1Les progrès fulgurants des nouvelles technologies de l’information ont entraîné le développement massif d’une communication numérique répandue aujourd’hui à l’échelle planétaire, à l’origine de profondes mutations sociétales : il est courant aujourd’hui d’évoquer la « révolution » induite par ces avancées techniques, qui auraient donné naissance à une « civilisation », voire à une nouvelle « ère » du numérique.
2Les « techno-prophètes » (Lecourt, 2003, cité par Ansermet, 2017), fascinés par ces nouvelles technologies, vantent les mérites de la communication numérique qui, grâce aux progrès de la technique, pourrait nous affranchir des limites spatiales et temporelles de la communication humaine. Mais aussitôt, la voix des « technophobes » s’élève, dénonçant les travers induits par ces nouvelles modalités contemporaines de la communication et allant jusqu’à soutenir que, paradoxalement, l’incommunication serait aujourd’hui à son comble. Or, dans une tentative de clarifier les enjeux de l’incommunication à l’ère du numérique au prisme d’un essai d’anthropologie psychanalytique (Assoun, 2002), il conviendra, pour penser les avatars de l’incommunication inhérents à la communication numérique, de faire la part entre ce qui, dans ces ratés, serait propre à la contingence de l’époque et du contexte historique, et ce qui pourrait relever d’un fait de structure. En effet, l’incommunication pourrait constituer une composante à part entière au fondement de toute modalité de communication humaine, en tant que cette dernière impliquerait nécessairement l’équivoque, le malentendu et l’oubli de la réalité corporelle de l’énonciation au profit d’un accent sans cesse plus centré sur le message, c’est-à-dire le contenu de l’énoncé. Les apports de l’enseignement de Lacan sur les points de butée constitutifs de la communication entre les « corps parlants » (Lacan, 1975, p. 118) peuvent ainsi pleinement trouver leur place dans une réflexion sur les enjeux de l’incommunication à l’ère du numérique.
Des vertiges technologiques au malaise dans la communication
3Il existe des impasses inhérentes au développement de la communication numérique, et constitutives de l’essor des nouvelles technologies de la communication. Ces impasses pourraient constituer les apories intrinsèques aux nouveaux modes de communication contemporains, apparaissant comme différentes expressions des manifestations de l’« incommunication » qui émergent au sein des modalités actuelles de la communication à l’ère du numérique. Il existerait donc une incommunication constitutive du développement de la communication numérique, qui en serait sa conséquence et son pendant.
4Cette incommunication prendrait dans le paysage contemporain différentes formes. En premier lieu, une prolifération colossale de la quantité d’information et de datas disponibles n’est pas sans susciter un certain malaise, que l’on pourrait rattacher à ce que F. Ansermet désigne comme les « vertiges technologiques » (Ansermet, 2015).
5Un second paradoxe inhérent à la communication numérique, et lui aussi à l’origine de certaines modalités actuelles de l’incommunication, peut être repéré dans la discontinuité existant entre l’accroissement exponentiel de la vitesse de transmission de l’information, et son assimilation, sa compréhension par le destinataire. Si l’idéologie de la vitesse pousse la communication numérique à aspirer à une transmission instantanée, cette rapidité de la transmission constitue précisément un obstacle majeur à la compréhension – au sens étymologique de saisir ensemble (comprehendere), embrasser par la pensée : non seulement la quantité de données à réunir dépasse par son caractère excessif nos capacités de représentation, mais la vitesse de propagation des données numériques paraît se situer aux antipodes de ce que Lacan (1966a, p. 204) désignait comme la valeur logique du « temps pour comprendre », incompressible et constitutif de la subjectivité humaine. Ainsi, il convient de retrouver cette durée subjective constitutive du déploiement diachronique de l’existence, sans commune mesure avec le temps objectif de la vitesse de transmission des données : il serait devenu nécessaire de « prendre le temps », ce temps pour comprendre qui échappe à la « vertigineuse idéologie de la vitesse » (Wolton, 2018a, p. 281).
6Enfin, l’une des dernières figures de l’incommunication à l’ère du numérique est liée à la dématérialisation constitutive de la communication numérique, qui produit une perte de sens et de substance. En effet, la numérisation des données implique une dématérialisation constante des contenus, comme le souligne Moatti (2012) dans son étude sur la « substantivisation » contemporaine de l’adjectif « numérique », qui « en vient ainsi à être utilisé ad nauseam pour figurer l’immatériel, au détriment de l’immense base matérielle et logicielle sous-jacente ». La communication numérique apparaît dès lors comme désincarnée de tout ancrage matériel, et elle exclut notamment le corps comme support indéniable de la communication humaine. Si dans le schéma de la communication tel que l’avait décrit Jacobson la transmission d’un message implique nécessairement une situation d’énonciation, mettant en jeu la présence d’un émetteur et de son destinataire, la transmission de l’information dématérialisée grâce aux nouvelles technologies numériques de la communication semble s’apparenter à un message sans énonciateur, un énoncé sans énonciation, dont tous les habitants du village planétaire pourraient être les destinataires potentiels. Elle tend donc à effacer l’énonciation, au profit du contenu même de l’énoncé, venant redoubler ce que Lacan (2001a, p. 449) avait défini comme un oubli structurel du « dire », c’est-à-dire l’acte d’énonciation qui implique un corps parlant, derrière le « dit ». Cet oubli du dire, constitutif de la communication humaine, pourrait se trouver réactualisé dans la communication numérique par un effacement constant de l’acte même de « communiquer », au profit du « communiqué », c’est-à-dire du message et de l’information transmise.
7La communication numérique implique, par rapport à la communication humaine, un rejet massif de l’implication du corps dans la situation d’énonciation, écartant ce que Lacan (1975, p. 118) avait décrit comme le réel du « mystère du corps parlant », qui est le propre de toute communication humaine. Ainsi, la « puissance du virtuel et de la machination de l’humain dans les sociétés technologisées » (Besnier, 2018) ne doit pas nous faire perdre de vue, comme le souligne l’auteur, reprenant les mots de Spinoza, qu’il n’y a pas de communication qui ne doive questionner « ce que peut le corps » (Ibid.). Ainsi, si Lacan (1987, p. 32) rappelle que « je parle avec mon corps », l’acte de parler est non seulement conditionné par l’existence d’un corps dans sa dimension organique, mais le fait même de parler n’est pas sans procurer en retour un effet sur ce corps jouissant : il y a, comme le pointe Colette Soler (2009, p. 70), une « satisfaction du blabla », et pour le corps, la parole constitue une satisfaction, plus précisément une jouissance, à part entière. Ainsi, le corps qui, dans sa dimension organique, était à l’origine le support et la condition sine qua non de toute possibilité de communication – qu’il s’agisse de la voix passant par l’ancrage physiologique des cordes vocales dans la communication orale ou de la sollicitation des muscles dans la gestuelle nécessaire à l’écriture – semble s’effacer aujourd’hui dans une dématérialisation qui implique dès lors une désubstantialisation de ce qui fait le propre même de l’homme, ce statut de corps parlant. Comme le souligne Franck Renucci (2018), le corps, en tant qu’aspect primordial dans la relation à l’autre, constitue un enjeu incontournable de la communication humaine. Dès les premières modalités de communication constituées par la relation parent-enfant, le langage s’inscrit ainsi sous forme de traces, en tant qu’il affecte le corps, parce qu’il accompagne les premières expériences de plaisir ou de souffrance. Pour évoquer ces traces primitives, Lacan (2001b, p. 511) avait introduit le néologisme de « lalangue », en un mot, accentuant l’homophonie avec la « lallation ». Ce terme – issu du latin lallare, chanter, comme pour endormir les enfants – désigne le babillage de l’enfant avant qu’il ne maîtrise le langage, déjà capable pourtant d’émettre des sons (Soler, 2009, p. 25). La lallation relèverait du « son disjoint du sens », lalangue étant ainsi constituée par la marque laissée par les sons simultanés aux premières expériences de satisfaction chez le nourrisson (Ibid.). Dans la communication humaine, bien que l’importance croissante du message, du contenu objectivable de l’énoncé, prenne aujourd’hui une place prépondérante, le caractère affecté du corps parlant joue un rôle indéniable dans toute modalité de relation entre les hommes. Ce caractère affecté du corps parlant, au fondement même de la communication humaine en tant qu’il est partie intégrante des premières expériences de communication, se trouve dès lors exclu par la dématérialisation La matérialité (motérialité, disait Lacan) de la langue se trouve annihilée par la mise hors circuit du corps, dans une communication privée de voix, de la voix dans sa portée pulsionnelle, impliquant le réel d’un corps qui jouit. On parle aujourd’hui d’« identité numérique », comme si des êtres numériques constitués non plus de chair et d’os mais d’amas de datas avaient remplacé la dimension corporelle de l’identité substantielle. Face à la prolifération de l’information et aux océans de « big data », l’homme devient une somme d’informations numérisables parmi tant d’autres : il est lui aussi décomposable en différentes données, elles-mêmes dématérialisées et envoyées sur le réseau, au point que désormais, comme le souligne Renucci (2018), même « le corps s’écrit par algorithmes ».
Quelle critique de l’(in)communication numérique ?
8Désubstantialisée, désincarnée, déshumanisée, tels seraient les qualificatifs peu flatteurs de la communication numérique, au point qu’en certains aspects elle constitue paradoxalement une forme d’incommunication, qui n’irait pas sans produire un certain malaise. Ce « malaise dans la communication » est-il néanmoins le propre d’un malaise actuel relatif aux avatars de la communication numérique ? S’il devient impératif, comme nous l’indique Wolton (2018a), de « penser l’incommunication » inhérente aux nouvelles technologies numériques de la communication, cette actualité de l’incommunication à l’ère du numérique ne doit pas pour autant nous conduire à négliger la portée d’une incommunication structurale, constitutive de toute relation humaine. Ainsi, le vertige technologique suscité par les progrès de la technique, avec ses conséquences que sont les impasses inhérentes aux nouvelles modalités numériques de communication, nous plonge parfois dans un sentiment de malaise qui pourrait nous pousser à accuser trop rapidement les apories du progrès. Mais le caractère fulgurant des avancées technologiques peut aveugler au point d’occulter derrière l’expression actuelle de ce « malaise dans la communication » l’existence d’une incommunication originelle, inhérente à toute modalité de communication intersubjective.
9Le débat sur l’incommunication à l’ère du numérique appelle un décentrement : il convient, comme le propose Wolton (2018b), de « détechniciser » la réflexion sur l’incommunication contemporaine et d’opérer un pas de côté pour intégrer une véritable dimension critique – qui ne s’apparente pas seulement à une dénonciation des faits actuels, mais relève au contraire d’une réelle Kritik au sens kantien du terme. Une critique constructive implique d’opérer une distinction, assimilable presque à un « diagnostic différentiel », entre la part d’actuel dans l’incommunication véhiculée par la communication numérique et l’incommunication structurelle à toute communication humaine. Derrière le malaise actuel engendré par la saturation due à la quantité colossale de l’information disponible par la vitesse d’une transmission quasi instantanée aux antipodes du déploiement diachronique de la temporalité humaine et par la déshumanisation conséquente à la dématérialisation et à la désubstantialisation de la communication numérique, il convient de rechercher un autre malaise, structural, indépendant des aléas de l’époque et des contingences de l’actuel.
10Freud (1934), dans un essai de réflexion psychanalytique sur le collectif, avait repéré l’existence d’un « malaise » dans la civilisation, malaise qui ne dépendrait pas seulement des contingences du contexte politique, social, économique et culturel, variable selon les époques, mais qui constituerait en réalité un fait de structure inhérent à la définition même de la civilisation. En effet, selon lui, il serait « impossible de ne pas se rendre compte en quelle large mesure l’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives, et à quel point elle postule précisément la non-satisfaction (répression, refoulement ou quelque autre mécanisme) de puissants instincts » (Ibid., p. 692). Ce « renoncement culturel » serait prévalent au sein de tous les rapports sociaux entre humains, malgré la diversité de leurs modalités, et constitutif de la possibilité même de la civilisation. La nécessaire articulation du sujet aux autres par le lien social porterait ainsi irrémédiablement en son sein une part d’insatisfaction universelle, nécessaire par la structure même de la société, dont le renoncement aux pulsions constitue l’une des conditions pour tout individu pris dans le discours.
11Discerner donc la part de l’actuel, où s’expriment les contingences de l’époque, des faits de structure inhérents à la constitution même de la subjectivité et de l’articulation du sujet au collectif, peut donc se révéler l’apanage d’une véritable anthropologie psychanalytique, comme le propose Paul-Laurent Assoun. Freud aurait ainsi fondé de facto dès 1913 cette nouvelle méthode de recherche en lui dédiant le texte-manifeste que constitue Totem et Tabou, où il lançait un appel à la « collaboration des sciences du social et du savoir de l’inconscient » (Assoun, 2017), par l’application « à certains phénomènes encore obscurs de la psychologie collective les points de vue et les données de la psychanalyse » (Freud, 1993, p. 3, cité par Assoun, 2011), qui participerait ainsi au lien entre l’ethnologie, la linguistique et la psychanalyse.
12Si ce « malaise dans la communication » peut sembler faire allusion à une actualité, il existe néanmoins un « effet trompe-l’œil de l’actualité qui masque, par l’imaginaire du moment, la vérité de la structure » (Assoun et Zafiropoulos, 2006), mais où, dans un même mouvement, les contingences de la conjoncture viennent précisément révéler et réaliser l’efficace de cette structure. Pour cela, il convient de démêler le lien entre l’actuel malaise dans la communication numérique et le malaise inhérent à la part d’incommunication, de malentendu, constitutive de toute modalité de communication humaine dès lors qu’entrent en relation les « corps parlants ».
13Si comme le soutenait Lacan, le psychanalyste se doit de « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque » (1966b, p. 321), une lecture critique des modalités actuelles de l’incommunication, qui se revendique d’une véritable anthropologie psychanalytique, sans pourtant pouvoir faire l’économie d’un débat informé, documenté sur le contexte actuel, doit opérer, tout en s’enrichissant de cet apport, un pas de côté, un décentrement. Une position décentrée évite en effet à cette lecture d’être aveuglée par les avatars du contexte actuel, qu’il s’agisse aussi bien de l’émerveillement suscité par la vitesse du progrès, source d’un réel vertige technologique, que du sentiment de malaise que ce progrès implique. Une prise en compte du malentendu structural, qui rend impossible tout idéal de communication sans déperdition, sans reste, permettrait ainsi de déceler, derrière les paradoxes inhérents au déploiement de la communication numérique, les « points de butée » (Ansermet, 2015) structurels dans la communication humaine.
Le malentendu constitutif de la communication humaine
14Si pour Lacan, le malentendu est en effet constitutif de l’existence humaine, au point que l’« l’homme naît malentendu » (Lacan, 1981, p. 12), ce raté originel de la communication s’enracine précisément dans le fait que « l’homme a un corps », mais que sa particularité d’être un corps parlant fait que ce corps, il ne peut « l’attraper » que par le malentendu : « Le corps ne fait apparition dans le réel que comme malentendu » (Idem). Ce malentendu structural implique-t-il pour autant l’impossibilité de la réalisation d’une communication pleine ? Dès les débuts de son enseignement, Lacan avait particulièrement accentué le statut du signifiant dans l’incidence de l’Autre sur la construction subjective.
15Toute situation de communication humaine impliquerait un reste, un point de butée essentiel lié à la nature même du désir inconscient. Il est également consubstantiel à l’équivoque propre au signifiant, équivoque que Lacan n’a cessé d’exploiter dans ses néologismes et mots-valises, jouant de la « motérialité » de lalangue qui, contrairement au langage qui peut s’écrire, n’existe que comme parlée, et donc comme entendue (Ibid.). Si le signifiant s’entend néanmoins dans lalangue, cette dernière recèle une multiplicité dans laquelle chaque unité, chaque phonème, peut être problématique, source d’équivoque, et induisant de la sorte une fuite du sens, que les dictionnaires s’essouffleraient en vain à arrêter (Ibid.). Comme en témoignent aujourd’hui les avancées des neurosciences, l’inscription d’une trace mnésique est nécessairement conditionnée par la perception d’un état du corps, d’une expérience corporelle qui l’aurait accompagné, s’apparentant comme le propose Damasio (2010) à un véritable « marqueur somatique ». Cette conjonction de la langue avec le réel du corps jouissant a pour conséquence que toute situation de communication ultérieure convoque malgré elle ces restes d’unités de sons, hors sens, inséparables des expériences de jouissance. Ainsi, l’introduction tardive par Lacan de la notion de « lalangue » – à distinguer du langage et du signifiant qui seraient quant à eux à situer du côté du registre symbolique – vient désigner cette part de réel, nécessairement « hors sens », et constitutive des premières relations. Ce hors-sens structurel marque la communication humaine du sceau d’un impossible : communiquer (verbe initialement transitif, mais dont l’usage est aujourd’hui comme l’a remarqué Jacques Bouveresse [1984] devenu intransitif), c’est nécessairement mettre en jeu un message, qui constitue l’objet de la transmission. Or, la relation humaine dépasse nécessairement la transmission du message, en tant qu’elle implique des corps parlants, affectés, marqués par une jouissance originaire de la « matérialité » de la langue qui, dans les premières expériences, était une jouissance hors-sens des purs sons du langage entendu, des marques laissées par ces expériences sur le corps du sujet.
16Pour accentuer cet ombilic de réel hors-sens inhérent à toute modalité de communication humaine, Lacan en est venu à souligner le caractère structurellement oublié du « dire », c’est-à-dire de la réalité de l’acte d’énonciation qui implique le corps jouissant. Cette thèse se trouve résumée dans une formule célèbre de L’Étourdit (2001a, p. 449) : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Le dire pourrait ainsi constituer le reste au fondement du raté structurel de toute situation de communication, nécessairement happée par le sens, excluant ainsi le réel du corps parlant. Ce réel, nécessairement hors-sens, hors langage, hors symbolique, pourrait de fait être au fondement du caractère impossible par structure de l’existence d’une communication pleine, cette dernière comportant toujours et irrémédiablement un reste. Dès lors, l’incommunication à l’ère du numérique ne viendrait que redoubler dans son actualité cet oubli du dire, constitutif de toute communication humaine. Il ne pourrait exister de communication « vraie » – et ce, indépendamment des progrès de la technique – parce que la vérité toucherait au réel, qui lui est hors symbolique et donc hors langage, et ne pourrait donc que se « mi-dire » (Lacan, 2001b). Ainsi, contre tous les idéaux contemporains d’une communication instantanée, immédiate et sans failles, la psychanalyse promeut paradoxalement ce raté paradigmatique de la communication qu’est le lapsus au rang de transmission réussie, où quelque chose de l’inconscient pourrait se donner à entendre.
17Cet éclairage lacanien de la portée structurelle d’une incommunication au fondement même de toute communication humaine, où prévaudrait l’équivoque signifiante, le malentendu et l’oubli du dire derrière le dit, pourrait ainsi poser les bases d’un éclairage critique distinguant au sein des avatars contemporains du « malaise dans la communication » les ratés contingents à l’époque de la « civilisation numérique » des points de butée imputables à des faits de structure. Un tel essai de clarification pourrait aider à ne pas accabler les nouvelles technologies de la communication en les tenant pour responsables d’un défaut constitutif de la communication humaine, qui leur préexiste et leur survivra nécessairement. Mais il implique également la chute de l’idéal d’une communication libérée : le progrès technique ne pourra jamais venir à bout de ce défaut constitutif de la structure de la subjectivité, qui élève le malentendu et l’équivoque au rang de ratés consubstantiels à toute communication humaine. Cette distinction ne doit pas pour autant conduire à l’économie d’une réelle réflexion sur les enjeux contemporains de l’incommunication relatifs à l’essor des progrès de la technique à l’ère des nouvelles technologies numériques de la communication. Mais elle permet d’éclairer la portée fondamentale de l’incommunication comme constitutive de toute relation humaine qui, en tant qu’elle inclut nécessairement la dimension de l’altérité, devient dès lors irréductible à tout contenu objectivable du message, Cet effort de penser l’incommunication à l’ère du numérique, tant dans ses dimensions actuelles que structurales, n’implique en aucun cas de faire de l’incommunication un échec. Comme le rappelle Dominique Wolton (2018a), c’est précisément cette « impossible satisfaction » d’une communication pleine et réussie qui contribue à renouvelle sans cesse ce processus. L’enjeu majeur devient dès lors notre capacité à savoir exploiter le malentendu et l’équivoque, sources infinies de potentialités créatrices.
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Mots-clés éditeurs : incommunication, malentendu, psychanalyse, Lacan, communication numérique
Date de mise en ligne : 03/12/2018
https://doi.org/10.3917/herm.082.0209