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Article de revue

Confessions sur écran : quand le « je » devient jeu

Pages 126 à 133

Notes

  • [1]
    Par « règles », nous entendons aussi bien les possibilités d’action du joueur au sein du jeu que les éléments propres à l’univers de ce dernier comme les personnages (jouables et non jouables), les événements programmés, les objectifs, etc. (Djaouti et al., 2008).
  • [2]
    Nous considérons comme « épitexte » d’un jeu des éléments de paratexte extérieurs à l’œuvre, comme des entretiens avec son concepteur. Voir par exemple Mahardy, 2013.
  • [3]
    De plus, notamment en l’absence de pacte engageant la véracité et l’authenticité des informations communiquées, la focale sur l’entité du développeur mettrait plutôt l’accent sur une interprétation de l’acte de création (et les motivations sous-jacentes) plutôt que sur le jeu lui-même, qui reste l’activité qui met le joueur en relation avec les règles du jeu et les informations qui y sont représentées.
  • [4]
    Dofus (Ankama, 2004) : jeu d’aventure en ligne français se déroulant dans un univers médiéval fantastique. L’ambiance y est légère, l’humour est omniprésent et le public de joueurs est relativement jeune.
  • [5]
    Voir par exemple Priestman, 2016.

1En 2013 sort Brothers : A Tale of Two Sons (Batots), le premier jeu vidéo du réalisateur de film suédois Josef Fares. Le récit s’ouvre sur une maison isolée au bord d’une falaise : agenouillé devant une tombe, le jeune Naiee pleure sa défunte mère tandis que son grand frère, Naia, l’appelle car son père vient de tomber malade. Le médecin du village les envoie alors quérir un élixir auprès d’un arbre sacré. Il revient au joueur de les guider simultanément tout au long de leur périple et ce, avec une seule manette de jeu : le stick et la gâchette gauches permettent de diriger l’aîné tandis que la zone droite du périphérique pilote le cadet. La jouabilité asymétrique impose ainsi un effort de coordination pour parvenir à manœuvrer les personnages à travers les obstacles : par exemple, pour franchir une paroi en hauteur, Naia doit hisser son petit frère tandis que ce dernier peut se faufiler dans des espaces étroits pour débloquer le passage. L’aventure, qui s’étale sur plus ou moins trois heures de jeu, les conduit à travers une série de lieux (leur village, une vallée où a sévi une lutte épique entre géants, une grotte sombre, etc.) parsemés d’ennemis qu’il faut esquiver.

Derrière un conte peut se cacher une voix…

2Batots est un jeu qui se joue « en solo » : bien que l’on puisse partager l’aventure avec un ami qui nous regarderait jouer ou avec qui on échangerait la manette, il n’y a pas de mode multi-joueurs intégré. Au cœur même du jeu, il n’existerait dès lors qu’une relation de communication entre le joueur et le système. La question des approches communicationnelles des jeux vidéo s’est surtout développée à partir des années 2000, avec l’apparition des jeux multi-joueurs en ligne, où les possibles ludiques autorisaient alors un rapport à autrui au sein d’univers communs et habitables (Amato, 2012). Terreaux fertiles pour la recherche sur les sociabilités et les modes de communication entre joueurs, ces mondes persistants ont vu se structurer autour d’eux un double paradigme de recherche : celui, préexistant, de la relation joueur-système et celui, émergent, de la relation joueur-système-joueur (Bell, 2013). Dans le premier cas, le joueur communique de l’information au système (par exemple, il appuie sur la gâchette droite de la manette) qui lui en renvoie sous forme de feedback (dans Batots, Naiee se saisit d’un objet). Dans le second, les joueurs – représentés par des avatars – interagissent à travers le système qui leur permet de se rencontrer et de se confronter.

3La relation de communication entre le joueur et le système – à laquelle Batots semble se restreindre – a souvent été pensée comme unilatérale et n’engageant que la subjectivité du joueur. Ce dernier naviguerait dans un univers de règles [1] – qui constituent formellement le jeu (Djaouti et al., 2008) et qu’il interprète pour lui donner sens – où il demeurerait solitaire puisque l’environnement ludique ne réagit à ses actions et à ses décisions que par des réponses automatiques, des échos désincarnés. Cependant, l’exploration de l’épitexte [2] de Batots permet de découvrir que sous son vernis monomythique et dans ses mécaniques, se cache en réalité du contenu autobiographique, c’est-à-dire un ensemble d’éléments qui forment un prisme à travers lequel le concepteur se raconte. En effet, tandis que le lecteur apprend que jusqu’à l’âge de dix ans, Josef Fares a passé son enfance au Liban, alors tourmenté par les conflits civils et les bombardements, le joueur comprend que le souvenir de ces scènes a été reforgé dans le jeu, plus particulièrement dans le niveau de la plaine des géants, dévastée par la guerre et où il faut pousser des corps pour progresser et franchir des ruisseaux de sang.

Figure 1

Capture du jeu Batots dans la plaine des géants

Figure 1

Capture du jeu Batots dans la plaine des géants

4À la fin du jeu, le grand frère succombe à ses blessures ; Naiee doit alors l’enterrer dans la précipitation avant de ramener l’élixir auprès de son père. Dans l’interview qu’il a donnée à Polygon, Fares explique qu’il a toujours souhaité un petit frère pour lui transmettre ce qu’il avait appris. Son rêve semble exaucé lorsqu’un jour, rentrant du travail, sa mère lui annonce attendre un enfant. Malheureusement mort-né, ce dernier doit être enterré et c’est Josef qui se charge de mettre son petit frère sous terre, dans une sépulture qu’il improvise puisque la situation au Liban ne lui laisse pas d’alternative. Ce désir meurtri semble projeté dans le personnage de Naia, qui guide constamment son cadet, et dans la jouabilité où la même manette, qui fusionne le corps des deux personnages, représente leur lien de fraternité, insécable même après la mort de l’aîné.

Figure 2

Capture du jeu Batots : Naiee creuse une tombe pour enterrer son aîné

Figure 2

Capture du jeu Batots : Naiee creuse une tombe pour enterrer son aîné

5Avec sa famille, Josef Fares fuit son pays en 1987 pour rejoindre sa grand-mère en Suède. Cet exil et les difficultés liées à l’intégration sont représentés dans le jeu à travers l’isolement de la maison du reste du village. De même, le thème de la fuite est mis en scène dans les mécaniques du jeu, plus particulièrement dans les affrontements qui reposent davantage sur un principe d’évitement que de confrontation.

6Ces exemples montrent que la relation joueur-système occuperait ici un rôle d’interface dans la relation joueur-concepteur. Loin de pouvoir être défini comme un système rendant impossible toute forme de communication entre le développeur et le joueur, le game design – c’est-à-dire l’ensemble agencé des règles qui constituent le jeu vidéo (Frasca, 2003 ; Djaouti et al., 2008) – apparaît comme le cadre constitutif d’un régime d’expérience particulier, au sein duquel le concepteur peut transmettre de l’information mémorielle (son expérience, ses souvenirs, ses émotions, etc.) au joueur. Cependant, ce n’est qu’en manipulant le système de jeu que le joueur peut accéder à ces informations, à condition toutefois qu’il possède des clés de lecture nécessaires à leur décryptage (identifiées ici dans l’épitexte du jeu). En effet, les règles ludiques jouent dans cette relation une fonction de « brouilleurs » (Bell, 2013) : elles modifient l’information, l’infléchissent, la transmuent. Le joueur pouvant être engagé intellectuellement, émotionnellement, voire physiquement dans le jeu, étudier (et prendre conscience de) ces variations au niveau des messages véhiculés entre le concepteur et le joueur révèle un double intérêt. Premièrement, le joueur est localisé dans une relation plus vaste que celle qui se borne au système : il dialogue indirectement avec la voix du concepteur, par l’intermédiaire de l’interface ludique où ce dernier se réincarne. Le sens que le joueur construit à partir des règles qu’il manipule prend en compte son lien avec un « autre » (ici, l’auteur), à la fois présent (il a inscrit des messages mémoriels dans les règles) et absent (le joueur reçoit ces messages cryptés via l’interface ludique qui joue le rôle de boîte vocale). Deuxièmement, et corollairement, le joueur peut accéder à de nouvelles couches sémantiques des messages qui transitent à travers l’interface ludique : il peut chercher à y comprendre l’autre, à trouver la voix derrière le jeu, le jeu se faisant voie. Dans ce cas, l’expérience de jeu en est affectée : nous ne jouons plus seulement avec Naia et Naiee, mais nous interagissons aussi avec la culture de leur auteur ; nous partageons leurs expériences, leurs émotions, leur histoire.

Jeu vidéo et archivage de soi

7Dans cette relation particulière que révèle l’exemple de Batots, l’auteur – qui est émetteur – se met en posture d’anamnesis (Schwarz, 2013) : en concevant son jeu, il tente activement de se souvenir de son passé et de l’y refaçonner. Face au jeu, le joueur – qui est récepteur – se retrouve en position de mneme : il assiste passivement à une image d’un passé qu’il ne parvient pas forcément à décoder s’il n’a pas les ressources requises. Il est possible d’élever ce degré zéro de mneme en rendant le joueur actif dans sa relation avec le concepteur, c’est-à-dire en lui donnant au moins un accès intelligible aux messages mémoriels stockés, la liberté de les traiter lui appartenant. À cet effet, il peut essayer de comprendre comment le concepteur est parvenu à « brouiller » son propre récit à travers les règles du jeu, qui échafaudent un autre récit – ou un récit autre – où il cloisonne des traces de sa vie qui donnent sens à ces règles.

8De manière générale, la digitalisation a transformé la façon dont les individus s’engagent envers leur passé : ils peuvent employer les médias numériques (pensons aux réseaux sociaux) pour créer leurs propres archives dans un projet de documentation de soi. Ces archives sont construites et configurées selon une triple intention : émotionnelle, pour exorciser par exemple la perte ou la nostalgie ; informationnelle, pour communiquer des faits ou témoigner ; présentationnelle, pour partager une expérience personnelle ou révéler une part de soi (Schwarz, 2013). À ce titre, l’exemple de Batots montre que le jeu vidéo peut figurer une forme émergente d’écologie dans le projet d’archivage de soi : en effet, l’auteur a implémenté au cœur des mécaniques ludiques son expérience de la mort (la perte de son frère), laisse en leur creux son témoignage de la guerre au Liban et raconte par leur intermédiaire ses expériences qui en découlent. Le joueur, qui navigue dans l’environnement ludique, se trouve alors dans un rapport quasi osmotique avec les contenus mémoriels communiqués par le concepteur. Toutefois, c’est à travers l’expérience du joueur qu’adviennent ces messages : c’est lui qui active, traite et manipule les règles du jeu pour en construire – et en décoder – le sens.

9Dans les paragraphes qui suivent, nous proposons un outil d’analyse qui formalise la démarche amorcée autour de l’exemple de Batots : tenter, par la mise en adéquation des informations mémorielles de l’auteur, de leurs représentations dans le jeu et des interactions possibles du joueur, d’interpréter le sens du jeu à travers le prisme de ses règles [3]. S’inscrivant dans le champ de la médiation des savoirs, cet outil a pour objectif de faciliter l’accès à l’information stockée au creux d’un jeu vidéo.

Entre figure-souvenir et figure-action

10La démarche d’analyse – qui sert à produire un sens autour du jeu – ne doit donc pas tant aider le joueur à interroger directement « ce que me dit le concepteur », mais plutôt à mieux comprendre « ce qui m’est raconté dans le jeu ». Selon ce positionnement, l’accès aux traces de vie de l’auteur ne figure pas un objectif de l’activité ludique : comme le montre l’exemple de Batots, c’est leur mobilisation dans la lecture de l’œuvre qui facilite l’accès au sens des informations communiquées par le système ludique, comme si la voix de l’auteur se faisait guide dans l’espace nébuleux des règles qu’il a lui-même créées.

11Par ailleurs, le jeu n’est pas un espace sémantique fermé : dans une recherche précédente (Gilson, 2016), nous présentions le portrait d’un joueur adolescent qui jouait régulièrement au jeu Dofus[4]. Élève en option « sciences économiques », il avait rencontré un homme venu présenter à sa classe comment il gagnait sa vie en plaçant de l’argent en bourse. Il souhaitait lui aussi se lancer dans cette activité mais n’avait pas l’âge requis. Dès lors, sa pratique du jeu est devenue gouvernée par ses interactions avec l’hôtel des ventes (par exemple, il achetait les récompenses des quêtes au lieu de réaliser celles-ci, puis les revendait à un prix plus élevé qui lui permettait d’optimaliser son équipement pour se distinguer des autres joueurs), où il mettait en œuvre les stratégies financières qu’il avait reprises de l’exposé de l’intervenant. Il affirmait, à sa manière, « jouer à la bourse ». Dans ce cas illustratif, c’est le joueur qui prête un sens singulier aux règles du jeu : il est un braconnier (de Certeau, 1990), un nomade qui laisse ses propres représentations envahir l’espace sémantique de l’œuvre vidéoludique.

12Dès lors, l’analyse des messages transmis dans et par le jeu devrait tenir compte d’un principe de double communication : 1) dans un projet d’archivage de soi, le concepteur peut communiquer dans les règles du jeu des informations mémorielles (il s’y raconte plus ou moins fidèlement) – les règles deviennent alors des « figures-souvenirs » (Assmann, 2010), des représentations de ces informations (comme la maison isolée dans Batots) qui seront récupérées et traitées par le joueur ; 2) le joueur peut, à travers ses interactions avec le système – que je propose d’appeler « figures-actions » – soit (tenter de) décoder les figures-souvenirs, soit leur prêter un sens singulier en y dupliquant ses propres représentations de lui ou de la réalité.

13Les figures-souvenirs et les figures-actions sont toujours rattachées à un référent (Klinkenberg, 2000) – ici, une expérience, un souvenir, du concepteur : la figure-souvenir est la représentation du référent dans les règles du jeu et la figure-action est une possibilité d’interaction du joueur avec le référent et sa représentation. Le référent peut être partagé dans le cas où le joueur parviendrait à décoder la figure-souvenir construite par l’auteur, ou bien le joueur peut se l’approprier, le réinventer en singularisant le sens de la figure-souvenir à travers ses figures-actions.

Figure 3

Articulation référent, figure-souvenir, figure-action

Figure 3

Articulation référent, figure-souvenir, figure-action

14Ces outils conceptuels peuvent être articulés dans une grille dont je propose de tester l’application autour du jeu Hyper Light Drifter (HLD), développé en 2016 par Alex Preston. En quête d’étranges artefacts, le joueur y guide un avatar mourant, qui erre dans un monde en proie à la désolation et dont l’architecture se délite. Les phases de jeu reposent sur une courbe de difficulté qui oscille entre moments calmes, où l’on explore les différents environnements, et combats épiques, où l’on doit faire preuve d’habileté pour défaire les ennemis. Le joueur doit régulièrement commander au personnage de s’injecter des seringues pour panser ses blessures, à condition d’avoir au moins un sérum en réserve. Parfois, pris par la maladie et crachant du sang, le personnage tangue et le joueur en perd brièvement le contrôle. De plus, des ennemis uniques et coriaces (les « boss ») nous confrontent souvent à la mort de l’avatar et nous poussent à recommencer l’affrontement jusqu’à la survie.

Figure 4

Capture du jeu HLD

Figure 4

Capture du jeu HLD

15L’absence de texte ne facilite pas l’accès au sens du jeu et laisse au joueur, dans sa relation avec le système, le soin d’associer librement ses propres référents aux figures-souvenirs qu’il manipule. Toutefois, l’exploration de l’épitexte de HLD[5] permet d’identifier des clés de lecture qui offrent une interprétation du jeu par la voix de l’auteur. Dans des entretiens, Alex Preston explique souffrir d’une maladie cardiaque incurable et d’une pléthore de maux graves (problèmes digestifs, faiblesses du système immunitaire, etc.) qui l’ont forcé à être régulièrement hospitalisé. Tout comme son personnage, il recherche désespérément un remède et le nom de son studio, Heart Machine, a été inspiré par sa dépendance aux machines (il a subi une opération à cœur ouvert à l’âge d’un an et ces dernières années, on lui a installé un pacemaker, puis une valve artificielle). De son aveu, HLD a été l’occasion de raconter son histoire, de partager ses émotions, d’exprimer quelque chose de personnel à un public plus large. Au cœur du jeu, et à la manière de Batots, les règles d’HLD embrayent cette relation entre le développeur, Alex Preston, et le joueur. En effet, si l’on peut lire dans la progression du jeu un long combat contre la mort, la saisie des référents autobiographiques permet au joueur d’établir des liens plus précis entre référents et figures-souvenirs. Par exemple, la courbe de difficulté, qui alterne phases calmes d’exploration et combats difficiles (qui sont des figures-actions puisqu’« explorer » et « combattre » sont des interactions possibles du joueur), peut correspondre à une figure-souvenir (une représentation à travers les règles du jeu) des crises de santé (le référent) qui surviennent après des phases de répit et qui forcent le concepteur à se faire régulièrement hospitaliser. Les allers-retours incessants à l’hôpital (référent) peuvent être décryptés à travers l’utilisation récurrente et obligatoire (figure-action) de la seringue (figure-souvenir), essentielle pour la survie du personnage. L’architecture même des niveaux, qui se délite (figure-souvenir), métaphorise la perte progressive de la vie à cause de la maladie (référent) quand les boss, dont la complexité (figure-souvenir) est éprouvante pour le joueur (figure-action), peuvent représenter des moments où l’auteur a manqué de mourir (référent). L’imprédictibilité des crises (référent) peut être lue à travers les moments aléatoires (figure-souvenir) où le joueur perd brièvement le contrôle du personnage (figure-action). Bien qu’aucune indication ne nous révèle clairement l’objectif du jeu, le découpage (figure-souvenir) de la progression suit le même schéma – explorer une zone, récolter des artefacts, vaincre un boss (figures-actions) – et incarnerait alors le sentiment de routine chez Alex Preston, qui doit vivre quotidiennement avec sa maladie (référent). Le sentiment de fatalité éprouvé par ce dernier (référent) est d’ailleurs perceptible dans la mort inévitable (figure-action) de l’avatar qui marque la fin du jeu (figure-souvenir).

16L’articulation des outils conceptuels construits à partir de l’exemple de Batots, et mis ici en application sur HLD, permet donc d’interpréter un échantillon de règles ludiques et structure les messages qui y sont imbriqués. Dans les deux cas étudiés, les règles occupent, dans le processus sémiotique, une fonction de brouilleurs : elles réagencent le signifiant des référents sous forme de figures-souvenirs et permettent au joueur d’expérimenter librement – indirectement et souvent inconsciemment – les référents par l’intermédiaire du jeu, à travers les figures-actions.

17Par ailleurs, le travail d’interprétation effectué dans cet article s’est basé sur l’exploration de l’épitexte des jeux mobilisés, qui a permis d’identifier une série de référents employés ensuite comme clés de lecture. Celles-ci se sont révélées efficaces pour interpréter aussi bien les actions possibles du joueur (explorer, combattre, interagir avec des objets, etc.) que les constituants narratifs du jeu (les personnages, les événements, etc.). Or, ces clés sont issues de la mise en relation du joueur avec des informations mémorielles à propos de l’auteur. Dans une démarche de compréhension du jeu, ce n’est donc pas la relation joueur-système qui sert d’interface dans la relation indirecte entre le joueur et l’auteur : c’est cette dernière qui sert d’interface dans la relation joueur-système puisqu’elle permet d’accéder au sens des règles ludiques. Autrement dit, si dans certaines théories du parcours référentiel (Klinkenberg, 2000), l’accès au référent correspond au terme du processus sémiotique (en passant successivement par le signifiant et le signifié), notre modèle triadique en fait le point de départ de la sémantisation du jeu opérée par le joueur.

Du « je » aux autres

18Bien qu’appliquée ici au cas de jeux à dimension autobiographique, la grille proposée dans cet article semble pouvoir se prêter à un plus large échantillon d’œuvres vidéoludiques pour révéler leur potentiel communicatif et structurer les idées qu’elles véhiculent (pensons, par exemple, aux jeux engagés). Elle n’est pas non plus incompatible avec l’analyse de jeux multi-joueurs : interroger les liens entre référents et figures-souvenirs à travers les figures-actions possibles entre joueurs pourrait également en stimuler la compréhension. Par exemple, dans le cas de Journey (Thatgamecompany, 2012), le mode « en ligne » permet au joueur solitaire de croiser au hasard d’une dune l’avatar d’un autre joueur, sans rien savoir de son identité (on ne peut d’ailleurs pas personnaliser le personnage). L’interaction possible entre les joueurs par de simples commandes de chant qui envoient uniquement des sons mélodieux (on ne peut pas rédiger un message écrit) est une figure-souvenir de la possibilité de communiquer avec l’autre, peu importe sa langue, son origine, etc.

Figure 5

Capture du jeu Journey : deux joueurs partagent l’aventure, ignorant tout l’un de l’autre

Figure 5

Capture du jeu Journey : deux joueurs partagent l’aventure, ignorant tout l’un de l’autre

19En outre, l’utilisation de cette grille dans le domaine de l’éducation aux médias se révélerait sans doute utile dans une approche critique du médium vidéoludique (voire d’autres objets médiatiques auxquels elle pourrait s’appliquer). C’est d’ailleurs une perspective que nous allons suivre dans le cheminement de notre recherche-action en milieu scolaire. En effet, le jeu vidéo permet au joueur de voir et d’explorer une série d’univers mémoriels, chargés de souvenirs qui sont autant de représentations du monde (parfois engagées) auxquelles nous pouvons, l’instant d’une partie, nous retrouver confrontés. Apprendre aux (non-)joueurs à naviguer de façon critique dans ces espaces et à en décoder le sens nous paraît être l’un des objectifs centraux d’une potentielle éducation au jeu vidéo. Toutefois, il est important de souligner que cet outil et ceux à venir n’ont pas pour intention de plier la lecture d’un jeu à un seul sens qui se voudrait universel. Au contraire, leur vocation est d’activer une réflexion qui aide à mieux percevoir et comprendre les messages inscrits dans les règles du jeu, la démultiplication des interprétations entraînant des débats qui sont autant d’occasions de produire le sens des œuvres vidéoludiques jouées et partagées.

Références bibliographiques

  • Amato, E.A., « Communication ludique. Origine et puissance d’un nouveau média », Hermès, no 62, 2012, p. 21-26.
  • Assmann, J., La Mémoire culturelle : écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Paris, Aubier-Montaigne, 2010.
  • Bell, C., « Communiquer », in Lejade, O. et Triclot, M. (dir.), La Fabrique des jeux vidéo : au cœur du gameplay, Paris, éditions de la Martinière, 2012, p. 143-157.
  • De Certeau, M., L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.
  • Djaouti, D., Alvarez, J., Jessel, J.-P. et Methel, G., « Play, Game, World : Anatomy of a videogame », Int. J. Intell. Games & Simulation [en ligne], no 5, 2008. En ligne sur : <www.ludoscience.com/files/ressources/cgames07_videogames_anatomy.pdf>, page consultée le 20/09/2018.
  • Frasca, G., « Simulation versus Narrative : Introduction to Ludology », in Wolf, M.J.P. et Perron, B. (dir.), The Videogame Theory Reader, New York, Routledge, 2003, p. 221-235.
  • Gilson, G., L’expérience virtuelle des joueurs comme situation d’apprentissage informel, mémoire de fin d’études, Université catholique de Louvain, 2016.
  • Klinkenberg, J.-M., Précis de sémiotique générale, Paris, Seuil, 2000.
  • Mahardy, M., « Brothers : How a Film Director Shook Up Starbreeze », Polygon, 27 oct. 2013. En ligne sur : <www.polygon.com/features/2013/10/27/4864230/brothers-starbreeze-josef-fares>, page consultée le 20/09/2018.
  • Priestman, C., « Hyper Light Drifter – How Heart Disease Inspired One of 2016’s Great Games », The Guardian, 2 juin 2016. En ligne sur : <www.theguardian.com/technology/2016/jun/02/hyperlight-drifter-heart-disease-inspired-alex-preston>, page consultée le 20/09/2018.
  • Schwarz, O., « The Past Next Door : Neighbourly Relations With Digital Memory-artefacts », Memory studies, vol. 7, no 1, 2013, p. 7-21. Doi : 10.1177/1750698013490591.

Mots-clés éditeurs : autobiographie, éducation aux médias, game design, communication vidéoludique, jeu vidéo

Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0126

Notes

  • [1]
    Par « règles », nous entendons aussi bien les possibilités d’action du joueur au sein du jeu que les éléments propres à l’univers de ce dernier comme les personnages (jouables et non jouables), les événements programmés, les objectifs, etc. (Djaouti et al., 2008).
  • [2]
    Nous considérons comme « épitexte » d’un jeu des éléments de paratexte extérieurs à l’œuvre, comme des entretiens avec son concepteur. Voir par exemple Mahardy, 2013.
  • [3]
    De plus, notamment en l’absence de pacte engageant la véracité et l’authenticité des informations communiquées, la focale sur l’entité du développeur mettrait plutôt l’accent sur une interprétation de l’acte de création (et les motivations sous-jacentes) plutôt que sur le jeu lui-même, qui reste l’activité qui met le joueur en relation avec les règles du jeu et les informations qui y sont représentées.
  • [4]
    Dofus (Ankama, 2004) : jeu d’aventure en ligne français se déroulant dans un univers médiéval fantastique. L’ambiance y est légère, l’humour est omniprésent et le public de joueurs est relativement jeune.
  • [5]
    Voir par exemple Priestman, 2016.

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