sciences de l’information et de la communication », Hermès, no 59, 2011, p. 167-171.
  • Radut-Gaghi, L., « L’argumentation, un concept ravivé par l’histoire du xxe siècle », Hermès, no 80, 2018, p. 63-67.
  • Wolton, D., « Les mirages de la communication universelle », Le Journal du CNRS, no 224, 2008.

Mots-clés éditeurs : fake news, opinion, mise en scène, nombre, communication, manipulation, démocratie, vérité, réseaux sociaux, information, imposture, rituel, like

Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0222

Domaines

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