1Benoît Le Blanc : Vous êtes directeur de la technologie à IBM France et vous dirigez les sites IBM de Nice-Sophia-Marseille. Vous avez donc été en position privilégiée pour observer les changements induits par les technologies de communication et leur influence sur la communication humaine au cours des dernières années. Qu’est-ce qui, selon vous, a marqué la communication en trente ans ?
2Frédéric Allard : Sur cette période, je vois trois pistes pour cadrer ce qui s’est opéré. La première porte sur les technologies en elles-mêmes et sur la rapidité avec laquelle l’évolution s’est déroulée. La deuxième concerne le consommateur, l’utilisateur, dont la façon d’accéder à l’information, et du même coup de consommer les technologies, a elle aussi beaucoup changé. Enfin, la troisième piste vient des sources d’information ; au fil du temps, on a pu aller chercher les informations d’une manière beaucoup plus globale, sur des sujets d’intérêt beaucoup plus variés, parfois sur des points de détail qui étaient insignifiants il y a quelques années.
3Par nature, les technologies ont toujours évolué. Mais ce qui est frappant ici c’est la rapidité, la fulgurance, avec laquelle tout cela s’est réalisé, que ce soit au niveau de la téléphonie mobile, du mail, de l’Internet, des réseaux sociaux, des objets connectés, des assistants cognitifs, et bien d’autres. Mais je crois qu’en complément à cette vitesse, il y a eu un autre phénomène notoire : l’émergence simultanée, voire la concurrence, entre de multiples nouvelles technologies. Si l’on regarde la téléphonie, au fil des décennies il y a eu des améliorations par affinages successifs et l’évolution s’est faite avec le remplacement d’une technologie par une autre. Depuis quelques années, la compétition entre plusieurs technologies matures se traduit par la possibilité de transporter la voix sur IP, ou bien de faire des SMS vocaux ou des prises vidéo. Le résultat de cette concurrence a été une sorte de convergence entre solutions, chaque technologie se combinant avec une autre de manière à fournir des usages différents et des accès nouveaux.
4Au niveau du consommateur, le téléphone n’a plus été vu comme un simple outil de communication vocale, ni la télévision comme un simple moyen d’accès à des informations prémâchées et sans interactivité. Chacun s’est retrouvé avec des moyens permettant de consommer différemment la communication et l’information en devenant acteur de ce flot d’information. Connectée à Internet, la téléphonie mobile a ouvert au commerce en ligne et à toute une série d’actions devenues possibles du fait de l’interconnexion d’éléments, tous rendus numériques. La possibilité de converser avec des gens que l’on ne connaît pas est devenue une réalité. S’il n’est toujours pas réaliste de composer un numéro de téléphone au hasard pour entamer une conversation, il est maintenant très fréquent d’exprimer un point de vue qui sera lu par des inconnus, ou d’interpeller un inconnu à la suite d’un point de vue qu’il a lui-même émis. L’organisation des forums de discussion, puis des réseaux sociaux numériques, par thème, par domaine ou par affinité, a conduit tout le monde non seulement à consommer l’information qui lui arrive ou qu’il va chercher, mais aussi à fournir des informations que d’autres personnes consommeront.
5Cela amène à cette troisième dimension relative à la mutation des sources d’information. Au-delà de la transformation du consommateur en fournisseur d’information, on voit que toutes les données, d’où qu’elles proviennent, peuvent devenir quelque chose qui se transforme dans un premier temps en informations, puis par le positionnement de ces informations dans des contextes spécifiques, peuvent contribuer à créer des puits de connaissances.
6Des combinaisons liées à la concurrence entre les technologies ; des changements pour un rôle de plus en plus actif des consommateurs d’information ; la constitution de puits de connaissances : voilà les trois points qui ont émergé au cours de ces dernières années et qui ont bouleversé les habitudes et les modalités de communication. Derrière tout cela, on va retrouver des personnes conscientes de la valeur de la donnée, de celle des plates-forme d’information, des plates-forme de connaissances, et qui vont être capables d’en tirer profit, souvent – mais pas toujours – à bon escient. Globalement, tout cela conduit à faire qu’un nouveau monde se crée autour de la donnée, de l’information et de la connaissance.
7Benoît Le Blanc : Pouvez-vous apporter une précision sur ces « puits de connaissances » ? Il ne doit pas s’agir du trou qui s’enfonce et dont on perd de vue le fond ?
8Frédéric Allard : En effet, c’est l’idée du lieu où l’on vient puiser de la connaissance auquel je fais référence. Ce n’est pas le grand trou dans lequel on met tout ! Bien qu’il faille reconnaître que la donnée a été vue un peu comme cela : un « trésor » que l’on amoncelle en pensant que cela pourrait un jour avoir de la valeur mais sans véritablement se poser la question de ce que sera son exploitation future. Aujourd’hui, la chaîne données-informations-connaissances est beaucoup mieux maîtrisée.
9Benoît Le Blanc : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué sur ces mutations dans les manières de communiquer ?
10Frédéric Allard : Je pense que le plus marquant est ce qui est lié à la prise de conscience de la valeur de la donnée, de l’information, à la prise de conscience du fait que tout cela permet de construire des puits de connaissances qui vont alors regrouper des individus, des entreprises, des groupes de consommateurs ou des personnes ayant un intérêt commun. Tout cela s’est combiné avec l’instantanéité des échanges, avec le fait que l’on a des modes de communication diversifiés et avec une certaine richesse dans les contenus échangés. De nouveaux usages, de nouvelles façons de consommer ont émergé. On ne gère plus aujourd’hui les photos ou les vidéos de la même façon qu’auparavant. La photo numérique a été en soi un contributeur à la profusion d’informations. On ne prend plus des photos en étant obligé de vérifier s’il reste de la place sur la pellicule… Alors, on finit par tout prendre en photo !
11Ces changements dans les modes opératoires ont eu un impact sur les individus mais également dans la transformation des entreprises. Pour les entreprises, nous nous sommes posé la question de savoir comment les accompagner, comment faire pour que l’abondance des données soit mise au service d’un métier, ou du contact quotidien avec le client, ou encore de la gestion des activités. Ces nouvelles possibilités ont permis d’accéder à de nouveaux marchés, d’améliorer la performance au sein des entreprises, et même de développer de nouveaux modèles d’entreprise. Aujourd’hui, la plupart des entreprises se réinventent grâce à, ou à cause de cela. D’une certaine façon, elles se retrouvent obligées d’un côté de regarder comment tirer profit de ces nouvelles possibilités dans leur métier, et de l’autre de prendre en considération les points sur lesquels risquent d’émerger des concurrents qu’elles n’auraient pas vu venir. Tout cela relève de la « transformation digitale », sujet au cœur des enjeux actuels. La sécurisation de la donnée, le respect de l’individu, la transparence des algorithmes sont des domaines nouveaux. Il est important de comprendre ce que l’on donne, ce que l’on produit en termes de données et d’informations. Il faut faire en sorte que cela ne soit pas utilisé à mauvais escient.
12Benoît Le Blanc : Tout cela constitue une vision très positive et un monde idéal. Quand vous dites que les gens prennent conscience de l’information, est-ce qu’il n’y en a pas aussi qui n’ont aucun recul sur ces informations et qui y voient ce qu’ils pensent être une vérité ? Comment pensez-vous que tout cela va évoluer ?
13Frédéric Allard : Pour certains, l’évolution technologique est une euphorie, un sentiment de bien-être général. Pour eux, il n’y a pas de limite : tout va constamment se bonifier. Mais nous savons bien que les visions exponentielles de l’évolution n’existent pas et que, à terme, cela finit par se réguler. La prise de conscience de la valeur des données va être associée aux limitations que l’on peut avoir à partager ses propres données d’une manière publique, à mettre sa vie entière en exposition sur des systèmes complètement ouverts. Nous commençons tous à prendre conscience des risques liés à cette ouverture des données. Cela alimente déjà les réflexions que tout un chacun va être amené à faire. Le comportement des individus va changer leur rapport à la technologie, à la donnée. Un certain alignement va se produire. Cela va se faire quelquefois d’une manière fluide, mais cela risque aussi de se faire dans la douleur. Certaines personnes ou entreprises vont se rendre compte que tout ce qu’ils ont pu donner comme information, au cours des dernières années, peut être utilisé à leur insu et pas toujours pour leur bien. Je pense qu’une sorte de calibration va s’opérer, avec l’aide des régulateurs et de plates-formes maîtrisées par des tiers de confiance. C’est déjà le sens porté par le règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe.
14Certaines études annoncent que 70 % de la population mondiale va habiter dans des villes à l’horizon 2030. Nous devrons nous attacher à ne pas polluer la planète, ne pas aggraver le changement climatique, à contribuer au bien-être de l’humain. Le traitement de ces grands thèmes se fera en s’appuyant sur des données ou de l’information. En même temps, cela va nous faire prendre conscience de la raison pour laquelle ces données sont utiles et peuvent vraiment aider à aller dans le bon sens. Une prise de conscience est nécessaire, mais il faut aussi et surtout que tout le monde joue le jeu de rendre tout cela beaucoup plus transparent. On voit bien que le point majeur tient dans la responsabilisation du RGPD. Comment l’entreprise et ses sous-traitants se partagent la responsabilité ? Comment va se coordonner la chaîne pour que personne ne puisse dire : « ce n’est pas moi, c’est l’autre » ? Aboutir à un résultat plus cohérent passe par la prise de conscience et la responsabilisation. C’est fondamental pour les données.