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Article de revue

La polémique artistique, arme de communication massive

Pages 148 à 153

Notes

  • [1]
    Dans une chronique, Verlaine écrit « Non, Rimbaud ne fut pas un bohème. Il n’en eut ni les mœurs débraillées, ni la paresse, ni aucun des défauts qu’on attribue généralement à cette caste, bien vague toutefois, et peu déterminée jusqu’à nos jours. Ce fut un poète très jeune et très ardent ». Alors séparés, il lui avait pourtant écrit Laeti et Errabundi, qui se termine ainsi : « Quoi, le miraculeux poème / Et la toute-philosophie, / Et ma patrie et ma bohème / Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie ! ».
  • [2]
    « Scène de l’avancée », composée d’artistes visuels (principalement Eugenio Dittborn, Catalina Parra, Carlos Altamirano, Carlos Leppe, Juan Dávila, le groupe C.A.D.A.) et d’intellectuels (Ronald Kay, Nelly Richard), appuyée par des éditeurs (Francisco Zegers, Mario Fonseca).
  • [3]
    Mêlant des représentations traditionnelles et contemporaines, cette œuvre amena le président du Sénat chilien à la qualifier publiquement de « détestable et irrespectueuse », ajoutant que l’art « a ses propres limites, qui sont le bon goût et la correction », et le drapeau chilien à être brûlé au Venezuela.
  • [4]
    En France, la protection de la jeunesse, le maintien de l’ordre public, la diffamation et l’injure et le respect de la vie privée sont les principales limites à la liberté d’expression, permettant un contrôle, a priori ou a posteriori selon les domaines, des œuvres et des publications.
  • [5]
    Manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques (novembre 1994) : « La liberté, la prospérité, le progrès de la société et l’épanouissement de l’individu sont des valeurs humaines fondamentales, que seule l’existence de citoyens bien informés, capables d’exercer leurs droits démocratiques et de jouer un rôle actif dans la société permet de concrétiser. Or, participation constructive et progrès de la démocratie requièrent une éducation satisfaisante, en même temps qu’un accès gratuit et sans restriction au savoir, à la pensée, à la culture et à l’information. »
« Et l’art n’a rien fait sinon nous montrer le trouble dans lequel nous sommes la plupart du temps. Il nous a inquiété, au lieu de nous rendre silencieux et calmes. Il a prouvé que nous vivons chacun sur une île ; seulement les îles ne sont pas assez distantes pour qu’on y vive solitaire et tranquille. L’un peut déranger l’autre, ou l’effrayer, ou le pourchasser avec un javelot. »
Rainer Maria Rilke – Notes sur la mélodie des choses

1Depuis les procès pour outrage à la morale des Fleurs du Mal et de Madame Bovary jusqu’au bouquet de tulipes de Jeff Koons, l’art et la culture sont coutumiers du scandale et de la subversion, portant presque à croire qu’ils sont inhérents l’un à l’autre. C’est que l’artiste, cet être qui semble avoir toujours été engagé et éminemment politique, affectionne déborder du questionnement esthétique pour s’emparer des débats qui animent nos sociétés et en faire surgir les lignes de fracture.

2Contrairement aux controverses scientifiques, largement analysées et auxquelles les études en communication se sont déjà intéressées (Hermès, 2015), la polémique que l’artiste génère (quand bien même la dimension symbolique des débats scientifiques est prépondérante, faisant appel à des critères politiques, sociaux, moraux ou culturels) ne bataille pas pour la raison mais fait s’affronter des visions antagoniques du monde, bien souvent irréconciliables. Tandis que la mimésis, comme représentation idéalisée et normée de la réalité, prévalait comme concept central de toute représentation artistique, l’art portait sensiblement moins à controverse. Pas de polémique tant que l’artiste communique aux différents pouvoirs établis, à ses commanditaires et à la majorité du public, ce qu’ils s’attendent à voir et attendent de voir. C’est en voulant représenter sa vérité, qu’elle soit sensorielle, sociale ou spirituelle, que l’artiste devient transgresseur, car il va au-delà, mettant à mal des systèmes de valeurs majoritairement acceptés ou des conceptions normatives dominantes. C’est alors que survient le conflit…

« Ses ailes de géant l’empêchent de marcher… » ou quand le génie surplombe la société

3L’analyse de ce glissement impose un léger retour en arrière, qui vient contredire un sens commun actuel. Si l’art semble être le support idoine de la polémique, il n’a pas toujours été politique ou engagé : « la conjonction des avant-gardes artistiques et politiques n’a en effet que très rarement été réalisée » (Heinich, 2004, p. 108). De simple artisan au Moyen Âge, l’artiste acquiert progressivement un statut à part entière, certes soustrait aux normes communes en tant qu’alter deus à la Renaissance, mais avant tout comme académicien, professionnel et bureaucratique aux xviie et xviiie siècles, et ce n’est qu’au xixe siècle qu’il commence à s’assimiler à un certain refus des normes et des conventions dites bourgeoises.

4On assiste alors à la création de la figure de l’artiste comme révolutionnaire, analysée par Pierre Bourdieu comme une stratégie pour ainsi dire volontariste pour s’autonomiser et, partant, exister. Avec le Déjeuner sur l’herbe (1863) et L’Éducation sentimentale (1869), deux archétypes d’œuvres scandaleuses devenues par la suite des classiques, Manet et Flaubert parviennent à profondément subvertir les normes et conventions dominantes, tout en étant parfaitement intégrés dans leur environnement sociopolitique, dont ils doivent maîtriser les exigences pour être légitimes et faire exister leur œuvre. Réussissant à s’en prendre « méthodiquement à l’ensemble des fondements sur lesquels repose le monde de l’art » (Bourdieu, 2013, p. 450), ils ont ainsi créé « un nouveau personnage social, celui du grand artiste professionnel qui réunit en une combinaison aussi fragile qu’improbable le sens de la transgression et de la liberté à l’égard des conformismes et la rigueur d’une discipline de vie et de travail extrêmement stricte […]. [Ils] soutiennent une profonde impatience des limites, sociales mais aussi esthétiques, et une intolérance hautaine de toutes les compromissions avec le siècle » (Bourdieu, 1998, p. 188).

5Par cette ambiguïté soulignée d’emblée, et qui constitue la force de ce nouveau personnage, on distingue la manœuvre consciente de l’artiste. Ceux que l’on a pu appeler « bohèmes » ne le revendiquent d’ailleurs que partiellement [1], conscients certes de la force du positionnement mais aussi de l’instabilité dans laquelle une identification pleine et entière les placerait. Cela d’autant plus que ce mouvement coexiste avec la naissance du système marchand dans lequel l’artiste devient également un « entrepreneur », quasiment schumpétérien, qui construit son identité professionnelle (paradoxale) sur le rejet de la profession et du marché. Il s’agit d’une stratégie à part entière, non incompatible avec les visions actuelles de l’artiste, notamment celles de Raymonde Moulin (1992), qui analyse l’art comme une activité spécialisée basée sur la signature, et de Pierre-Michel Menger (2003), pour lequel l’artiste comme travailleur est l’illustration parfaite du libéralisme poussé à son paroxysme. En ce sens, la polémique doit être analysée comme un acte de communication, car, plus que mythique et absolue, elle est surtout volonté d’identification et de positionnement. Déjà Bourdieu, dans une analyse production/réception maintenant classique, la schématisait comme des vecteurs communicationnels qui ne se rencontrent pas : « la compréhension est un cas particulier où les schèmes investis dans une […] production symbolique sont identiques aux schèmes que le spectateur, le récepteur ou le lecteur investit dans la réception. Dans ce cas il y a compréhension immédiate et sentiment d’évidence, mais […] lorsqu’il y a trop de discordance entre les schèmes du producteur et les schèmes du récepteur, il y a sentiment de scandale, d’indignation, etc. » (Bourdieu, 2013, p. 79).

6Un imaginaire romantique durable s’est donc construit, dans lequel s’inscrit ensuite en quelque sorte la figure mythique de l’intellectuel engagé et progressiste qui fait florès en Europe au xxe siècle (Ory et Sirinelli, 1986). Aidé en la matière par les critiques et les premiers sociologues de l’art, l’art moderne et contemporain a construit son existence sur une transgression permanente, non seulement des frontières de l’art mais aussi des normes admises, provoquant à chaque fois un choc culturel et social majeur (Heinich, 1998). Pour autant, l’artiste a poursuivi sa quête instable d’équilibre, car « rien n’est plus normé, plus contraint que le travail de l’artiste qui cherche à franchir les limites sans pour autant être exclu » (Heinich, 1998, p. 56). En conséquence s’est mise en place une véritable course à la singularité, condition de visibilité et d’existence sur le marché de l’art, contribuant potentiellement à chaque fois à creuser un peu plus le fossé de l’incompréhension.

7Peut alors survenir le cas extrême de l’acommunication : en oubliant toute dimension communicative, utilisant un langage connu de lui seul, l’artiste se coupe de son public et ne produit pour ainsi dire aucun effet politique. Loin des frontières françaises, l’exemple de la Escena de Avanzada[2] chilienne est à ce titre révélateur : créée par la critique et théoricienne française Nelly Richard, elle regroupe des artistes qui se manifestaient contre le système mis en place par le gouvernement militaire de Pinochet. Voulant se distinguer tant des milieux culturels en place que des groupes d’avant-garde, ils cherchaient à créer de nouveaux langages visuels et se caractérisaient par leur aptitude à « extrémiser leurs préoccupations quant au signifiant de l’art et aux conditions limites de sa pratique dans le cadre d’une société fortement répressive » (Richard, 1986, p. 119, [je traduis]), dans un but jamais perdu de vue de mobilisation sociale. Néanmoins, mis à part un immense et passionnant mais tardif scandale dû à la diffusion en 1994 d’une carte postale de Juan Dávila représentant le héros Simon Bolivar avec des traits indigènes et féminins [3], cette scène artistique n’a pour ainsi dire produit aucun impact public et fut qualifiée a posteriori d’« effort tragique, car elle s’est fondée et s’est consumée à l’intérieur même de son propre désir. […] Le manque d’interlocuteurs réels […] a produit une discontinuité indépassable entre divers compartiments de la société, une atomisation qui n’a eu d’autre effet que celui de favoriser les fins de la répression politique. […] Ce sont des écritures qui voudraient être contestataires et qui finissent par ne pas avoir d’existence propre face à ceux à qui elles cherchent à s’opposer ; elles se meuvent dans une sorte d’espace réservé » (Valdès, 1996, p. 44 [je traduis]).

8Dans ce cas archétypique d’acommunication, la singularité se fait telle que les langages ne s’entendent même plus, donc s’ignorent. In fine, les effets recherchés de la transgression, tant l’objectif de distinction des artistes que les retombées en termes de débat public, échouent car il n’existe même plus un minimum de spectre communicatif commun. L’artiste s’exclut alors de la communauté car il a oublié la nécessité de l’interdépendant « jeu à trois » : transgression, réaction, intégration (Heinich, 1998, p. 53). N’étant pas seul maître à bord, il doit faire reconnaître son œuvre par les instances de légitimation (critiques, conservateurs, institutions, etc.) et la faire exister aux yeux du public. Sans cela elle n’existe pas et, sans message, la subversion s’annihile.

De l’incommunication comme stratégie

9Chacun a donc intérêt à exister dans cette lutte de communication, qu’il parvienne ou non à la remporter, car l’existence d’une polémique est devenue l’assurance d’une publicité sans équivalent tant pour l’objet ou l’événement culturel en question que pour les prises de position exprimées. Si les artistes eurent l’initiative, d’autres acteurs sociaux se sont ensuite emparés des conflits que les champs culturels et artistiques généraient pour affirmer leur positionnement ou leur existence. Dans ce schéma communicationnel, l’objectif final est non pas de convaincre ni de dialoguer mais d’imposer, en la rendant majoritaire, sa vision des choses. Les acteurs sachant que la communication n’est jamais parfaite – d’autant plus qu’en face ils ne seront ni écoutés ni entendus – viennent à en jouer et exacerbent cette incommunication en extrêmisant leur position pour la rendre plus audible du grand public et en y adjoignant leurs propres armes institutionnelles, qui doivent leur permettre de vaincre inconditionnellement.

10Parmi ceux qui possèdent des ressources importantes, on trouve évidemment le politique, qui voit en l’art un support idéal pour exprimer fermement ses positionnements éthiques et idéologiques. La polémique est une aubaine pour celui qui veut se faire entendre et dispose d’entrée de jeu d’un accès facilité aux médias et d’une parole publique légitime. C’est ce qu’a par exemple rappelé le cas du rappeur Orelsan, qui de la vague de déprogrammation en 2009 à la consécration en 2018, alors qu’il fut entre-temps condamné pour injures et provocation à la violence puis relaxé, a fait l’objet de mille reprises médiatiques de la part des responsables politiques, d’autant plus inédites que la gauche assumait une position de « censeur » alors qu’elle profite en général des polémiques artistiques (citons par exemple pour la seule année 2011 les représentations à Paris de Golgota Picnic de Rodrigo García et de Sur la conception du visage du fil de Dieu, ainsi que l’exposition et la dégradation de Piss Christ d’Andres Serrano à Avignon) pour réaffirmer haut et fort son attachement à la liberté d’expression et au rôle de l’art comme agent de réflexion et de subversion.

11Plus intéressant est le cas de celui qui a le dernier mot en cas d’institutionnalisation de l’antagonisme : le juge. Historiquement, bien au-delà des outils législatifs qui lui sont donnés pour censurer une œuvre [4] et qui ne contribuent d’ailleurs que très rarement à accroître sa grandeur et sa légitimité, il a su profiter de ces espaces conflictuels pour communiquer. On se souvient des procès-cas-d’école autour d’Oiseau dans l’espace de Constantin Brancusi (Edelman, 2001) et de Fontaine, de Marcel Duchamp (Edelman et Heinich, 2002, p. 63-95), qui permirent au droit de s’affirmer comme instance légitime pour définir l’art, mais surtout de l’immense polémique que généra en 1986 l’installation de l’œuvre de Daniel Buren Les deux plateaux dans la cour d’honneur du Palais-Royal (Heinich, 2012, p. 35-75), mobilisant médias, associations, politiques, administrations et juridictions et qui fut tranchée par une justice faisant primer le respect absolu du droit d’auteur à la française, intransigeant sur le droit moral de l’artiste (Edelman et Heinich, 2002, p. 157-161). Le message est clair : par un processus de double légitimation « donnant-donnant » avec l’art contemporain, le droit s’empare ainsi de débats houleux pour démontrer que même ceux qui s’appliquent à transgresser rigoureusement les normes ont besoin de lui pour se définir et se justifier, et par là même qu’il est un outil adapté aux évolutions sociales et aux logiques externes.

12Ce dernier exemple montre comment des débats qui se situaient à l’orée du xxe siècle uniquement dans l’univers des lettrés et des puissants, détenteurs du capital social, se sont déplacés vers une sphère plus majoritaire, grâce au développement des moyens de communication. Avant même d’en arriver au politique ou au juge, l’opinion publique a progressivement acquis les moyens de faire entendre sa voix, voire même d’emporter la mise. Qu’on se souvienne de l’installation des robes de mariées de Christian Lacroix en 2006 dans la chapelle du château de Versailles, fermée face aux pressions d’associations, ou de l’exposition « Kiss The Past Hello » consacrée en 2010 à l’œuvre de Larry Clark au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, interdite aux moins de 18 ans avant même son ouverture en raison du « risque avéré de voir arriver des plaintes ou des réactions de catholiques intégristes », comme ce fut le cas lors de l’exposition « Présumé innocents », à Bordeaux en 2000, qui donna lieu à des années de procès. En 2014, la dénonciation de livres jeunesse présents dans les bibliothèques municipales, supposés faire l’apologie de la fameuse « idéologie du genre », fut initiée sur un blog catholique et réussit à acquérir une dimension nationale notamment de par sa propagation sur les réseaux sociaux.

13Ce dernier cas vaut la peine qu’on s’y attarde : les livres dénoncés faisaient globalement figure de classiques pour les bibliothécaires [5] mais dérangeaient les principes structurants de ceux qui s’opposèrent en 2014 au « mariage pour tous ». D’un côté, le mouvement fait tache d’huile en se répandant à de nombreuses villes par l’intermédiaire des réseaux sociaux, de l’autre, elle prend une tournure plus politique de par l’action des associations professionnelles qui le dénoncent auprès des médias et des pouvoirs publics. La ministre de la Culture conditionne alors sa réaction à une couverture médiatique nationale, chose faite lors d’une matinale radio quelques jours plus tard, entraînant immédiatement la plupart des médias à traiter du sujet et la ministre à réagir dans un communiqué tombé à point nommé, pourfendant l’intolérance. S’ensuit alors une montée en puissance de la polémique, menée par l’opposition sur les principaux plateaux de télévision et la médiatisation des décisions de certains maires de censurer ou de rendre plus difficile d’accès les livres incriminés.

14Dans ce jeu, chacun des acteurs tente de surenchérir au moment opportun, celui où ses armes (dépendant en partie de sa position institutionnelle) lui assurent la meilleure visibilité et une prépondérance pour être « le dernier à parler ». Les positions étant antagoniques et irréconciliables, elles sont rendues plus extrêmes pour devenir plus visibles ; la polémique devient alors un espace désiré car permettant d’exposer les traits de son visage de manière ostentatoire afin de faire apparaître une singularité qui sera appréciée du public. Chacun tente non pas de convaincre le camp adverse, ni d’ouvrir un dialogue pour aboutir à une position raisonnée de consensus, mais à rallier le plus grand nombre à sa cause, car en démocratie c’est la loi de la majorité qui l’emporte. Nous avons donc affaire à une multi-émission de vecteurs communicationnels qui s’accumulent et vont crescendo en portée et en intensité, cherchant plus à supplanter l’autre qu’à l’affronter.

15Moment de tension par excellence, souvent qualifiée de contreproductive, la polémique gagne à être désacralisée et analysée par le prisme de la communication pour rendre compte des dimensions conscientes et utilitaires qui la sous-tendent. Construite comme stratégie consciente, alors qu’elle était loin d’être historique et évidente, elle est aujourd’hui pour l’artiste un moyen de se parer de cet ethos « bohème », plus que jamais légitime sur la scène culturelle occidentale. Comme le montre The Square de Ruben Östlund, Palme d’or 2017, l’entrée en polémique est devenue un passage recherché, parfois construit de toutes pièces, car nécessaire pour acquérir une reconnaissance.

16L’ouverture de la scène communicationnelle, des pétitions jusqu’aux réseaux sociaux, a certes contribué à la constitution de cette dimension de « passage obligé », mais elle a surtout permis à la société civile de pénétrer ce débat. Elle est ainsi devenue capable de réagir et de remettre à tout moment en question les positions surplombantes de l’artiste et du critique autorisé, puis du politique et du juge, en acquérant des moyens d’expression, et donc de pression, pour ainsi dire équivalents. En ce sens, le développement de la polémique artistique a non seulement créé un espace public, mais l’a surtout considérablement élargi au-delà de l’« expression dominante » (Wolton, 2015, p. 284). Si la polémique utilise à son profit les imperfections de la communication, elle n’en est pas pour autant un désordre car elle contribue à construire un espace public respectueux de l’inévitable dissensus des sociétés démocratiques (Amossy, 2014).

17Au milieu de tout cela, plus encore que le journaliste qui permet de faire entendre les différentes voix en présence et met en scène le « dialogue », pourrait émerger la figure du médiateur culturel qui, plus qu’une mode, serait peut-être le seul capable de prendre en compte la dimension communicative de l’œuvre, pour se distancier et penser avec le public une approche nécessairement complexe, libérée des dogmes et des intérêts personnels.

Références bibliographiques

  • Amic, S. (dir.), Bohèmes. De Léonard de Vinci à Picasso, Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2012.
  • Amossy, R., Apologie de la polémique, Paris, Presses universitaires de France, 2014.
  • Bourdieu, P., Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998 [1992].
  • Bourdieu, P., Manet, une révolution symbolique, Paris, Seuil, 2013.
  • Edelman, B., L’Adieu aux arts. 1926 : L’affaire Brancusi, Paris, Aubier, 2001.
  • Edelman, B. et Heinich, N., L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie, Paris, La Découverte et Syros, 2002.
  • Heinich, N., La Sociologie de l’art, Paris, La Découverte, 2004 [2001].
  • Heinich, N., L’Art contemporain exposé aux rejets, Paris, Fayard/ Pluriel, 2012.
  • Heinich, N., Le Triple Jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998.
  • Hermès, dossier « Controverses et communication », sous la dir. de R. Badouard et C. Mabi, n° 73, 2015.
  • Kremer, J.-P. et Pozzuoli, A., Le Dictionnaire de la censure, Paris, Scali, 2002.
  • Menger, P.-M., Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, 2003.
  • Moulin, R., L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.
  • Ory, P. et Sirinelli, J.-F., Les Intellectuels en France, Paris, Armand Colin, 1986.
  • Richard, N., Margins and Institutions : Art in Chile Since 1973, Melbourne, Art & Text, 1986.
  • Valdès, A., « La critica de avanzada y algunos de sus efectos : reflexión sobre un libro de Nelly Richard », in Valdès, A., Composición de lugar : escritos sobre cultura, Santiago du Chili, Universitaria, 1996.
  • Wolton, D., La Communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS éditions, 2015.

Mots-clés éditeurs : culture, artiste, polémique, politique, art

Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0148

Notes

  • [1]
    Dans une chronique, Verlaine écrit « Non, Rimbaud ne fut pas un bohème. Il n’en eut ni les mœurs débraillées, ni la paresse, ni aucun des défauts qu’on attribue généralement à cette caste, bien vague toutefois, et peu déterminée jusqu’à nos jours. Ce fut un poète très jeune et très ardent ». Alors séparés, il lui avait pourtant écrit Laeti et Errabundi, qui se termine ainsi : « Quoi, le miraculeux poème / Et la toute-philosophie, / Et ma patrie et ma bohème / Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie ! ».
  • [2]
    « Scène de l’avancée », composée d’artistes visuels (principalement Eugenio Dittborn, Catalina Parra, Carlos Altamirano, Carlos Leppe, Juan Dávila, le groupe C.A.D.A.) et d’intellectuels (Ronald Kay, Nelly Richard), appuyée par des éditeurs (Francisco Zegers, Mario Fonseca).
  • [3]
    Mêlant des représentations traditionnelles et contemporaines, cette œuvre amena le président du Sénat chilien à la qualifier publiquement de « détestable et irrespectueuse », ajoutant que l’art « a ses propres limites, qui sont le bon goût et la correction », et le drapeau chilien à être brûlé au Venezuela.
  • [4]
    En France, la protection de la jeunesse, le maintien de l’ordre public, la diffamation et l’injure et le respect de la vie privée sont les principales limites à la liberté d’expression, permettant un contrôle, a priori ou a posteriori selon les domaines, des œuvres et des publications.
  • [5]
    Manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques (novembre 1994) : « La liberté, la prospérité, le progrès de la société et l’épanouissement de l’individu sont des valeurs humaines fondamentales, que seule l’existence de citoyens bien informés, capables d’exercer leurs droits démocratiques et de jouer un rôle actif dans la société permet de concrétiser. Or, participation constructive et progrès de la démocratie requièrent une éducation satisfaisante, en même temps qu’un accès gratuit et sans restriction au savoir, à la pensée, à la culture et à l’information. »

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