Notes
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Les désignations reprises ont été relevées au sein des newsletters de campagne de l’INCa.
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Cette réflexion épistémologique fait l’objet d’un développement approfondi dans le cadre de recherche doctorale en cours.
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[3]
Cette notion est mobilisée par plusieurs travaux en SIC comme nous avons pu le mentionner brièvement dans l’introduction.
1Depuis la loi de santé publique du 9 août 2004, la promotion des programmes de dépistage fait partie des missions de l’Institut national du cancer (INCa), agence sanitaire et scientifique de l’État placée sous la cotutelle du ministère des Solidarités et de la Santé, et du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Cette promotion s’effectue à travers des campagnes de communication publique qui recommandent, voire prescrivent l’adoption d’un style de vie prévoyant (Comby et Grossetête, 2013) et peuvent ainsi être considérées comme des instruments de biopolitique (Ollivier-Yaniv et Rinn, 2009) dont l’objectif est la régulation, la normalisation et l’uniformisation des comportements et l’individuation des responsabilités. Dans le cadre de la promotion des dépistages des cancers, la communication se substitue ainsi aux dispositifs de coercition (Ollivier-Yaniv, 2013). Elle articule deux types d’objectifs : celui d’informer et d’éduquer et celui de convaincre, de persuader et d’inciter.
2Politique de prévention et communication entretiennent un lien complexe qui peut notamment être expliqué par un modèle intégratif et configurationnel qui décrit leur dépendance réciproque (Ibid.). Dans cette configuration, responsables politiques, institutions publiques et société civile coproduisent la communication et l’action publique. L’interdépendance de ces acteurs leur permet notamment un accès aux publics, ce processus n’étant pas exempt de tensions et d’intérêts répondant à des logiques professionnelles propres (Ollivier-Yaniv, 2001). Si ces modèles permettent de penser la fabrication des messages de prévention et éclaircissent notamment le rapport entre communication et politique de prévention, la prise en compte du public reste source de questionnement. La question fondatrice de notre réflexion est donc la suivante : comment se construit le rapport au public au sein de ces configurations ?
3Par ailleurs, les notions de médiation et de réception font l’objet de discussion. L’émergence du concept de médiation permet de décrire l’agencement et l’articulation de l’ensemble des catégories produites par les études de réception parmi lesquelles celle de public et de récepteur (Servais, 2017). Les multiples acceptions de la notion de « public » rendent compte de la complexité à les aborder aussi bien par les chercheurs que par les spécialistes de la communication, dans leurs pratiques professionnelles. Ce concept présente une acception collective (le public peut alors être qualifié de masse, de grand public, etc.) ou individuelle lorsqu’il s’agit de comprendre le rapport particulier du récepteur à l’objet étudié et de se centrer sur son expérience. Définis comme « produits dynamiques de processus historiques et contingents de désignation et de représentation, mais aussi de subjectivation, d’appropriation, d’engagement, de constitution, de performance, etc. » (Ballarini et Ségur, 2018, p. 10), les publics sont en partie construits par les acteurs de l’institution comme par les chercheurs : désigner un groupe d’individus comme public contribue à faire devenir public les individus désignés. La réception médiatique peut alors être considérée comme configurant des collectifs où l’opinion se forge « dans une adresse à autrui » et ainsi « nécessairement en contexte » (Servais, 2017).
4L’article propose une réflexion sur la notion de médiation en y intégrant une approche configurationnelle afin de mettre en avant les relations de pouvoir qui s’instaurent entre publics et énonciateurs des recommandations. La réflexion s’appuie sur une recherche doctorale déployant une approche inductive et compréhensive du phénomène. Les données sont issues des différents dispositifs d’information constitués en corpus (page Facebook de l’institution INCa, observations de séances d’information – réunions collectives et stands – sur le dépistage réalisées par des acteurs institutionnels départementaux en lien avec des associations), mais également du métadiscours de l’institution sur ses propres campagnes (documents de cadrage, newsletters et communiqués de presse). Il s’agit de montrer qu’à travers le caractère adressé des dispositifs politique et médiatique qui constituent la prévention, le destinataire désigné comme « public » configure la fabrication des campagnes autant qu’il tend à être configuré (notamment par anticipation des communicants) par ces dernières.
La communication sur le dépistage des cancers : un processus de médiation
5Très discutée en SIC, la notion de médiation renvoie à la fois à des approches théoriques et opératoires. Dans la définition de la communication comme médiation proposée par Jean Davallon (2004, p. 53), elle consiste en la « mise en œuvre d’un élément tiers rendant possible l’échange social, alors même que les univers de la production et de la réception sont a priori par nature disjoints ». Les éléments constitutifs de la communication n’occupent plus une place centrale dans la définition au profit de leur articulation au sein d’un dispositif. Ainsi, au-delà d’une simple transmission et d’une simple interaction, envisager la communication sur le dépistage des cancers comme un processus de médiation permet alors de penser le processus dans sa globalité en articulant les univers de la production, de la diffusion et de la réception. En effet, les recommandations traversent des espaces sociaux multiples et font l’objet de transformations en amont (qui visent à aboutir au consensus scientifique et au cadrage politique) et en aval, par une série d’acteurs qui occupent successivement la position de destinataire et d’énonciateur de la recommandation (institutions sanitaires, professionnels de santé, associations, journalistes, etc.). Ils sont impliqués dans des logiques de coproduction, sont en situation d’interdépendance ; ils sont à l’origine de la production ou participent à des dispositifs aux dimensions sociale, technique et sémiotique. Ces dispositifs s’adressent de façon différenciée à leur(s) destinataire(s) notamment en fonction de leurs origines sociales et culturelles. Le discours qui accompagne et contribue à leur production est porteur de catégorisations qui participent à construire des « publics » (parmi eux les publics féminins, et plus particulièrement les publics dits « éloignés [1] » composés des femmes d’origine étrangère et appartenant aux « catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées »).
6La recommandation institutionnelle peut ainsi être conçue comme un énoncé qui se transforme au prisme des acteurs qui en deviennent les énonciateurs et des « publics » auxquels elle s’adresse. Les travaux de Jeanneret (1994) sur la vulgarisation scientifique permettent également de saisir d’autres enjeux. L’appropriation de la recommandation peut ainsi être considérée comme une opération de transmission et d’acquisition de savoirs qui transforment et reconstruisent la connaissance des individus de façon réciproque. Lors des réunions d’information collectives observées, les chargés de prévention se réapproprient par exemple des témoignages transmis par les publics lors de séances précédentes pour appuyer leur argumentation. La recommandation est transformée et enrichie par l’usage du témoignage. Elle peut aussi être dégradée lorsque seule l’information sur les bénéfices est délivrée en occultant les risques de l’examen. Les observations réalisées montrent que c’est particulièrement le cas lorsque les chargés de prévention s’adressent à des populations dont ils anticipent des difficultés de compréhension en raison de caractéristiques socioculturelles.
7Dans une autre définition de la médiation, Bernard Lamizet (1992, p. 12) met au centre de la communication, le rapport à autrui. La communication est « une médiation qui donne une forme communicable à l’appartenance sociale et politique du sujet à une communauté au sein de laquelle il est un parmi d’autres ». La médiation permet ainsi à l’individu d’articuler sa singularité et son appartenance collective. « L’espace de la communication » y est défini comme « espace de pouvoir » (Ibid., p. 190) dans lequel se jouent des enjeux de légitimation pour l’énonciateur. Dans notre cas, entre les énonciateurs de la recommandation et leurs publics se configure ainsi au sein du dispositif un ensemble de relations asymétriques constituées autour du rapport à l’expertise, au savoir légitime et à la norme transmise.
8En outre, définie comme « lieu de relationnalité » (Meunier, 2007), la médiation est un « processus constitutif qui fait “être” » (Ibid., p. 325) par la mise en présence et les relations tissées entre « des individus et des choses » qui « s’entre-définissent dans un mouvement de réciprocité et d’interdépendance » (Ibid., p. 326). Cette approche de la médiation, ancrée en sociologie des usages, permet de définir la réception des recommandations par les publics par son caractère conjoncturel et mouvant. Meunier souligne en effet que « ni les usages, ni la consommation, ni les significations, ni les effets ou même les identités ne soient fixés d’avance. Au contraire, ils ne peuvent être compris adéquatement en dehors des rapports qui les construisent » (Ibid., p. 326). Le sens des pratiques des publics, et leur appropriation des recommandations deviennent ainsi saisissables dans cette « relationnalité » et dans l’articulation des éléments composant le dispositif.
Une approche configurationnelle de la médiation
9À partir de ces définitions, nous proposons d’adopter une approche configurationnelle de la médiation afin de mettre l’accent sur le pouvoir qui est constitutif des relations entre les acteurs prenant part aux dispositifs. Médiation et configuration partagent en effet des traits communs par leur caractère conjoncturel et en tant qu’elles sont constituées par l’interdépendance des sujets (voire des objets) qui les composent [2]. Les acteurs énonciateurs de la recommandation ne sont, en effet, pas socialement neutres, leur action est marquée par des intentions, des intérêts et des logiques sociales spécifiques. La médiation comporte une dimension stratégique qui permet d’être soulignée grâce au complément apporté par la notion de configuration. Elle permet de mettre en évidence le caractère asymétrique des relations de pouvoir évoquées plus haut.
10La notion de configuration, proposée par le sociologue Norbert Elias [3], permet de qualifier les acteurs sociaux et les relations qu’ils entretiennent au sein de la société. Elle peut être synthétisée comme étant le réseau d’individus ou de groupes, alliés ou adversaires, qui entretiennent des relations d’interdépendance et qui exercent les uns sur les autres des contraintes réciproques, dont la force dépend du pouvoir de l’individu/du groupe au sein de cette configuration. Considérer les relations qu’entretiennent des groupes d’acteurs intervenant dans la médiation des recommandations sur le dépistage comme une configuration permet de prendre en compte leur interdépendance et l’interpénétration de leurs actes. La notion permet de s’affranchir d’un structuralisme décrivant les agents sociaux comme pris dans des structures sociales qui sont indépendantes de leur conscience et de leur volonté et qui participent au déterminisme et à la reproduction sociale. Si les « formations sociales » exercent des « contraintes » sur l’individu, celui-ci est considéré comme participant aux contraintes et non plus seulement comme les subissant. Au sein de ces configurations, le pouvoir est considéré comme une « spécificité structurelle d’une relation » (Elias, 1991, p. 108) qui s’exprime notamment par la dépendance réciproque. Ces configurations sont instables ; les tensions et la conflictualité s’instaurant sont conjoncturelles. Le pouvoir des acteurs en présence fluctue ainsi en fonction des relations au sein de la configuration.
11Les données recueillies lors de notre observation des séances d’information témoignent de ce phénomène d’interdépendance des publics et des acteurs en charge de l’information. Entre eux, s’établissent tout d’abord des attentes réciproques, tacites ou explicites. Le chargé de prévention, tout comme le communicant de l’institution, anticipe ce qu’il définit comme « son public » au sein d’une stratégie à travers des caractéristiques et des désignations ; les « publics » attendent en retour la délivrance d’une information fiable et forgent les représentations d’un « expert », détenteur du savoir. De surcroît, la variation des acteurs en présence selon le dispositif modifie la façon dont l’information est transmise et appropriée, mais aussi la façon dont le public se constitue. Les médiations de la recommandation sur le dépistage du cancer peuvent ainsi être considérées comme des configurations où les chaînes d’interdépendances varient selon le dispositif d’information et les groupes d’acteurs impliqués (associations, institutions, sociétés savantes, etc.) qui entretiennent également en leur sein des relations d’interdépendance. Ces configurations sont marquées par des tensions propres aux relations entre les acteurs – du fait de la revendication d’un meilleur accès au public, d’une action plus légitime entre les acteurs associatifs et de proximité par exemple. Du point de vue des publics, les tensions peuvent se matérialiser par un refus de participer, de se soumettre aux modalités imposées du dispositif mais aussi dans une négociation de l’information.
L’appropriation des recommandations : un produit de la configuration
12L’approche configurationnelle de la médiation nous permet alors de prendre en considération les rapports de pouvoir constitutifs de la transmission des recommandations entre les publics et les acteurs en charge de l’information. Envisager la communication sur le dépistage des cancers comme une médiation permet en effet de considérer les acteurs définis comme des publics comme un ensemble qui se configure en fonction de l’articulation entre acteurs, discours et dispositifs de communication. En contexte (en particulier celui d’une réunion d’information), l’appropriation des messages se construit en fonction du dispositif, des acteurs en présence et de la rhétorique qu’ils déploient. Réciproquement, l’information délivrée par les chargés de prévention dépend de leurs pratiques informationnelles, du dispositif et de leurs reprises et adaptations de l’information institutionnelle en fonction des « publics » et de leur action lors des séances. Enfin, les acteurs institutionnels dépendent de la présence des « publics » pour démontrer l’efficacité de leur action à travers les données de participation.
13L’appropriation des recommandations est donc le produit d’une situation singulière, marquée par l’interdépendance des acteurs mis en relation et par leur engagement dans la situation. Lors des séances d’information, les arguments et contre-arguments mobilisés et leur articulation dépendent de la singularité de la configuration. L’observation de l’appropriation de l’information sur le dépistage par les « publics » permet ainsi de montrer la façon dont elle se construit dans une configuration particulière, sur la base de représentations préexistantes qui se confrontent avec les représentations des acteurs délivrant l’information et ceci, au travers des interactions constitutives de la réunion d’information. L’appropriation de l’information, et la formulation d’opinions sur la façon dont elle est transmise et les acteurs qui la véhiculent sont fonction de ces configurations.
14Ainsi, la notion de configuration permet de saisir le fait que chaque individu peut potentiellement appuyer, relayer, contester, critiquer voire rejeter les recommandations. Si cette notion dote le « public » des mêmes attributs que tout autre acteur de la configuration, les relations s’établissant entre des acteurs aux positions et aux caractéristiques asymétriques sont des relations de pouvoir qui sont déterminantes dans l’appropriation des recommandations. En contexte d’information, les contraintes caractérisant les groupes sociaux les plus défavorisés les placent initialement dans une situation de plus faible pouvoir et de plus grande dépendance au sein de la configuration. Dans les foyers de migrants ou résidences sociales, les dispositifs d’information sont ainsi, dans certains cas, imposés sans consentement. Le pouvoir s’observe également dans les prises de parole plus fréquentes et dans la capacité à contredire publiquement les arguments des chargés de prévention. Les individus ayant un statut social plus élevé occupent une position plus équilibrée dans la configuration qui leur permet d’affirmer et de communiquer leur opinion publiquement. En outre, le « public » peut aussi être en position d’énonciateur de la recommandation lorsqu’il relaie les messages dans son groupe social. Détenteur de l’information, issue d’une expertise reconnue comme scientifique, ces individus se retrouvent alors en position de pouvoir au sein de la configuration qu’ils forment avec leurs pairs.
15Pour conclure, la communication sur le dépistage peut être considérée comme une médiation à plusieurs égards. D’un point de vue théorique, lorsqu’il s’agit de définir le processus global ; opératoire lorsqu’on considère les médiations comme plurielles en reconstituant la multiplicité des situations de communication à l’œuvre entre l’énonciateur institutionnel de la recommandation, les acteurs tiers et les « publics destinataires ». Proposer une approche configurationnelle de la médiation des recommandations sur le dépistage nous permet de mettre l’accent sur l’asymétrie constitutive des relations de pouvoir entre ces acteurs. Au sein de cette médiation, le « public » peut ainsi être qualifié par son caractère mouvant et par son interdépendance avec les autres acteurs en présence. L’articulation des acteurs, discours et dispositifs fait ainsi la singularité de la configuration. L’appropriation des « publics » est enfin conjoncturelle. Elle est le produit d’une configuration singulière, où les contraintes qui s’exercent sur les individus (et sont exercées par ceux-ci) sont déterminantes.
Références bibliographiques
- Aldrin, P., Hubé, N., Ollivier-Yaniv, C. et Utard, J.-M., Les Mondes de la communication publique. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
- Ballarini, L. et Ségur, C. (dir.), Devenir public. Modalités et enjeux, Paris, Mare & Martin, 2017.
- Comby, J.-B. et Grossetête, M., « La morale des uns ne peut pas faire le bonheur de tous. Individualisation des problèmes publics, prescriptions normatives et distinction sociale », in Coulangeon, P. et Daval, J. (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 341-353.
- Davallon, J., « La médiation : la communication en procès », Médiation & information, no 19, 2004, p. 37-59.
- Elias, N., Qu’est-ce que la sociologie, Paris, Pocket, 1991.
- Jeanneret, Y., Écrire la science : Formes et enjeux de la vulgarisation, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Science, histoire et société », 1994.
- Lamizet, B., Les Lieux de la communication, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1992.
- Meunier, D., « La médiation comme “lieu de relationnalité” », Questions de communication, no 11, 2007, p. 323-340.
- Ollivier-Yaniv, C., « L’indépendance des journalistes à l’épreuve du politique et de la communication : le localier, le chargé de communication et l’élu local », Quaderni, no 45, 2001, p. 87-104.
- Ollivier-Yaniv, C., « Communication, prévention et action publique : proposition d’un modèle intégratif et configurationnel. Le cas de la prévention du tabagisme passif », Communication & langages, no 176, 2013, p. 93-111.
- Servais, C., « Adresse, opinion et responsabilité. Un modèle de la subjectivation en public », Ballarini, L. et Ségur, C. (dir.), Devenir public. Modalités et enjeux, Paris, Mare & Martin, 2017, p. 39-58.
Mots-clés éditeurs : médiation, prévention, configuration, appropriation, communication publique, public
Date de mise en ligne : 03/12/2018
https://doi.org/10.3917/herm.082.0162Notes
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Les désignations reprises ont été relevées au sein des newsletters de campagne de l’INCa.
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Cette réflexion épistémologique fait l’objet d’un développement approfondi dans le cadre de recherche doctorale en cours.
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Cette notion est mobilisée par plusieurs travaux en SIC comme nous avons pu le mentionner brièvement dans l’introduction.