Notes
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Après sa réélection triomphale à la tête du pays, le Premier ministre socialiste Ferenc Gyurcsány prononce un discours interne qui fuite dans la presse. Il y reconnait néanmoins avoir menti sur l’état du pays durant la campagne des législatives. Il s’en suit de nombreuses manifestations de l’opposition, lesquelles sont violemment réprimées par la police hongroise à l’automne 2006.
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1Axel Boursier : En 2009, quelques journalistes français installés à Budapest créent Hulala, un blog francophone sur l’actualité hongroise. En 2018, ce site devient Le Courrier d’Europe centrale et élargit sa zone d’influence à la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie. Au printemps, vous lancez avec d’autres le Collectif pour un « Nouveau Journalisme international ». Pourquoi créer un média sur cette région, en français et en ligne ?
2Ludovic Lepeltier-Kutasi : En 2009, le besoin de créer un blog sur la Hongrie se faisait sentir parce que les informations en français sur le pays manquaient : il y avait ce qui nous parvenait des journaux hongrois, des traductions dans Courrier International de temps en temps, mais finalement très peu de correspondants réguliers sur place pour la presse écrite. En outre, il se passait beaucoup de choses intéressantes à ce moment-là, après la plus importante crise politique de l’après-communisme (en 2006 [1]), et bien sûr les premiers effets de la crise économique, sans compter la montée de l’extrême droite. De ce fait, il paraissait important aux fondateurs de Hulala qu’un lectorat francophone puisse avoir accès à une information de première main sur la Hongrie. Leur source d’inspiration était entre autres le Courrier des Balkans, qui est encore sans doute aujourd’hui le premier site d’information francophone de ce genre.
3Ce projet est né grâce à la présence de jeunes journalistes français à Budapest. Ils avaient une frustration assez forte de ne pas pouvoir écrire ce qu’ils voyaient dans le pays en étant aux premières loges, car souvent ça n’intéressait pas les rédactions françaises. Puis avec le temps, le blog a gagné en notoriété, au point d’être sous le feu des projecteurs lors de la crise migratoire de l’été 2015, lorsque des dizaines de milliers de migrants ont passé la frontière serbo-hongroise. Au groupe des fondateurs se sont joints des non-journalistes, étudiants de passage en Hongrie ou chercheurs confirmés. C’est d’ailleurs au début de ma thèse en géographie, pendant mon terrain à Budapest que j’ai rejoint le projet. Comme de nombreux sites d’information francophones à l’étranger, les journalistes et les sociologues, anthropologues et géographes en herbe forment une sorte d’écosystème. En tant que média, nous entretenons toujours ce lien originel avec les sciences sociales. Chacun d’entre nous cherche à exercer son métier de la façon la plus réflexive possible, en essayant de suspendre son jugement, en faisant des pas de côté. Le B-A-BA d’une approche ethno graphique finalement.
4Axel Boursier : Quels sont les lecteurs et le public visé ? Comment est-ce que les équipes s’adaptent à leurs cibles ?
5Ludovic Lepeltier-Kutasi : Le lectorat visé est évidemment francophone, nos lecteurs sont également issus de l’émigration centre-européenne en Europe de l’Ouest qui ne parle parfois plus la langue de leurs parents ; ou encore des immigrés francophones en Europe centrale. Nous visons également un lectorat globalement progressiste et politisé, qui s’intéresse à ce qui se passe dans le monde et particulièrement en Europe. On essaie de livrer un contenu exigeant tout en menant une approche pédagogique sur cette région. Nous synthétisons les informations de la presse locale, mais produisons aussi de nombreux articles de première main.
6Axel Boursier : Votre démarche consiste à fournir une information sur l’Europe centrale à des lecteurs francophones. Quels sont les sujets difficiles à traiter, avec lesquels il est important de médier l’information ?
7Ludovic Lepeltier-Kutasi : On perçoit un développement de l’intérêt des médias ouest-européens et francophones pour l’Europe centrale, notamment la Pologne et la Hongrie. Avant, sur la Hongrie, nous avions quasiment le monopole de l’information en langue française. Depuis, les agences de presse se sont améliorées, et de nombreux médias en ligne reprennent leurs dépêches automatiquement. Notre rôle a un peu évolué : dans le flux d’informations qui paraissent tous les jours sur Internet, notre rôle est d’éditorialiser, hiérarchiser, rendre intelligible l’actualité de ces pays. Cela laisse plus de place à des articles fouillés, qui cherchent à contextualiser, donner à comprendre tel ou tel événement. Nous sollicitons des témoins privilégiés, des chercheurs, des intellectuels et nous produisons des reportages, des infographies. Nous avons la place pour des papiers sur les sociétés centre-européennes, ce que peu de journaux peuvent se permettre finalement. Notre spécificité c’est aussi notre expérience : nous couvrons la région, ou en tout cas la Hongrie, depuis bientôt dix ans ; ce recul est une force pour discerner les enjeux et un atout dans notre contrat de confiance avec le lecteur.
8Axel Boursier : Comment cette pratique se concrétise-t-elle dans le traitement d’une figure médiatique européenne comme Viktor Orbán ? Quel traitement particulier faites-vous de cette figure ? Comment prenez-vous en compte, en tant que média francophone, la lecture polarisée du traitement de ce personnage politique ?
9Ludovic Lepeltier-Kutasi : C’est assez compliqué, on ne maîtrise pas toujours les représentations du lecteur qui influent sur la réception de nos articles. Même si on essaie d’être nuancé dans notre traitement de l’actualité de Viktor Orbán, l’hystérisation est telle dans le débat public autour de lui que cette nuance peut rapidement passer à la trappe aux yeux du lecteur. Il y a une période où certains pensaient que, pas assez critiques, nous comptions parmi ses partisans. Maintenant c’est l’inverse, on nous classe volontiers parmi les médias d’opposition. Une partie de nos lecteurs, coutumière de la presse centre-européenne, est habituée à la politisation extrême du champ médiatique. De ce point de vue, on veut nous placer à tout prix sur l’échiquier politique hongrois, polonais, tchèque ou slovaque.
10Par ailleurs, il y a eu dans les années 2000-2010 beaucoup de confusions sur le traitement de Viktor Orbán par la presse d’Europe de l’Ouest. Dans la division internationale de l’information, la Hongrie a hérité dans les années 2000 du marronnier de la montée de l’extrême droite, avec les inquiétants défilés de milices néo-fascistes dans les rues de Budapest. Ça a mobilisé chez les lecteurs peu informés tout un imaginaire d’une Europe de l’Est barbare, peu civilisée, berceau d’un nouveau fascisme. Quand le parti d’Orbán a gagné les élections en 2010, beaucoup pensaient qu’il s’agissait là d’une victoire de l’extrême droite, alors qu’il n’en était rien.
11Puis il est vrai que le Premier ministre hongrois s’est peu à peu droitisé, violant les uns après les autres certains principes fondamentaux de l’Union européenne. L’actualité de la Hongrie a dès lors collé à cet agenda européen, ce dont Viktor Orbán s’est habilement servi par la suite pour imposer sa propre narration, précisément à partir du pic de la crise migratoire en septembre 2015. Il est par exemple parvenu à imposer l’adjectif « illibéral » aux journalistes en difficulté pour caractériser la nature de son régime. La politique qu’il mène est au contraire ultralibérale sur le plan économique, particulièrement brutale pour les plus démunis, au service des intérêts du patronat allemand dans la région. Il a réussi à se faire hisser au rang de héraut des petites gens et de protecteur de son peuple, alors qu’il en est le premier contempteur.
12L’information que les Français, Belges, Suisses et autres reçoivent de la Hongrie ne devrait pas être réduite à cette dimension de l’actualité européenne. Il existe une actualité sociale pas moins importante, notamment au sujet de la mobilité des travailleurs au sein de l’UE, des inégalités sociales Est-Ouest, etc. Mais aussi une actualité économique et géostratégique avec la création d’une nouvelle « route de la soie » entre la Chine et l’Est européen… Et enfin une actualité culturelle fascinante, tant la création littéraire, cinématographique, photographique de la Hongrie et de ses voisins est riche !
13Axel Boursier : Pourquoi avoir été l’un des membres fondateurs du collectif « Pour un nouveau journalisme international [2] », dont le manifeste est paru le 3 mai 2018 ?
14Ludovic Lepeltier-Kutasi : Le collectif a suivi le lancement du manifeste qui compte aujourd’hui dix signataires. C’est un projet que nous avons mûri avec nos collègues de Novastan, et du Courrier des Balkans. Nous avions en tête quelques projets à trois, dont celui de donner de la visibilité à notre modèle de presse, qui souffre d’un véritable déficit de reconnaissance, de la part du grand public comme des décideurs politiques. En réfléchissant à nos pratiques journalistiques, à nos engagements respectifs sur nos terrains de reportage à l’étranger, mais aussi à la relation que nous avons avec nos lecteurs, nous nous sommes dit qu’il était temps de poser un certain nombre de principes noir sur blanc. Nous avons trouvé beaucoup de médias portant ce genre de modèle et chacun d’entre eux s’est montré enthousiaste pour nous rejoindre !
15Nous avons ainsi défini trois grands piliers, constitutifs de cette démarche commune. Il y a d’abord l’idée d’un journalisme international ancré, qui renvoie à l’importance de connaître les contextes sociaux et culturels dans lesquels nous évoluons, d’identifier parfois des sujets et des thèmes à contre-courant de la circulation mondiale de l’information… Il y a ensuite le principe d’un journalisme international réflexif, qui place l’humilité au cœur de notre métier, qui nous oblige vis-à-vis du lecteur à fournir un effort supplémentaire d’explication, de manière à dépasser certaines représentations, à être dans la compréhension. C’est sans doute un des plus importants legs de nos compagnons chercheurs en sciences sociales. Vient enfin l’idéal d’un journalisme d’un monde commun, qui reconnaît que les points de vue, les perceptions de la réalité peuvent se chevaucher, mais que l’une de nos vocations est précisément de connecter les enjeux mondiaux, partant des questions environnementales aux thèmes sociaux, économiques…
16Axel Boursier : Qu’est-ce qui change dans cette pratique d’un journalisme en ligne ?
17Ludovic Lepeltier-Kutasi : D’une façon générale, notre force est de ne pas avoir à se poser la question de la matérialité. Notre lectorat est géographiquement éclaté et je crois que notre existence serait difficile si l’on n’avait pas la possibilité de fournir cette information en ligne. Des anciens médias papier comme Le Courrier de Pologne, Le Courrier de Russie et très récemment Gare de l’Est ont fait le choix du passage au numérique, en partie pour ces raisons-là. Le fait de disposer d’un outil comme un site Internet est un luxe considérable, car nous avons la place pour développer de nombreux supports : du texte, bien sûr, avec le recours aux hyperliens, mais aussi du son, de la vidéo, des cartes. Le format ne dicte pas le contenu : nous prenons la place qu’il faut pour contextualiser nos articles. Nous pouvons également nous permettre de publier des entretiens en verbatim, ce qui est rarissime dans la presse papier.
18Être un site d’information payant est une condition pour conserver notre indépendance, surtout à l’heure où existe une suspicion à l’égard du journalisme, particulièrement prégnante en Europe centrale. On parvient à avoir un modèle qui est amené à se pérenniser parce que notre lectorat se développe suffisamment et que nos frais incompressibles sont minimes. À long terme, on espère que la montée de l’intérêt sur les questions européennes nous permettra d’accueillir un lectorat francophone encore plus important.
19Axel Boursier : Revenons sur cette identité : que veut dire être « un média francophone » ?
20Ludovic Lepeltier-Kutasi : Nous avons la chance d’être les locuteurs d’une des langues de la mondialisation : le français ; celle qui permet avec l’espagnol, le chinois, l’arabe et d’autres de rééquilibrer la situation linguistique plus que favorable à l’anglais. Notre francophonie n’est pas exclusive car elle se situe dans une conception dynamique : celle de la traduction. Elle n’est pas non plus pieds et poings liés aux intérêts diplomatiques de la France, même si nous sommes forcément influencés par les valeurs portées par la francophonie. Nous comptons des Belges, des Québécois, des Suisses dans notre équipe, mais aussi et surtout des Centre-Européens d’expression française. Nous portons également une francophonie militante, qui ne consiste pas à promouvoir à tout prix l’usage du français, mais à favoriser le multilinguisme là où on le peut. Nos amis de Novastan ont par exemple développé un site en français et en allemand. Dans la tour de Babel qu’est l’Europe centrale, où les langues nationales ont cohabité avec le yiddish et l’esperanto, c’est triste de voir le multilinguisme reculer au profit du globish.
21Axel Boursier : Quel est le rôle de ce « journalisme ancré » dans le traitement des futures élections européennes ? Comment informer à l’échelle du continent ?
22Ludovic Lepeltier-Kutasi : Nous avons un grand rôle à jouer dans les élections européennes, que ce soit pendant le déroulement du scrutin ou pendant le temps de la campagne. L’espace démocratique européen souffre depuis les années 2000 d’une césure importante entre les anciens et les nouveaux États membres. Les citoyens européens se connaissent finalement assez mal et les enjeux de ces élections sont souvent mal compris. Même si on peut redouter que ce soit pour le pire, le débat migratoire a au moins le triste mérite de créer une arène publique à l’échelle continentale, au point de bousculer les traditionnels jeux d’alliances entre partis européens.
23À ce moment de la pré-campagne des élections européennes se dessineraient deux camps : d’un côté les promoteurs d’une Europe ouverte et libérale incarnée par Emmanuel Macron ; de l’autre les partisans d’une union garante des valeurs chrétiennes traditionnelles, opposée à l’accueil de réfugiés extra-européens et qui ont trouvé leur champion en Viktor Orbán. En tant que média, nous devons documenter cela, mais aussi mettre les projecteurs sur d’autres enjeux que le thème migratoire, donner la parole à des forces politiques qui sortent de cette opposition binaire. Je pense spontanément au Printemps européen impulsé par Yánis Varoufákis, et qui cherche à créer une grande coalition rouge-vert, Est-Ouest, sur des enjeux forts comme la démocratie, l’égalité homme-femme, l’environnement. Il existe une multiplicité d’initiatives à mettre en lumière.
24Axel Boursier : Quelle est votre conception du « journalisme européen » ?
25Ludovic Lepeltier-Kutasi : Il y a tout à inventer dans le journalisme européen. Bien sûr, il y a ce que le grand public perçoit de ce journalisme-là, souvent assimilé au travail des correspondants à Strasbourg et Bruxelles, qui suivent l’actualité des institutions européennes. On associe également au journalisme européen les journalistes qui couvrent l’actualité des pays riverains de l’Europe francophone. À ce titre on connaît de plus en plus de choses sur l’actualité allemande, espagnole, italienne, britannique.
26Par ailleurs, le travail fourni par des médias spécialisés dans le suivi des affaires bruxelloises est de plus en plus remarquable (je pense notamment à Contexte). Des coalitions éditoriales se constituent en matière d’investigation, des partenariats entre certains médias se multiplient. Au sein de l’espace francophone – donc ici la France, la Wallonie et Bruxelles –, l’économie de l’information est de plus en plus intégrée. En Europe centrale il y a des initiatives intéressantes en la matière, dont Political Critique, qui traduit déjà en anglais les articles de plusieurs médias hongrois, tchèque, polonais, slovaque et ukrainien, et qui structure un réseau dont nous faisons partie.
27Même si tout ce travail est déjà conséquent, nous sommes persuadés qu’il n’est que l’embryon de ce que va devenir le journalisme à l’échelle de l’espace social et démocratique européen. En tant que média francophone ancré dans la région centre-européenne, nous ne faisons qu’ajouter une modeste pièce à ce puzzle et nous encouragerons autant que faire se peut toute initiative allant en ce sens. Beaucoup de sites d’information sont en crise depuis plusieurs années, ce qui les a malheureusement conduits à reculer sur une couverture de terrain de l’actualité internationale. Le fait de développer des modèles de presse en ligne spécialisés sur des régions du monde est aussi une réponse à ce besoin d’informations de première main sur des espaces plus lointains.
Notes
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Après sa réélection triomphale à la tête du pays, le Premier ministre socialiste Ferenc Gyurcsány prononce un discours interne qui fuite dans la presse. Il y reconnait néanmoins avoir menti sur l’état du pays durant la campagne des législatives. Il s’en suit de nombreuses manifestations de l’opposition, lesquelles sont violemment réprimées par la police hongroise à l’automne 2006.
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