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Article de revue

L’État au Cameroun et l’injonction à l’innovation numérique et à la créativité

Pages 187 à 194

Notes

  • [1]
    L’opération de distribution des ordinateurs portables aux étudiants, présentée comme un don du chef de l’État par le gouvernement, a suscité une vague de critiques dans le pays. En effet, l’opération baptisée « un étudiant – un ordinateur » est le fruit d’une dette d’un montant de 75 milliards de francs CFA contractée par l’État du Cameroun auprès de la banque chinoise Exim Bank, remboursable sur 20 ans. Il s’agit donc en réalité d’une opération financée par le contribuable camerounais.
  • [2]
    Issa Tchiroma Bakari, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, à l’occasion d’un point presse à Yaoundé le 29 décembre 2017.
  • [3]
    La région anglophone de Buea est considérée comme un véritable incubateur numérique du fait des start-ups et autres projets innovants qui s’y développent. Cependant, comme l’ensemble des régions anglophones du Cameroun, la région est en proie aux troubles sociopolitiques depuis que la « crise anglophone » est entrée dans sa phase armée en 2016.
  • [4]
    Rappelons qu’Android est le système d’exploitation mobile open source de Google qui, selon le site spécialisé <www.frandroid.com/android>, « équipe la majorité des smartphones et tablettes du marché. Il est le système d’exploitation mobile numéro un dans le monde » (page consultée le 27/09/2018).
  • [5]
    Selon les chiffres de l’Institut national de la statistique (2015), près de 40 % de jeunes au chômage sont diplômés de l’enseignement supérieur.
  • [6]
    Voir le journal télévisé de 20 h sur la chaîne privée Équinoxe télévision, 24 mai 2018.
  • [7]
    Précisons que le secteur formel ne crée qu’environ 10 % d’emplois et que près de 90 % des travailleurs camerounais sont dans l’informel, selon une étude de l’Institut national de la statistique sur la productivité du secteur informel (2013).
  • [8]
    2018 est une année électorale au Cameroun (élection présidentielle, sénatoriale, etc.).
  • [9]
    Voir le plan stratégique Cameroun-Numérique 2020, p. 7.
  • [10]
    Point presse donné le 29 décembre 2017 à Yaoundé.
  • [11]
    Voir le journal télévisé de 20 h sur la chaine privée Équinoxe télévision, 26 déc. 2017.
  • [12]
    Discours prononcé à l’occasion de l’ouverture des travaux de l’Assemblée générale de la Conférence des recteurs des universités francophones d’Afrique et de l’Océan Indien le lundi 19 février 2018 à l’université de Dschang, Cameroun.
  • [13]
    Selon une étude de l’ART-INS citée dans le plan Cameroun-Numérique 2020, p. 3.
  • [14]
    Précisons que la partie anglophone du Cameroun, pourtant l’écosystème numérique du pays (le sud-ouest précisément), connait, en raison de la crise sociopolitique qu’elle traverse depuis deux ans, des coupures d’Internet (souvent de longue durée : six mois) par les pouvoirs publics afin de s’assurer du contrôle de l’intense activité des séparatistes anglophones sur les réseaux sociaux numériques devenus le moyen de mobilisation des populations contre le pouvoir francopho-centré de Yaoundé.
  • [15]
    Le « don » d’ordinateurs par Paul Biya aux étudiants n’est pas une exclusivité camerounaise en Afrique. Une opération similaire et quasiment du même nom « Un étudiant – un ordinateur – une connexion Internet » s’est déroulée en Côte d’Ivoire (2016) et au Mali (2018).
  • [16]
    Mattelart, cité par Benistant et Vachet (2018), p. 106.

1Dans les pays industrialisés, et particulièrement au Royaume-Uni – suivi dans cette tendance par les États comme la Finlande, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie –, la créativité apparaît dès les années 1980 comme le nouveau socle de la croissance économique (Moeglin et Tremblay, 2012). Le discours des acteurs publics et politiques présente les industries créatives et l’innovation comme la réponse au processus de désindustrialisation alors en cours. Dans cette « nouvelle économie » – portée par une politique industrielle dite de « troisième voie » (Giddens et Blair, 2002) –, la connaissance apparaît comme le fondement de la compétitivité.

2Dans les États africains, il faut attendre la fin des années 2000 et la démocratisation des appareils mobiles connectés pour voir entrer dans l’agenda de l’action publique la question de l’économie numérique et de l’innovation. Au Cameroun, c’est à partir de 2015 que la priorité est donnée – dans le discours en tout cas – à la question de l’économie numérique. Dans cette mise en discours du numérique et de l’innovation, la question de la formation des jeunes semble importante. En effet, le « don » de 500 000 ordinateurs portables aux étudiants par le chef de l’État [1] et le projet Paul Biya Higher Education Vision, qui consiste aussi à construire neuf centres de développement numérique dans les universités d’État, sont présentés par le gouvernement comme allant dans le sens, sinon du développement de la créativité des jeunes, du moins de la création du « déclic psychologique » nécessaire pour se lancer dans des projets innovants et leur « insertion dans l’univers numérique qui structure désormais le processus de socialisation et de transcendance de cette frange de la population [2] ». Si la structuration de l’économie numérique peut être considérée comme un projet important pour le développement du Cameroun, la mise en don de l’action publique numérique révèle la gouvernance patrimoniale de l’innovation. Au Cameroun, en effet, la référence et l’idéologie créatives mobilisées et impulsées au plus haut sommet de l’État sont au cœur d’une « politique de l’innovation numérique » qui n’échappe pas aux logiques paternalistes, au clientélisme et aux prévarications (Bayart, 1979).

3Dans quelles mesures la mise en discours du numérique et de l’innovation par l’État au Cameroun participe-t-elle d’un dispositif communicationnel empreint d’idéologie ? Quels enjeux sociopolitiques implique-t-elle ? Quelles logiques internes et quelles injonctions exogènes structurent le dispositif discursif de l’État sur le numérique et la créativité ? Les questionnements au cœur de cette recherche s’appuient principalement sur deux champs de recherche en sciences de l’information de la communication : l’économie politique de la communication à laquelle fait appel l’analyse des politiques publiques et, plus précisément, les recherches sur l’économie et les industries créatives (Bouquillion (dir), 2012). Nous mobilisons aussi les travaux sur la communication des institutions publiques (Ollivier-Yaniv, 2000) afin de saisir notamment les enjeux pour l’État de la mobilisation politico-discursive autour de l’innovation numérique. L’enquête empirique repose sur une double démarche méthodologique. En effet, des entretiens compréhensifs ont été réalisés avec les acteurs en charge de la politique publique en direction des industries créatives et l’innovation numérique ainsi qu’avec les jeunes porteurs de « projets innovants ». Un corpus de documents institutionnels dont le plan stratégique Cameroun numérique 2020 du gouvernement (document de 72 pages) sont aussi analysés. L’approche qualitative privilégiée ici nous permet de confronter le discours de l’État aux réalités observées (pendant nos enquêtes) dans les régions anglophones, notamment à Buea et Limbé dans le sud-ouest du Cameroun, présentées par les pouvoirs publics comme la Silicon Valley du Cameroun [3]. L’objectif : mettre en lumière les rationalités qui travaillent la politique de l’État en direction du numérique, ainsi que le discours qui l’accompagne.

4Cette contribution, en plus de montrer l’inscription du Cameroun dans les dynamiques de publicisation et de légitimation de ce nouvel ordre socio-économique et discursif, saisit la manière dont l’innovation apparaît dans le dispositif discursif des pouvoirs publics sur l’économie numérique comme un moyen sinon de résoudre, du moins de pallier la crise de gouvernance politico-économique traduite entre autres par le chômage massif des jeunes et l’instabilité politique de certaines régions du pays sur fond de mal-être de la jeunesse et de dénonciation d’une gouvernance bureaucratique et monopolistique. Cette recherche apporte aussi un éclairage sur une politique publique de l’innovation et de la créativité prise entre logiques endogènes et injonctions à la créativité issues des organisations supra-étatiques. En effet, le discours numérique et de l’innovation des autorités publiques camerounaises participe de la mise en place d’une (nouvelle) doxa économique avec l’imposition d’une vision du développement adossée aux technologies et l’innovation numériques.

L’économie-numérisation du discours politique ou la construction étatique de la doctrine de l’innovation

5L’économie-numérisation du discours étatique est symbolisée par la formule « génération Android [4] » employée par le chef de l’État Paul Biya, le 10 février 2016, pour qualifier la jeunesse camerounaise et l’inviter à prendre ses responsabilités, à « relever le défi de son temps », celui de l’économie et l’innovation numériques. L’appropriation politico-médiatique de cette formule au cours des dernières années met en évidence une dimension importante de la construction discursive de l’économie et l’innovation numériques en tant qu’idéologie. L’un des signes du succès de cette formule et de l’idéologie créative est le figement de formules comme « jeunesse Android », « village Android », etc. L’influence de cette idéologie se fait ressentir dans tous les segments sociaux. Elle n’est plus uniquement l’apanage des politiques et autres consultants mobilisés par le gouvernement. En effet, un(e) octogénaire détenant un smartphone et s’en servant relativement bien est un « grand-père ou une grand-mère Android ». La reprise par la presse, du fait du capital politique et symbolique du chef de l’État, fait aujourd’hui de l’économie numérique et l’innovation qui la caractérise une question au cœur du développement du Cameroun.

6S’il suscite une forte critique au sein de l’opposition politique, le « don » ponctuel de 500 000 ordinateurs par le président de la République aux étudiants camerounais afin qu’ils puissent réussir « l’arrimage au phénomène marquant qu’est l’économie numérique », précise le chef de l’État, marque un tournant dans le discours étatique avec une sorte de consécration de l’innovation numérique. L’État dans sa stratégie discursive, comme c’est le cas dans les discours politiques et des entreprises sur l’économie et l’innovation numériques, fait des injonctions (Andonova, 2015 ; Moeglin, 2018). Une analyse des injonctions étatiques à la créativité et à l’innovation met en évidence plusieurs promesses.

L’innovation et l’économie numériques comme gage de transformation et de développement économique du Cameroun

7Dans les registres d’injonctions à l’innovation numérique, on note l’émergence d’une rhétorique présentant celle-ci comme gage de transformation et de développement économique du Cameroun. Dans le plan stratégique Cameroun numérique 2020, document de stratégie gouvernementale en direction de l’économie numérique, le Premier ministre voit dans l’économie et l’innovation numériques un des « leviers prioritaires de l’industrialisation au Cameroun et du développement économique ». Le chef du gouvernement s’inscrit dans la logique du président de la République, qui les décrit comme un « accélérateur de croissance ». Pour la ministre des Postes et Télécommunications, cela « représente une alternative incontournable pour la création des richesses ». En effet, la forme de l’injonction n’est pas anodine. Comme les ordres, elle est « révélatrice du contexte politique […] et des représentations des autorités sur l’état d’esprit des hommes qui devront passer à l’acte » (Richardot, 2016, p. 24). Dans un contexte camerounais marqué par un chômage massif des jeunes [5], l’époque s’y prête. L’entrepreneuriat idéologique y voit la condition de l’émergence économique du Cameroun.

8La mobilisation politico-discursive autour de l’innovation numérique montre des premiers résultats. La réponse des jeunes au projet Ticforjob (700 projets en quelques semaines) apparaît comme un indicateur de l’adhésion d’une partie de ceux-ci au discours idéologique. Tout porte à croire que le Cameroun numérique 2020 sera un pays économiquement révolutionné, à en croire la ministre des Postes et Télécommunications : « le numérique aujourd’hui bouleverse et révolutionne l’intégralité des secteurs économiques ». Le discours idéologique de l’innovation et de la créativité catégorise les jeunes comme les « inventeurs », les « créateurs », et de ce fait, ils sont en quelque sorte surestimés. Le discours étatique en parle en mobilisant une rhétorique très valorisante : « génération Android », « lions indomptables des TIC », « génies créateurs », « inventeurs », « startupeurs », « globe-trotter de l’économie numérique », etc. Contrairement à la « comparaison dépréciatrice » dont parle Frédéric Lebaron (2016) en ce qui concerne le discours économique en faveur de l’évolution du modèle social français, il s’agit au Cameroun d’une comparaison appréciatrice pour l’impulsion d’une dynamique économique portée par l’innovation numérique.

9Contrairement aux contextes occidentaux où la référence créative est beaucoup plus présente dans le champ des industries culturelles – musique, cinéma, édition, jeu vidéo, etc. (Bouquillion et al., 2015) –, l’État au Cameroun a tendance à l’inscrire dans le champ du développement industriel. Elle semble au cœur de la « politique économique » du pays. Dans cette perspective, l’innovation et la créativité sont le fondement non pas de l’économie créative, mais de l’économie tout court ; elles se présentent comme un palliatif à l’échec de la politique industrielle. Les filières concernées sont celles des technologies de l’information et de la communication (TIC) et non pas des mondes de l’art (Becker, 1988). Ici, l’idéologie créative est gouvernée par l’idéologie développementiste. « Il n’est pas question de savoir comment on se développe, mais de montrer que le développement est une priorité du “père de la nation” » (Atenga, 2011, p. 4). L’économie et l’innovation numériques apparaissent comme un moyen de faire table rase de plusieurs décennies d’une gouvernance économique prédatrice et extravertie.

La promesse d’emplois, de lutte contre le chômage et du bien-être des populations

10Le 11 février 2018, sur une banderole surplombant la place des fêtes de Yaoundé, le boulevard du 20 mai (où se déroulait le défilé des jeunes de la capitale à l’occasion de la fête nationale de la jeunesse), le gouvernement, toujours dans la logique de son discours qui appréhende l’économie et innovation numériques comme le moyen indispensable pour le dynamisme économique du Cameroun, interpellait les jeunes : « Chers jeunes, l’économie numérique est une source incontournable d’espoir et d’opportunités. » Quelques mois après, le même gouvernement, par la voix de la ministre des Postes et Télécommunications, déclarait : « L’économie numérique c’est le phénomène du siècle, qui bouscule tout, qui permet d’accélérer la croissance et de créer l’emploi [6]. » Ces déclarations mettent en évidence l’autre promesse gouvernementale de la créativité et l’innovation numérique. Car l’injonction créative ici voit derrière l’innovation des jeunes le plein-emploi. L’innovation et l’économie numériques sont des instruments de mobilisation socioéconomique des jeunes. Le gouvernement y voit la fin d’une ère : celle du chômage et des tensions sociales. C’est un moment et un élément de rupture. L’État voit le pays entrer dans une ère nouvelle, l’ère de l’emploi et du bien-être pour tous. La doctrine numérique et créative laisse penser que demain, à « l’horizon 2020 », l’économie camerounaise sortira de son informalité structurelle [7]. Sous cet angle, la question de l’innovation numérique est devenue depuis quelque temps et particulièrement en cette année électorale [8], un des enjeux qui cristallisent le débat entre l’opposition politique et la majorité. Si celle-ci ne voit qu’un avenir radieux, celle-là ne perçoit qu’un passé ténébreux, un présent sépulcral, une jeunesse sans emplois, des agents publics clochardisés et des travailleurs paupérisés ; elle ne voit que 36 années d’échec de « politique économique et industrielle » du régime de Biya, au pouvoir depuis 1982. La conjoncture politique participe ainsi à l’ancrage de la question numérique et de la créativité.

11Au-delà, l’intensification de l’usage de technologies numériques contribuera à « la lutte contre la pauvreté par la création d’emplois et l’augmentation du taux de croissance de l’économie nationale [9] ». L’avenir des jeunes et des Camerounais en général en dépend. Le gouvernement compte assurer l’ancrage territorial des TIC. La jeunesse, par sa créativité, doit accompagner l’État dans ce projet qui doit améliorer la vie sociale.

La promesse de modernité par l’arrimage au cyberespace mondial

12Dans un point presse sur le « don » par le chef de l’État de 500 000 ordinateurs aux étudiants camerounais, opération baptisée « un étudiant – un ordinateur », le ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement expliquait que ce « don » marquait « l’intérêt que notre pays avait à engager les jeunes dans le développement de l’économie numérique […] et permettre au Cameroun de s’immerger dans la civilisation du numérique [10]… » En effet, le discours étatique se saisit de la référence au numérique et à l’innovation comme moyen d’accéder à la modernité. Pour les acteurs publics, « l’arrimage au cyberespace mondial », au savoir universel, affineront la créativité de la jeunesse qui fera du Cameroun un pays industrialisé à l’horizon 2020. La « donation » du « père de la nation » « à tous les étudiants Camerounais, ses enfants, nous ses enfants », pour reprendre les mots du représentant des étudiants de l’université de Yaoundé 1 en guise de remerciement [11] au « donateur », semble la solution à l’insularité épistémique et culturelle dont souffre le Cameroun, du moins sa jeunesse, car l’« autoroute planétaire de l’information » lui est désormais ouverte ; elle est désormais « connectée, comme l’explique le ministre de l’Enseignement supérieur, au cyberespace universitaire planétaire… ». Le ministre ajoute : « le chef de l’État offre aux futurs cadres que vous êtes l’opportunité idoine d’être irréversiblement arrimés à la modernité numérique… ». La distribution des ordinateurs aux étudiants entre dans la « politique de formation » des jeunes à l’innovation numérique. Une politique qui repose sur l’idéologie de la production d’une typologie de jeunes « new-look, compétents, compétitifs, créatifs, inventifs, multiplicateurs du savoir et de la croissance et connectés au cyberespace planétaire [12] ». Comment cela est-il possible sans des mécanismes de valorisation, dont Internet ? Car il faut le préciser, l’« accès à l’Internet à domicile demeure encore à 12,3 % en zone urbaine et 1,4 % en zone rurale [13] ». Il faut y ajouter les coupures du réseau par le gouvernement, notamment dans les régions anglophones en proie à la crise sécessionniste [14]. Il s’agit simplement d’inscrire la formation des jeunes dans la doctrine éducative de la créativité (Oger et Levoin 2012).

13Les registres de discours, l’hétérogénéité des acteurs mobilisés – politiques, journalistes, experts, jeunes, profanes –, les espaces de mobilisations permettent d’appréhender la dissémination sociale de la question du numérique et de l’innovation. Cette hétérogénéité et cette convergence traduisent son imposition dans le débat public et la vie sociale. En d’autres termes, on assiste au Cameroun à une forme d’« androïsation » de l’économie et de son discours.

Quels enjeux sociaux et politiques ?

14Quel est le but pour le politique de se saisir de la référence numérique et créative ? Dans les entreprises, en effet, l’injonction à l’innovation « est au service des objectifs managériaux […]. Elle s’inscrit dans un plaidoyer idéologique qui sert assurément la rhétorique managériale » (Andonova, 2015, p. 7). Dans le discours politique au Cameroun, les injonctions à l’innovation numérique et à la créativité profitent d’abord au pouvoir étatique et son élite bureaucratique. Les injonctions à l’innovation numérique et à la créativité font écran à une situation économique et sociale particulièrement précaire avec une informalité structurelle et un chômage endémique. Elles participent d’une stratégie d’occultation d’une situation sociopolitique plus que critique. Dans un contexte de quasi-guerre civile, notamment dans la partie anglophone pourtant considérée comme la Silicon Valley camerounaise, sur fond de mal-être et d’exclusion, le discours numérique est au cœur d’un dispositif qui tend à montrer un Cameroun sinon en pleine transformation économique, du moins dans une phase de transition vers l’émergence et le plein-emploi. La référence à l’innovation voile l’échec ou plutôt l’absence d’une réelle politique économique et industrielle et ses conséquences sur la jeunesse en particulier. Alors que dans les pays industrialisés c’est une tendance à la mutation économique (Bouquillion et al., 2015), cela ne peut pas vraiment être le cas au Cameroun. Peut-on parler de mutation dans une économie encore structurellement informalisée (avec, rappelons-le, 90 % d’emplois créés par le secteur informel) ? Dans le secteur de la création artistique, la piraterie fait prospérer une économie souterraine en pleine structuration. De ces faits, les pouvoirs publics « se préoccupent moins des résultats des politiques énoncées que de la gestion politique de l’action de l’État et de l’incidence sur la légitimité du “père de la nation” […]. Le développement n’est plus un simple choix idéologique, mais un mythe fondateur, fédérateur qui mobilise tous les moyens de la puissance publique au service d’un État-nation hypertrophié » (Atenga, 2011, p. 4).

15En outre, l’absence d’une réelle définition de la notion d’innovation et de son champ d’action par les pouvoirs publics illustre bien le fait que la créativité est aujourd’hui « érigée en norme sociale » (Andonova, 2015, p. 5). Si le flou qui entoure la notion conduit dans les pays industrialisés à son extension à l’ensemble du secteur économique (Bouquillion, 2011), la question de l’économie et l’innovation numériques sert de palliatif à l’absence d’une politique économique ou du moins, à son échec au cours des trois dernières décennies. L’économie et l’innovation numériques apparaissent alors comme le fondement de la politique d’industrialisation du pays. Elles « permettent d’assumer les lacunes du passé et d’orienter la politique vers une plus grande coordination des actions menées » (Catla, 2005, p. 81). Le discours idéologique de l’État, comme dirait Pierre Moeglin, « sert à instrumentaliser la création pour la mettre au service de la croissance économique, dans le contexte de l’essoufflement des moteurs traditionnels de l’économie de marché » (2018, p. 133).

Des injonctions inscrites dans une dynamique globale de conversion de l’économie à la créativité

16La construction idéologique de la créativité et de l’innovation dans les pays dits du Sud s’inscrit dans la dynamique des injonctions à la créativité issues des organisations supra-étatiques. Suivant la logique des institutions de Bretton Woods, les institutions financières régionales (Banque africaine de développement, Banque interaméricaine de développement, etc.) donnent des directives aux États afin que ceux-ci inscrivent la question de l’innovation numérique au cœur de l’action publique. Analysant un rapport du Fonds multilatéral d’investissement, créé pour accompagner le développement du secteur privé en Amérique latine, Alix Benistant et Jérémy Vachet (2018) montrent comment ces institutions mobilisent des notions comme « quatrième révolution industrielle » pour évoquer l’économie numérique et sa capacité à « transformer le développement » de la sous-région Amérique du Sud.

17En ce qui concerne la sous-région Afrique centrale et le Cameroun en particulier, les projets étatiques en cours sont accompagnés par ces institutions porteuses de la doctrine créative néolibérale. Dans la sous-région, plusieurs projets financés à hauteur de 146,14 millions d’euros par la Banque africaine de développement sont par exemple en cours de réalisation. L’économie et l’innovation numériques comme paradigme nouveau de développement, contribuerait à la paix et la cohésion sociale, et serait en mesure d’aider à la résolution « des grands problèmes sociaux, économiques et écologiques » (Benistant et Vachet, 2018, p. 104). Quoi de mieux pour les pouvoirs publics au Cameroun dans un contexte traversé par une crise politique majeure ! Les acteurs publics camerounais, comme c’est le cas ailleurs en Afrique, notamment en Côte d’Ivoire et au Mali [15], en relayant localement l’idéologie créative, se l’approprient et l’adaptent à la situation locale. L’élite bureaucratique nationale participe ainsi à la construction d’un discours hégémonique, l’hégémonie étant entendue ici comme « la capacité qu’a un groupe social, d’exercer la direction intellectuelle et morale sur la société, sa capacité de construire autour de son projet un nouveau système d’alliances sociales [16] ».

Références bibliographiques

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  • Bayart, J.-F., L’État au Cameroun, Paris, Presses de Sciences Po, 1979.
  • Becker, H., Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
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  • Bouquillion, P., Miège, B. et Moeglin, P., « Industries du contenu et industries de la communication. Contribution à une déconstruction de la notion de créativité », Les enjeux de l’information et de la communication, supplément no 16/3B [en ligne]. En ligne sur : <lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015-supplementB/Enjeux-SupplB2015.pdf>, page consultée le 27/09/2018.
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  • Moeglin, P. et Tremblay, G., « Industries culturelles, politiques de la créativité et régime de propriété intellectuelle », in Bouquillion, P. (dir), Creative Economy – Creative Industries. Des notions à traduire, Saint Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2012, p. 191-214.
  • Ollivier-Yaniv, C., L’État communicant, Paris, Presses universitaires de France, 2000.
  • Oger, C. et Levoin, X., « Des industries créatives aux politiques éducatives : la créativité en contexte », in Bouquillion, P. (dir), Creative Economy – Creative Industries. Des notions à traduire, Saint Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2012, p. 171-190.
  • Richardot, S., « Comment faire faire sans le dire ? Formulation des ordres, obéissance et crimes de guerre », in Ambroise, B. et Geay, B. (dir.), Langage et politique. L’efficacité du langage en question, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 23-38.

Mots-clés éditeurs : idéologie de la créativité, injonction à l’innovation numérique, État au Cameroun, stratégie politique

Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0187

Notes

  • [1]
    L’opération de distribution des ordinateurs portables aux étudiants, présentée comme un don du chef de l’État par le gouvernement, a suscité une vague de critiques dans le pays. En effet, l’opération baptisée « un étudiant – un ordinateur » est le fruit d’une dette d’un montant de 75 milliards de francs CFA contractée par l’État du Cameroun auprès de la banque chinoise Exim Bank, remboursable sur 20 ans. Il s’agit donc en réalité d’une opération financée par le contribuable camerounais.
  • [2]
    Issa Tchiroma Bakari, ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement, à l’occasion d’un point presse à Yaoundé le 29 décembre 2017.
  • [3]
    La région anglophone de Buea est considérée comme un véritable incubateur numérique du fait des start-ups et autres projets innovants qui s’y développent. Cependant, comme l’ensemble des régions anglophones du Cameroun, la région est en proie aux troubles sociopolitiques depuis que la « crise anglophone » est entrée dans sa phase armée en 2016.
  • [4]
    Rappelons qu’Android est le système d’exploitation mobile open source de Google qui, selon le site spécialisé <www.frandroid.com/android>, « équipe la majorité des smartphones et tablettes du marché. Il est le système d’exploitation mobile numéro un dans le monde » (page consultée le 27/09/2018).
  • [5]
    Selon les chiffres de l’Institut national de la statistique (2015), près de 40 % de jeunes au chômage sont diplômés de l’enseignement supérieur.
  • [6]
    Voir le journal télévisé de 20 h sur la chaîne privée Équinoxe télévision, 24 mai 2018.
  • [7]
    Précisons que le secteur formel ne crée qu’environ 10 % d’emplois et que près de 90 % des travailleurs camerounais sont dans l’informel, selon une étude de l’Institut national de la statistique sur la productivité du secteur informel (2013).
  • [8]
    2018 est une année électorale au Cameroun (élection présidentielle, sénatoriale, etc.).
  • [9]
    Voir le plan stratégique Cameroun-Numérique 2020, p. 7.
  • [10]
    Point presse donné le 29 décembre 2017 à Yaoundé.
  • [11]
    Voir le journal télévisé de 20 h sur la chaine privée Équinoxe télévision, 26 déc. 2017.
  • [12]
    Discours prononcé à l’occasion de l’ouverture des travaux de l’Assemblée générale de la Conférence des recteurs des universités francophones d’Afrique et de l’Océan Indien le lundi 19 février 2018 à l’université de Dschang, Cameroun.
  • [13]
    Selon une étude de l’ART-INS citée dans le plan Cameroun-Numérique 2020, p. 3.
  • [14]
    Précisons que la partie anglophone du Cameroun, pourtant l’écosystème numérique du pays (le sud-ouest précisément), connait, en raison de la crise sociopolitique qu’elle traverse depuis deux ans, des coupures d’Internet (souvent de longue durée : six mois) par les pouvoirs publics afin de s’assurer du contrôle de l’intense activité des séparatistes anglophones sur les réseaux sociaux numériques devenus le moyen de mobilisation des populations contre le pouvoir francopho-centré de Yaoundé.
  • [15]
    Le « don » d’ordinateurs par Paul Biya aux étudiants n’est pas une exclusivité camerounaise en Afrique. Une opération similaire et quasiment du même nom « Un étudiant – un ordinateur – une connexion Internet » s’est déroulée en Côte d’Ivoire (2016) et au Mali (2018).
  • [16]
    Mattelart, cité par Benistant et Vachet (2018), p. 106.

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