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Article de revue

Les enjeux politiques des dispositifs de traduction coopérative à l’ère de la mondialisation

Pages 73 à 80

Notes

1La circulation et le partage des savoirs par-delà les barrières linguistiques, culturelles et technologiques font de la traduction un enjeu majeur pour repenser la communication à l’ère de la mondialisation et ce qui fait lien entre les acteurs, les artefacts, les dispositifs et les sociétés dans les processus d’innovation. Nous croiserons la conceptualisation de la traduction en tant qu’échanges interlinguistiques, échanges interculturels et mécanismes de genèse-appropriation des sciences et des techniques, avec les pratiques déployées en milieu numérique par des communautés d’usagers autour de dispositifs de traduction. En opérant ce croisement, nous forgerons le concept de « dispositif de traduction coopérative » permettant d’aborder les interrogations politiques sous-jacentes à l’innovation en traduction qui, comme nous le verrons, éclairent et prolongent celles des sciences de l’information et de la communication. Ceci nous amènera en tant que chercheurs-citoyens à nous poser en médiateurs des processus d’innovation linguistique, culturelle et technologique à l’œuvre dans le déploiement de dispositifs de traduction, notamment de traduction coopérative actuellement en pleine expansion.

Traduction et mondialisation

2Dans son ouvrage Translation and Globalization, Michael Cronin (2003) souligne l’ambivalence du rôle des traducteurs, tiraillés entre l’expression d’identités et de cultures spécifiques et la croissance fulgurante du commerce électronique, de l’industrie de localisation et de la circulation de marchandises par-delà les frontières. De façon paradoxale, l’inévitabilité de la traduction à l’ère de la mondialisation a engendré un désir d’immédiateté de la communication et, par là même, l’imposition de l’anglais comme lingua franca ainsi que la relégation de la traduction à une source de retards et de surcoûts dans la chaîne de production.

3Ce phénomène, que Michaël Oustinoff (2008) dénomme de façon très parlante le « tout-à-l’anglais », confirme et étend l’hégémonie culturelle anglophone et constitue un puissant moteur de mondialisation économique et culturelle de nos sociétés, marquées selon Cronin par « le manque de maîtrise des idéologies de marché, […] la domination des paradigmes scientifiques et techniques occidentaux, et la propagation mondiale de la culture populaire occidentale [1] » (Cronin, 2003, p. 72).

4S’inquiétant de la prédominance de l’anglais ou du globish dans la communication des sciences, le physicien et essayiste Jean-Marc Lévy-Leblond tire la sonnette d’alarme, soulignant que « la science est en mal de culture, et de culture linguistique en particulier » (Lévy-Leblond, 2007, p. 210). Le manque de traduction alimente l’essentialisme culturel et l’impérialisme du regard sur l’humain et le social. C’est d’ailleurs ce constat qui a donné naissance au Manifeste pour une édition en sciences humaines réellement européenne exigeant une politique de soutien de la traduction en SHS [2].

5Ainsi, la notion de traduction mérite d’être replacée dans un cadre plus large de partage et de circulation de pouvoir. Comme le rappelle Barbara Cassin (2004, p. 1312), le terme translatio (latin « transfert ») s’entendait au Moyen Âge au sens de « traduction » mais il servait également à désigner le transfert du savoir (translatio studii) ou du pouvoir (translatio imperii).

6C’est cette même ouverture qu’ont opéré bien plus tard les cultural studies, faisant de la traduction culturelle un concept postmoderne pour penser l’interculturalité dans sa dimension émancipatrice. Le paradigme de la déconstruction par lequel se forgent les cultural studies s’inscrit dans une vision non seulement politique mais aussi transformatrice de la traduction en tant qu’espace ouvert à l’hybridité et à l’articulation entre domination et résistance.

7Ceci est particulièrement éclairant pour étudier les relations de savoir/pouvoir qui sous-tendent la traduction. Dans ce troisième espace hybride et porteur de changement que constitue la traduction, la construction discursive et sociopolitique des cultures peut créer les conditions pour que « la nouveauté vienne au monde » (newness enters the world) (Bhabha, 1994, p. 212-235). Cette idée d’innovation de la pensée est très présente dans les travaux de la philosophe féministe Judith Butler qui appréhende la traduction culturelle comme un processus par lequel nous remettons en question ce que nous savons déjà et ce en quoi l’on croit. Cette perte de familiarité et ce besoin de reconstruction avec l’autre, induits par la traduction, constituent une opportunité de nouveauté et de transformation politique (Butler, 1997).

8La traduction en tant que concept pour étudier l’innovation est également présente dans les travaux du philosophe et historien des sciences Michel Serres (1974) et en sociologie de la traduction (Callon, 1981 ; Akrich, 1993), également connue sous le nom de théorie de l’acteur-réseau. Tout processus d’innovation (l’émergence d’un énoncé scientifique, d’un nouveau savoir ou d’un objet) génère des controverses tant techniques que sociales autour desquelles différentes représentations du monde social dans lequel s’inscrit l’innovation sont mises en relation et en tension. Ici, la traduction fait référence aux opérations de transformation de ces controverses en consensus et de l’innovation émergente en innovation stabilisée. Elle est érigée en concept sociologique pour décrypter les mécanismes de la genèse des sciences et des techniques et de leur appropriation socioculturelle par les acteurs.

9Ces trois dimensions de la traduction remettent en question une vision naïve selon laquelle la traduction serait un transfert objectif d’une réalité source vers un public cible, dans un monde libre de toute tension d’ordre linguistique, culturel ou technologique. Le processus de traduction appelle nécessairement une adaptation et une création que les machines à traduire ne peuvent réaliser sans coopération avec l’humain.

Pratiques de traduction en milieu numérique

10Pendant la seconde moitié du xxe siècle, la traduction automatique (TA) se développe fortement mais ces outils sont tributaires du traitement automatique et statistique des langues et d’énormes corpus de données. Or, ces derniers sont très inégaux selon les langues, les cultures et les domaines de connaissances. D’ailleurs, seul 1 % des langues de la planète disposerait d’un système de TA très souvent configuré pour traduire vers ou depuis l’anglais (Mariani, 2012). Les effets de centralité des savoirs, entièrement conditionnés par les langues utilisées, se voient ainsi renforcés. Les big data seraient donc loin d’être big dans toutes les langues. Ceci explique que les outils de TA soient bien plus performants en anglais qu’en tamazigh par exemple. Et malgré tout, cette performance de la machine demeurera toujours relative et tributaire de l’intervention humaine pour vérifier le sens, soit grâce à un bagage linguistique soit (en son absence) en faisant appel à une capacité de déduction en contexte d’usage. De plus, sous couvert de gratuité des outils de TA, les géants de l’information tel Google collectent les données personnelles des usagers via le crowdsourcing et permettent leur exploitation abusive.

11Les outils de traduction assistée par ordinateur (TAO) sont, eux, plus qualitatifs puisque ce sont les humains qui traduisent et, ce faisant, constituent une mémoire de traduction au sein de la machine qui sera mobilisée pour faire ressortir les termes et tournures similaires déjà traduits. Cependant, les traducteurs gagnent en productivité mais ce sont les clients ou les intermédiaires qui en bénéficient : plus le traducteur alimente la mémoire de traduction, plus la machine est performante et moins le traducteur est rémunéré. Enfin, il s’agit de logiciels brevetés, coûteux et les données traduites ne sont pas facilement transférables.

12Néanmoins, grâce à l’essor du Web 2.0, des TAO alternatives, collaboratives et communautaires tels que OmegaT ou TraduXio ont vu le jour. Des traducteurs volontaires, amateurs, professionnels produisent des contenus plurilingues (Wikipedia), sous-titrent des produits audiovisuels (fan-subbing) ou traduisent des interfaces du navigateur de Firefox de Mozilla, etc. Les traductions sont ainsi faites en ligne et de façon collective, elles sont accessibles et peuvent être éditées et commentées par d’autres en temps réel. Dans ces innovations ascendantes et par l’usage, le bricolage est souvent de mise. L’interface de Wikipedia par exemple n’a jamais vraiment été conçue pour traduire et les outils auxquels sont habitués les traducteurs professionnels (constitution d’une mémoire de traduction et mise à jour en temps réel, notamment) font cruellement défaut, ce qui rallonge le temps nécessaire à la traduction. Toutefois, on peut imaginer qu’au gré des usages, ces différents outils s’intégreront au bénéfice du projet Wikipedia et de ceux qui le rendent possible.

13Les communautés ayant des compétences dans au moins deux langues ont aussi souvent recours à l’autotraduction. Tel est le cas de Babels, le réseau international de traducteurs-interprètes pour les forums sociaux mondiaux et la mouvance altermondialiste, qui exige, dans ses Protocoles de communication, que ses membres écrivent en deux langues sur les listes de travail, le forum électronique et le portail Web ; et ce afin que les pratiques de communication soient cohérentes avec le « militantisme linguistique » du réseau (Boéri, 2015).

14Cependant, les pratiques de traduction collaborative par des stratégies de crowdsourcing de sociétés à but lucratif cherchant à contourner la rémunération de traducteurs professionnels sont aussi monnaie courante. Face à ces usages problématiques de la traduction gratuite ou « low cost », émergent des pratiques bénévoles de traduction qui s’inscrivent dans la philosophie des communs, où les auteurs et les traducteurs contournent les droits de propriété intellectuelle faisant barrière à la reproduction, à la traduction et à la diffusion du savoir (cf. Boéri et Maier, 2010). La traduction quitte le domaine de l’usage commercial pour entrer dans celui de l’usage équitable (fair use) de l’œuvre. Elle est reconceptualisée non pas comme une « œuvre dérivée » (derivative work) exigeant la cession des droits de propriété intellectuelle mais comme une œuvre transformative (transformative work) qui relève d’une activité altruiste de construction de nouveaux savoirs (fair use). Or, même dans ces contextes, il reste parfois difficile d’échapper aux logiques de marché, comme en atteste le cas d’Amara, site de sous-titrage de vidéos open source, à but non lucratif et soi-disant indépendant, mais qui propose aussi des services payants (Munday, 2012, p. 332, n. 3).

15Ainsi, qu’ils soient traducteurs, non traducteurs, polyglottes ou non polyglottes, tous les citoyens, usagers, concepteurs, médiateurs, font face à un manque de compétences dans les langues requises pour communiquer. Il s’agit bien d’un frein mais dont les acteurs s’émancipent (sans pour autant échapper à l’instrumentalisation de leur activité) par l’usage de la TA, par un apprentissage informel des langues (par comparaison d’une langue romane à l’autre par exemple), par l’usage d’une lingua franca, par la conception d’outils, etc. Ces pratiques traductionnelles contribuent sans aucun doute à une « rebabélisation accélérée » (Oustinoff, 2012, p. 69) du monde ; la part de l’anglais sur Internet, initialement autour de 90 %, étant désormais passée sous la barre des 30 %.

Dispositifs de traduction coopérative : concept pour aborder les nouveaux enjeux politiques de la communication

16Les pratiques de traduction dans les dispositifs de communication évoqués ci-dessus montrent des degrés variables de coopération humains-machine et des humains entre eux via la machine. Ces pratiques peuvent être regroupées autour de trois types de dispositifs que nous inspirent les travaux de Zacklad (2015, p. 25-27) sur les « dispositifs de médiation numérique contributive » :

  • dispositifs communautaires, participatifs et orientés vers la construction d’une œuvre collective sur un mode dialogique ;
  • dispositifs qui, tout en étant orientés vers la construction d’une œuvre collective, opèrent selon un mode non dialogique et plus standardisé ;
  • dispositifs non participatifs, non communautaires, non dialogiques et standardisés.

17Comme indiqué dans la typologie ci-dessous, ces dispositifs, mobilisant des outils de traduction différents, présentent divers degrés de coopération et des leviers ainsi que des limites tant techniques, politiques que socioprofessionnels :

Typologie des dispositifs de traduction coopérative

tableau im1
Dispositif contributif Outil de traduction Degré de coopération des humains via la machine humain-machine Leviers et limites techniques politiques professionnels Non participatif, non communautaire, non dialogique et standardisé TA : GoogleTranslate Linguee Absente ou faible Indirecte : via les corpus de données (humaines) que traite la machine Immédiateté de la traduction mais outil tributaire des langues dominantes Outil tout public mais traitement quantitatif des langues et exploitation des données personnelles Les usagers s’émancipent de l’intervention du traducteur/traducteurs « remplacés » par la machine
tableau im2
Dispositif contributif Outil de traduction Degré de coopération des humains via la machine humain-machine Leviers et limites techniques politiques professionnels Orienté vers la construction d’une œuvre collective en environnement non communautaire TAO : Déjà vu Trados Indirecte : via la mémoire de traduction ; interaction machine-individu Directe : via la mémoire de traduction Amélioration de la qualité de la traduction grâce à l’intervention du professionnel mais difficultés de transferts d’un outil à l’autre Traitement qualitatif des langues mais publics limités aux professionnels de la traduction Amélioration de la productivité de la traduction mais cette productivité se retourne contre les traducteurs qui sont moins rémunérés Orienté vers la construction d’une œuvre collective en environnement communautaire Traduction collaborative : Wikipedia Amara Directe : échanges entre les traducteurs ; interaction machine-communauté Indirecte : la machine est un moyen de communication communautaire et recours à l’autotraduction Souplesse des outils 2.0 mais absence de mémoire de traduction (pas de suggestions des cooccurrences, etc.) Philosophie des communs, plurilinguisme mais dont la frontière avec le marché est difficilement tenable Travail collaboratif entre professionnels et novices de la traduction mais abus potentiel du travail gratuit

Typologie des dispositifs de traduction coopérative

18Ce qui est désigné par « dispositif de traduction coopérative » peut constituer non seulement un objet de recherche, focalisé sur les outils de traduction coopérative, mais aussi un concept, permettant au chercheur d’aborder les problématiques qui sont sous-jacentes à cet objet.

19Le concept de « dispositif de traduction coopérative », que nous forgeons ici :

  • reprend les problématiques de pouvoir, savoir, sujet, posées par l’ensemble de l’œuvre de Foucault et articulées par les concepts d’épistémè, énoncés, discours, disciplines, dispositifs (Gavillet, 2010) ;
  • tout en les articulant à celles qui émanent des translation studies, des cultural studies et de la sociologie de la traduction : rapports de domination entre les langues, impérialisme du regard sur la culture et le rôle des technologies, d’une part, mais aussi perte de vitesse de l’anglais sur Internet, émancipation des minorités culturelles et des usagers par l’innovation, l’appropriation et le détournement en communauté, d’autre part ;
  • et à celles qui émanent des pratiques traductionnelles « coopératives » en pleine expansion : double médiation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et de la traduction dans les processus d’innovation engagés entre individus de langues, de cultures et de compétences différentes.

20En abordant les dispositifs de traduction coopérative comme un lieu (physique ou virtuel) d’échanges, comme un « troisième espace » où se croisent des savoirs différemment situés et porteur d’innovation linguistique, culturelle et technologique, nous cherchons à aborder les nouveaux enjeux politiques sur le rapport entre technique, science et société qui sont au cœur des problématiques communicationnelles. En effet, en tant que processus de changement social, culturel et technique, l’innovation ouvre un espace de démocratisation sans pour autant échapper à une logique d’aliénation mettant à mal la libre circulation des savoirs : fracture numérique, inégalités entre les langues et les cultures, intérêts hétérogènes et écarts de pouvoir entre les acteurs, marchandisation des données et des savoirs, etc.

21Il s’agit donc de comprendre de quelle manière les chercheurs-citoyens qui accompagnent et analysent l’innovation se saisissent des questionnements communicationnels et politiques soulevés par la traduction coopérative au sein des dispositifs de communication.

Thématiques et questions de recherche

22Les questions de recherche guidant la poursuite de cet objectif sont regroupées autour de trois axes thématiques :

23– Processus d’appropriation des savoirs : par quelles pratiques langagières et par quels usages des TIC, les citoyens de tous ordres (traducteurs, non traducteurs, savant ou sachant, etc.) se représentent-ils et donnent-ils un sens à leur identité et à leurs pratiques (de) ainsi qu’à l’œuvre et à la communauté qu’ils construisent entre pairs ?

24– Relations savoirs-pouvoirs-usagers : comment ces usagers en situation de coopération reproduisent-ils et transgressent-ils les barrières linguistiques, culturelles, socioprofessionnelles, géopolitiques et technologiques ? Comment gèrent-ils les relations de pouvoir dans la médiation des savoirs ? Comment les savoirs d’expérience située et les savoirs universalisant et rationnalisés sont-ils mis en tension et réconciliés ? Quels agencements et réajustements des dispositifs sont mis en œuvre par les usagers pour coopérer, lorsqu’il y a convergence d’intérêts ou, au contraire, lorsqu’il y a divergence d’intérêts, pour ne pas coopérer ?

25– Médiation technique et sociale des savoirs : autour de quelles configurations sociotechniques sont articulés le partage et la circulation des savoirs ? Quel est le rôle des machines et des usagers dans la construction d’un champ de connaissances (numérisation, indexation, référencement et mise en visibilité des savoirs en ligne) ? Quels savoirs restent invisibles sur le Web ? Quelles constellations de communautés et quels enchevêtrements de dispositifs se tissent au gré de la coopération entre machines et usagers ?

Approche interdisciplinaire et méta-critique de l’innovation

26De façon complémentaire, la sociologie des usages, l’étude des sciences et des techniques (STS) et les sciences de l’information et de la communication (SIC) ont défendu une approche critique :

  • des usages de l’innovation plus sensible aux significations et appropriations socioculturelles en contexte d’usage et à la créativité et inventivité des usagers dans la coconstruction des objets techniques, aux identités, et sentiments d’appartenance ;
  • des modalités de fabrication des dispositifs sociotechniques en les étudiant de façon diachronique et synchronique pour saisir les débats qui les sous-tendent ;
  • des dispositifs de communication au moyen d’outils d’analyse des interactions entre les usagers, de leurs discours et pratiques dans leur dimension communautaire et communicationnelle.

27À l’interdisciplinarité s’ajoute une approche non seulement critique (car elle reconnaît les rapports de pouvoir dans lesquels s’inscrit l’innovation) mais aussi méta-critique, dans le sens où il n’y a pas d’extériorité à la recherche et au terrain d’analyse et que l’engagement du chercheur dans une démarche participative telle qu’envisagée ici (et en général dans les « sciences ouvertes » et les « sciences citoyennes ») recouvre une dimension éthique puisque son travail critique s’applique à ses propres travaux et à lui-même. Une telle approche permet d’aborder l’innovation dans sa dimension politique et citoyenne, en reconnaissant à ce programme de recherche son statut d’objet construit par les questions de recherche, elles-mêmes réciproquement façonnées par l’objet, au sein d’un complexe réseau de relations interdisciplinaires et interculturelles.

28Dans la lignée d’une vision du monde comme un réseau sans extériorité défendue par la sociologie de la traduction et que le philosophe Antoine Hennion (2013) fait remonter rétrospectivement à la pensée pragmatiste de William James, le chercheur doit « faire arriver le monde dans lequel il s’engage », au croisement du « monde tel qu’il est » du « monde à faire ». C’est là que se situe le terrain d’enquête de ce programme de recherche, sorte de « troisième espace » d’innovation où le chercheur se fait médiateur entre savants et sachants, entre savoirs rationnalisés et savoirs d’expérience, entre savoirs visibles ou invisibles sur le Web, articulés à un large spectre de langues, de cultures et de technologies inégales. Ainsi, le chercheur-citoyen participe non seulement au partage et à la circulation des savoirs mais aussi à un changement scientifique et sociétal.

29Malgré l’existence de barrières linguistiques, culturelles et technologiques, la coopération entre les machines et les usagers-traducteurs (qu’ils soient professionnels ou amateurs) est en plein essor à l’ère de la mondialisation et du numérique dit « contributif ». Même si l’interaction des machines avec la pratique humaine de la traduction est un phénomène imparable, les machines ne peuvent que coopérer avec l’humain. Le terme de « dispositif de traduction coopérative » est ici érigé en concept pour examiner la double médiation des NTIC et de la traduction à l’œuvre au sein de ces dispositifs de communication et aborder les interrogations politiques et éthiques que soulèvent ces évolutions pratiques et théoriques de la traduction : les processus d’appropriation des savoirs, les relations savoirs-pouvoirs-usagers et la médiation sociale et technique des savoirs. La démarche critique et méta-critique proposée reconnaît l’engagement politique et éthique du chercheur en tant que médiateur au sein des dispositifs de traduction coopération qu’il co-construit et analyse. Ce programme de recherche dépasse largement la question de la traduction mais en demeure indissociable. Il relève d’une approche pluridisciplinaire, dont on commence à peine à comprendre toute l’ampleur.

Références bibliographiques

  • Akrich, M., « Les formes de médiation technique », Réseaux, no 60, 1993, p. 87-98.
  • Bhabha, H., The Location of culture, New York, Routledge, 1994.
  • Boéri, J., « Les langues au cœur des dispositifs des mouvements sociaux transnationaux : processus d’innovation au sein du réseau », Questions de communication, no 28, 2015, p. 191-210.
  • Boéri, J. et Maier, C., « Introduction », in Boéri, J. et Maier, C. (dir.), Compromiso social y traducción/interpretación – Translation/Interpreting and Social Activism, Grenade, Ecos, 2010, p. 1-6.
  • Butler, J., Excitable Speech : A Politics of the Performative, Londres/New York, Routledge, 1997.
  • Callon, M., « Pour une sociologie des controverses technologiques », Fundamenta Scientiae, vol. 2, no 3/4, 1981, p. 381-399.
  • Cassin, B., Vocabulaire européen des philosophie : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2004.
  • Cronin, M., Translation and Globalization, Londres, Routledge, 2003.
  • Gavillet, I., « Michel Foucault et le dispositif : questions sur l’usage galvaudé d’un concept », in Appel, V., Boulanger, H. et Massou, L. (dir.), Les Dispositifs de l’information et de la communication : concept, usages et objets, Bruxelles, De Boeck, 2010, p. 17-38.
  • Hennion, A. (2013) « D’une sociologie de la médiation à une pragmatique des attachements : retour sur un parcours sociologique au sein du CSI », SociologieS [en ligne], 25 juin 2013. En ligne sur : <sociologies.revues.org/4353>, page consultée le 20/09/2018.
  • Lévy-Leblond, J.-M., « Sciences dures et traduction : entretien réalisé par Michaël Oustinoff », Hermès, no 49, 2007, p. 205-211.
  • Munday, J., « New Directions in Discourse Analysis for Translation : A Study of Decision-Making in Crowdsourced Subtitles of Obama’s 2012 State of the Union Speech », Language and Intercultural Communication, vol. 12, no 4, 2012, p. 321-334.
  • Oustinoff, M., « Le tout à l’anglais est-il inévitable ? », Hermès, no 51, 2008, p. 74-84.
  • Oustinoff, M., « L’économie des langues », in Réseau Maaya (dir.), NET-LANG : réussir le cyberespace multilingue, Caen, C&F, 2012, p. 441-456.
  • Serres, M., La Traduction (Hermès III), Paris, Minuit, 1974.
  • Zacklad, M., « Genre de dispositifs de médiation numérique et régimes de documentalité », in Gagnon-Arguin, L., Mas, S. et Maurel, D. (dir.), Les Genres de documents dans les organisations. Analyse théorique et pratique, Québec, Presses universitaires du Québec, 2015, p. 145-183.

Mots-clés éditeurs : dispositifs de traduction coopérative, interdisciplinarité, mondialisation, numérique, innovation, enjeux politiques

Date de mise en ligne : 03/12/2018

https://doi.org/10.3917/herm.082.0073

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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