Notes
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[1]
Le Monde, La charte des « Décodeurs », en ligne sur : <www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/03/10/la-charte-des-decodeurs_4365106_4355770.html>, page consultée le 10/09/2018.
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[2]
En ligne sur : <www.lemonde.fr/les-decodeurs>, page consultée le 10/09/2018.
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[3]
FranceTVInfo, « Le Vrai du faux, le concept de l’émission », en ligne sur : <www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux>, page consultée le 10/09/2018.
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[4]
« Décodeur Bleu Marine no1 », en ligne sur : <www.youtube.com/watch?v=VGiowqJpqCc>, page consultée le 10/09/2018.
1Depuis le début des années 2000 aux États-Unis et depuis 2008 en France – et donc bien avant que ne se développe un contexte dit de « post-vérité » ou de « fake news » –, des rédactions ont expérimenté la production de contenus dits de fact-checking, consacrés à la vérification de propos tenus par des personnalités politiques dans l’espace public. Elles proposent un mode particulier de médiatisation des acteurs politiques, puisque leurs journalistes fact-checkeurs sont missionnés pour repérer, au sein des tribunes offertes à ces personnalités (interviews radio ou télévisées, meetings, etc.), les affirmations qui semblent se prêter le mieux à un travail de vérification « factuelle ».
2Ces journalistes choisissent les propos qu’ils souhaitent vérifier en fonction de leur intérêt propre (sujet d’actualité, polémique, etc.), mais également, de leur actualité (occasion de faire le point sur un thème donné, thématique jugée accrocheuse, etc.), voire de leur seul caractère « vérifiable » (existence de rapports, de données ou d’archives – par exemple – facilement accessibles dans le temps imparti à ce travail au sein de la rédaction). Le résultat de leur travail figure dans des articles et même parfois des rubriques dédiées, dans les colonnes des journaux, sur les sites web ou les antennes de ces médias.
3Aux États-Unis, les sites pionniers du fact-checking politique se nomment FactCheck, lancé par le Annenberg Public Policy Center de l’université de Pennsylvanie en 2003, The Fact Checker, un blog hébergé par le site internet du Washington Post, et Politifact, émanation du Tampa Bay Times, tous deux créés en 2007, à l’aube de la campagne présidentielle américaine de 2008. En France, les cellules pionnières « Désintox » de Libération (2008) et « Les Décodeurs » du Monde (2009) se sont renforcées et ont gagné en intérêt, particulièrement lors des campagnes électorales, suscitant d’autres initiatives avec par exemple « Le Vrai du faux » et « Le Vrai-faux de l’info » des radios France Info et Europe 1 en 2012.
4Or, au moment où s’enracine cette pratique du fact-checking aux États-Unis, en France, comme ailleurs dans le monde, semble s’établir un nouveau paradigme en termes de communication et de conflits communicationnels entre les journalistes et les politiques, mais également entre les journalistes et leurs publics, ainsi qu’entre les politiques et les citoyens eux-mêmes. En effet, il a longtemps été assez inhabituel de mettre en cause aussi directement la parole des politiques. Si bien qu’au sein des rédactions d’une part, comme au sein de la classe politique d’autre part, les acteurs sont priés de s’adapter à l’émergence de ce nouveau genre journalistique. Aussi nous proposons-nous de questionner les nouveaux modes relationnels, potentiellement conflictuels, que fait émerger le fact-checking dans le domaine du journalisme politique et, au-delà, de la médiatisation des politiques.
5Nous allons tout d’abord examiner ici brièvement les conditions de l’émergence des rubriques et chroniques de fact-checking aux États-Unis, ainsi que l’originalité et le fonctionnement de ses rubriques en France, avant de nous intéresser à leur impact sur le fonctionnement des rédactions, puis aux répercussions de leur existence sur la manière dont se comportent les politiques eux-mêmes, face aux journalistes comme face au grand public. Nous fonderons notre travail sur des exemples de contenus ciblés, ainsi que sur l’exploitation d’une trentaine d’entretiens semi-directifs avec des journalistes fact-checkeurs français.
L’émergence des rubriques et chroniques de fact-checking aux États-Unis, puis en France
6Le fact-checking n’a rien d’une pratique récente dans l’histoire du journalisme en général et du journalisme américain en particulier. Aux États-Unis, quand Briton Hadden et Henry Luce créent le magazine Time, en 1923, ce sont eux qui, les premiers, recrutent des fact-checkeurs, autrement dit des journalistes dédiés à la vérification exhaustive et systématique des contenus journalistiques, avant publication, afin d’en garantir la qualité et la véracité aux lecteurs (Harrison Smith, 2004).
7Toutefois, c’est un fact-checking réinventé qui apparaît aux États-Unis à compter des années 2000. Certes, il s’agit toujours d’un travail de vérification dédié au contrôle ponctuel et a posteriori des propos tenus par des personnalités dans le champ public (interviews radio ou télévisée, meeting, etc.). Mais ce fact-checking, qui n’est plus exclusivement politique, s’inscrit aussi au carrefour de plusieurs traditions du journalisme américain, ainsi réveillées par ces nouvelles possibilités offertes par Internet de recouper les informations et l’accès facilité à de nombreuses bases de données : le ad watch journalism, qui, dans les années 1990 aux États-Unis, s’est attaché à évaluer l’exactitude des informations contenues dans les publicités politiques diffusées à la télévision ; le watchdog journalism (Jebril, 2013, p. 5), un journalisme d’investigation susceptible d’alerter l’opinion ; et le truth-squadding et ses expériences menées en particulier dans les colonnes du Washington Post sous la présidence Reagan, pour faire paraître des encadrés de vérification en marge des comptes rendus de ses conférences de presse (Dobbs, 2012, p. 4-5).
8Alors, quand survient le fiasco journalistique de l’affaire des armes de destruction massive (weapons of mass destruction, WMD) et du déclenchement de la guerre en Irak, sous la présidence Bush, le fact-checking « moderne » ne tarde pas à éclore. Comme l’a analysé le journaliste Michael Dobbs, qui y voit un phénomène fondateur :
The WMD fiasco caused many mainstream journalists to become much more cautious about accepting uncorroborated claims by politicians of all stripes. Several present day fact checkers look back on the episode as « a missed opportunity. »
10C’est d’ailleurs en 2003 que naît le site pionnier en matière de fact-checking moderne : FactCheck, lancé par le Annenberg Public Policy Center de l’université de Pennsylvanie. Puis, en 2007, lors de la campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2008, vont suivre les premières initiatives issues de médias traditionnels : The Fact Checker, blog politique du Washington Post qui attribue des Pinocchios aux politiques menteurs, et Politifact, site créé par le Tampa Bay Times qui dispose d’un compteur appelé « Truth-O-Meter » et évalue les promesses tenues des présidents avec un « Obameter », puis un « Trump-O-Meter ». Bien d’autres initiatives plus ou moins semblables ont suivi depuis dans le monde entier. Début 2018, leur nombre était évalué à environ 143 projets dans 53 pays (Funke, 2018).
11En France, ce fact-checking politique va être adopté quasiment à l’identique, tel un genre journalistique spécifique, par plusieurs médias nationaux, comme le met en évidence Françoise Laugée, dans sa définition du factchecking, dès 2011 :
Pratique journalistique qui consiste à contrôler l’exactitude des informations ou la cohérence des propos délivrés par les hommes politiques. […] Le fact-checking vient des États-Unis. Le site américain PolitiFact.com est un modèle du genre.
13Nous n’évoquerons ici que les rubriques et chroniques qui ont plusieurs années d’existence et disposent d’une large audience. En 2008, le quotidien Libération a ainsi créé « Désintox », comme un « observatoire des mensonges et des mots du discours politique ». Cette rubrique, qui ne s’intéresse qu’aux fausses déclarations, deviendra aussi un programme télévisé.
14Le Monde a, quant à lui, créé « Les Décodeurs » en 2009. Ces derniers disposent depuis mars 2014 d’une chaîne spécifique sur le site du journal et présentent leur travail dans leur propre charte [1] :
Les Décodeurs du Monde.fr vérifient déclarations, assertions et rumeurs en tous genres ; ils mettent l’information en forme et la remettent dans son contexte ; ils répondent à vos questions [2].
16La chaîne de radio France Info a mis à l’antenne « Le Vrai du faux » à partir de janvier 2012 :
Le Vrai du faux est un rendez-vous d’actualité qui passe au crible petites et grandes approximations qui émaillent le discours politique, économique, syndical…, diffusé sur France Info, du lundi au vendredi à 8 h 21 [3].
18Et Europe 1 a fait de même en septembre 2012 avec une émission intitulée « Le Vrai-faux de l’info », diffusée depuis cette date en direct au sein de sa tranche d’information matinale.
19Le format classique de tous ces articles ou chroniques de fact-checking, qui contribue à le normer tel un véritable genre journalistique, est généralement le suivant : « Untel a déclaré tel jour dans tel média, telle information… C’est vrai/faux/plutôt vrai/plutôt faux, etc. » (Bigot, 2017b) Le tout avec parfois un côté mécanique et, quoi qu’il en soit, des verdicts argumentés sur le plan des faits et/ou des données, qui s’éloignent de la tradition d’un journalisme politique à la française, plus historiquement versé dans l’expression des analyses et opinions que dans le traitement factuel de l’information (Neveu, 2009, p. 14).
20En somme, un nouvel exercice journalistique s’est enraciné dans les rédactions à compter du début des années 2000 avec, en France tout du moins, un véritable impact sur le travail des rédactions.
L’impact du fact-checking sur le fonctionnement interne des rédactions
21En mettant en pratique ce travail de vérification au sein de médias généralistes, les fact-checkeurs français sont confrontés à un défi : coordonner leur travail minutieux et pointilleux de vérification avec celui de leurs collègues chargés de l’actualité politique. Or, ils peinent à relever ce défi, car ils se distinguent de leurs pairs de deux manières : leurs méthodes de travail en termes de journalisme politique détonnent et, de plus, ils présentent un profil sociologique très différent.
22Nous commencerons par évoquer ici leur profil sociologique. Les journalistes fact-checkeurs sont plutôt jeunes : leur âge moyen dépasse exceptionnellement 40 ans et descend fréquemment en deçà des 30 ans, puisque nombre d’entre eux ont été recrutés pour effectuer de telles missions dès leur sortie d’école de journalisme (Bigot, 2017a, p. 173). Ce premier critère peut expliquer en partie une conception singulière, peut-être idéalisée aussi parfois, de leur métier.
23Par ailleurs, ils ont fait leurs armes ou bien ont œuvré pour un temps sur le Web, quand ils n’y sont pas encore directement associés (Bigot, 2017b, p. 180). Ils illustrent ce qu’Alice Antheaume nomme « le journalisme numérique » (Antheaume, 2013) : la capacité d’accéder rapidement à un maximum de sources, de vérifier l’information en ligne, de délivrer les informations les plus fiables en un temps record, d’interagir avec ses lecteurs, etc.
24C’est ainsi qu’au sein de quelques rédactions françaises, le fact-checking va devenir une sorte de spécialité fonctionnelle qui se joue des frontières des rubriques. Ces jeunes journalistes web vont même s’approprier un réel pouvoir au sein des rédactions, car ils maîtrisent finalement un pré carré, telle une « zone d’incertitude » pour le reste de la rédaction, y compris leur hiérarchie (Bernoux, 2009 ; 2014 ; Crozier et Friedberg, 2014).
25Cela conduit régulièrement les équipes de « Désintox » ou des « Décodeurs » à traiter des sujets politiques généralement affectés à tel ou tel journaliste chevronné, spécialiste et/ou rubricard. Tout se passe donc comme si les fact-checkeurs court-circuitaient la hiérarchie de leur média d’appartenance pour s’autoriser des incursions dans le domaine jusqu’alors bien gardé du journalisme politique. Ils s’opposent, ce faisant, à des logiques professionnelles établies, ce qui leur vaut souvent, d’ailleurs, de nombreuses critiques et inimitiés, non seulement de la part du personnel politique, mais également de leurs propres confrères et collègues.
26C’est ce qu’explique par exemple Baptiste Bouthier, journaliste passé par la rubrique « Désintox » de Libération de 2013 à 2015, en livrant à demi-mot le côté clivant de cette pratique dans les rédactions :
Il y a eu des débats internes complexes, au début, mais désormais la rubrique est bien considérée. Les problèmes du début étaient surtout avec les gens de la politique, qui étaient contre le côté « poujado » du tous pourris. Finalement, je crois qu’ils sont contents de ne pas le faire eux-mêmes. Il y a une sorte de côté good cop chez eux et bad cop chez nous.
28Le vocabulaire policier employé ici indique d’ailleurs que le positionnement des fact-checkeurs peut être vécu comme celui d’empêcheurs de tourner en rond dans le monde très codifié du journalisme politique. En creux, ces jeunes journalistes semblent faire chaque jour la démonstration des dysfonctionnements et manquements répandus au sein de leur propre média, dans le pré carré des journalistes politiques.
29Cette susceptibilité professionnelle – parfois génératrice de mépris – que réveillent les fact-checkeurs explique en grande partie pourquoi ils se refusent souvent à vérifier les contenus politiques diffusés par leur propre média. Nous évoquerons par exemple les mots de Gérald Roux, fact-checkeur de France Info, confronté à l’émoi de la présentatrice de la tranche d’information matinale et à une mise au point du directeur de la station après avoir voulu vérifier une interview réalisée sur sa propre antenne :
Selon elle, je donnais l’impression qu’elle se faisait balader et que moi je passais ensuite derrière pour réparer.
31Il y a donc, dans la démarche de ces fact-checkeurs, un aspect transgressif par rapport aux règles établies parfois de longue date dans les rédactions, dans un domaine qui leur semble traité d’une manière insuffisamment critique par leurs collègues, généralement plus âgés, plus capés. Eux souhaitent s’extraire des soupçons de connivence et de proximité avec le pouvoir qui entachent parfois le travail de leurs collègues.
32C’est ce qu’exprime Samuel Laurent, pour « Les Décodeurs » (Le Monde), qui dit défier les journalistes-experts au sein de sa propre rédaction :
Les rubricards ne se permettent pas toujours de dénoncer leur interlocuteur comme on le fait. […] Les gens ont du mal à sortir du chemin balisé, le he says, she says, par peur d’entrer dans le débat ou alors de définir des notions, de sortir de l’expertise. Nous on s’adresse au plus grand nombre, contre la culture du rubricard et de l’expert, on fout le bordel dans tout ça. […] Ça heurte aussi une tradition du journalisme romanesque et littéraire.
34Ce faisant, ces jeunes journalistes contreviennent aux règles instituées autour d’une relative connivence et/ou révérence des journalistes politiques vis-à-vis des personnalités politiques, « l’endogamie de ces deux mondes (qui) demeure une étonnante singularité française » (Lévrier, 2016, 4e de couverture). En cela, leur travail n’est pas sans répercussions sur le comportement des politiques eux-mêmes, face auxquels se crée un nouveau paradigme communicationnel, un nouveau rapport de forces.
Les répercussions du travail des fact-checkeurs sur le comportement des politiques
35En affirmant ainsi un discours de rejet de la connivence et de la proximité des journalistes avec les élites politiques – la zone grise de l’informel, décrite par Jean-Baptiste Legavre (2014) notamment –, mais aussi en glorifiant un positionnement qui donne le sentiment que le journaliste a effectivement repris la main sur le pouvoir de la parole et la rhétorique des acteurs publics, les fact-checkeurs font émerger un nouveau paradigme communicationnel vis-à-vis des personnalités politiques.
36Si bien que ces dernières n’ont pas tardé à adapter leurs comportements, notamment en défiant les journalistes fact-checkeurs, en défendant sciemment des contrevérités, voire en plaçant les débats sur un registre volontiers conflictuel. Il ne s’agit pas là de réelles nouveautés, mais plutôt de réflexes politiques qui trouvent une plus forte audience grâce à la diffusion directe de leurs propos, en particulier via les réseaux sociaux et sans truchement médiatique.
37Par exemple, tout comme les journalistes se sont adaptés au discours des politiques en décidant, avec le fact-checking, de les prendre au mot, certains politiques misent sur le choix des mots pour éviter d’être pris par la patrouille des fact-checkeurs : ils s’arrangent pour ne jamais prêter le flanc à la vérification factuelle de leurs propos, en n’évoquant jamais de notions factuelles : pas de chiffres, pas de date ni d’échéance, pas de statistique, etc. Selon Antoine Krempf, de France Info :
Les hommes politiques ne mentent pas tout le temps comme des arracheurs de dents. Ils savent arrondir les angles, s’arranger avec la réalité, etc. On évolue parfois dans un champ où les choses ne sont pas dites fortement.
39Les politiques profitent aussi des contraintes auxquelles font face les journalistes pour réaliser leur travail de fact-checking. Dans les cas les plus flagrants, on peut les entendre dire en interview : « Vous pourrez vérifier / Vos journalistes peuvent vérifier, mais je suis sûr de ce que j’avance… » Autrement dit : ils tirent parti du laps de temps nécessaire à la vérification, qui n’est jamais (ou presque) réalisée en direct ; pendant ce temps, leurs idées se propagent dans l’opinion et s’il doit y avoir une correction, elle n’interviendra qu’à contretemps et très rarement avec une aussi forte audience, puisque cantonnée aux rubriques de fact-checking. C’est le constat de Nicolas Chapuis, chef du service politique du Monde :
J’étais à Libé quand ils ont expérimenté le fact-checking. Ils voulaient réduire le nombre de mensonges et de contre-vérités ; on en est revenu. Les hommes politiques disent autant de conneries… Ils se disent qu’il en restera toujours plus que de la vérification.
41D’autres stratégies, plus radicales voire plus violentes, amènent les politiques à multiplier les propos qui mettent en cause le travail des journalistes. Sans parler des prises de parole de Donald Trump aux États-Unis, de François Fillon, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon en France, qui ne sont pas tous en rapport avec le fact-checking en particulier, mais plutôt avec la volonté d’investigation en général, on peut citer le cas d’Alain Juppé. Lui qui entretient généralement un positionnement idéologique modéré s’en est pris très directement au fact-checking lors de la campagne des primaires de la droite et du centre, fin 2016 :
Il y a aussi cette manie, qui est nouvelle et qui est relayée par les outils numériques, c’est la vérification permanente, vrai/faux, dans les journaux, à la radio, maintenant c’est vrai/faux. M. Untel dit que le chômage c’est 10,2. C’est faux. C’est 10,1. Donc il a menti.
43Les stratégies de contournements peuvent donc aller jusqu’à jeter le discrédit sur le travail des médias pour inciter à lui préférer la relation directe avec les politiques.
44D’ailleurs, lors de la campagne présidentielle française de 2016-2017, des politiques comme Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, François Fillon ou Marine Le Pen ont créé leur propre site de fact-checking, respectivement nommés « Désintox », « JLM Désintox », « Stop Intox » et « Vérités ». Le Front national a été l’un des premiers partis à utiliser ce registre, avec dès 2014 la création d’un « Décodeur Bleu Marine » pour « dissoudre les énormités relayées par certains médias sur le Front national, ses idées, son projet, ses dirigeants. Vaste entreprise [4] ». Là encore, tout cela relève de stratégies qui finissent par dévoiler l’aspect conflictuel de la médiatisation de la politique à travers le fact-checking.
45En somme, les expériences conduites depuis plusieurs années par les médias français en termes de factchecking permettent d’apporter la contradiction face aux politiques en vérifiant les contenus de leurs propos sur un plan strictement factuel. Si leur développement sur le terreau médiatique français semble quelque peu étonnant compte tenu de la tradition journalistique d’un journalisme politique plus habitué au débat d’idées éditorialisées qu’aux analyses de données, il n’en demeure pas moins que se sont institués de véritables savoir-faire qui ont bouleversé jusqu’au fonctionnement interne des rédactions. Puis, ces pratiques de vérification, fortement motivées par le désir de jeunes journalistes web de rompre avec les soupçons de connivence avec la classe politique et de crédibiliser le travail journalistique, se sont diffusées jusqu’à susciter des prises de conscience et des stratégies de ripostes de la part des responsables politiques. Ceux-ci ont en effet adopté de nouveaux comportements pour contourner les risques de la vérification et continuer de véhiculer leur discours à l’attention du grand public. A ainsi vu le jour un nouveau rapport de forces entre journalistes et politiques, autour de l’enjeu central de la qualité de l’information des citoyens, tandis que les professionnels de l’information les plus pessimistes donnent le sentiment de capituler en invoquant une nouvelle ère en matière d’information (ou de désinformation plus exactement) : l’ère de la « post-vérité » (Viner, 2016).
Références bibliographiques
- Antheaume, A., Le Journalisme numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
- Bergère, S. (réalisateur), Gillet, Y. et Giesbert, F.-O. (scénaristes), Juppé, le ressuscité [film documentaire], Paris, 2016. En ligne sur : <www.youtube.com/watch?v=zf5pWAxkYZs>, page consultée le 10/09/2018.
- Bernoux, P., La Sociologie des entreprises, Paris, Points, 2009.
- Bernoux, P., La Sociologie des organisations, Paris, Points, 2014.
- Bigot, L., L’Essor du fact-checking : de l’émergence d’un genre journalistique au questionnement sur les pratiques professionnelles, thèse de doctorat, Paris, université Paris 2 Panthéon-Assas, 2017a.
- Bigot, L. (s.d.), « Fact-checking », Publictionnaire, dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 2017b. En ligne sur : <publictionnaire.huma-num.fr/notice/fact-checking/>, page consultée le 10/09/2018.
- Bradner, E., « Conway : Trump White House Offered “Alternative Facts” on Crowd Size », CNN, 23 jan. 2017, 2 min 29. En ligne sur : <edition.cnn.com/2017/01/22/politics/kellyanne-conway-alternative-facts/>, page consultée le 10/09/2018.
- Cornu, D., Journalisme et vérité, pour une éthique de l’information, Genève, Labor et Fides, 1994.
- Crozier, M. et Friedberg, E., L’Acteur et le système, Paris, Points, 2014.
- Dobbs, M., « The Rise of Political fact-checking », New America Foundation, Media Policy Initiative, Research Paper, 2012.
- Funke, D., « There Are 149 Fact-Checking Projects in 53 Countries. That’s a New High », Poynter, 23 fév. 2018. En ligne sur : <www.poynter.org/news/report-there-are-149-fact-checking-projects-53-countries-thats-new-high>, page consultée le 10/09/2018.
- Guerrini, F., « From Traditional to Online Fact-Checking », Oxford Magazine, 2013, p. 5-7
- Graves, L., Nyhan, B. et Reifler, J., « Understanding Innovations in Journalistic Practice : a Field Experiment Examining Motivations For Fact-Checking », Journal of Communication, no 66, 2016, p. 102-138.
- Harrison Smith, S., The Fact Checkers Bible. A Guide to Getting It Right, New York, Anchor Books, 2004.
- Jebril, N., « Is Watchdog Journalism Satisfactory Journalism ? A Cross-national Study of Public Satisfaction with Political Coverage », Reuters Institute for the Study of Journalism, 2013.
- Laugée, F., « Fact-checking », La revue européenne des médias et du numérique, no 20, 2011, p. 52.
- Legavre, J.-B. (dir.), L’Informel pour informer. Les journalistes et leurs sources, Paris, Pepper / L’Harmattan, 2014.
- Lévrier, A., Le Contact et la distance : le journalisme politique au risque de la connivence, Paris, Les Petits Matins, coll. « Médias, politique & communication », 2016.
- Neveu, E., Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2009.
- Viner, C., « How Technology Disrupted the Truth », The Guardian, 12 juil. 2016. En ligne sur : <www.theguardian.com/media/2016/jul/12/how-technology-disrupted-the-truth>, page consultée le 10/09/2018.
Mots-clés éditeurs : journalisme, fact checking, politique, vérification, communication
Date de mise en ligne : 03/12/2018
https://doi.org/10.3917/herm.082.0112Notes
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[1]
Le Monde, La charte des « Décodeurs », en ligne sur : <www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/03/10/la-charte-des-decodeurs_4365106_4355770.html>, page consultée le 10/09/2018.
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[2]
En ligne sur : <www.lemonde.fr/les-decodeurs>, page consultée le 10/09/2018.
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[3]
FranceTVInfo, « Le Vrai du faux, le concept de l’émission », en ligne sur : <www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux>, page consultée le 10/09/2018.
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[4]
« Décodeur Bleu Marine no1 », en ligne sur : <www.youtube.com/watch?v=VGiowqJpqCc>, page consultée le 10/09/2018.