1Gilles Rouet : Quelles sont les contributions actuelles, ou à prévoir, les influences ou échanges possibles entre les neurosciences cognitives et le champ de l’information et de la communication ?
2Alain Berthoz : Si on prend le point de vue des neurosciences, il est clair que les connaissances nouvelles que l’on a sur le fonctionnement du cerveau chez l’homme sur les relations perception-actions démontrent qu’il n’y a pas de différence entre percevoir et agir. Si on montre une image, le cerveau ne l’interprète pas seulement comme une image, mais aussi comme une simulation du réel dans lequel le corps joue un rôle majeur. Nous avons fait énormément de progrès dans le domaine des perceptions, qu’elles soient visuelles, acoustiques ou autres.
3Toute image – qu’elle soit présentée par un média ou qu’elle soit suscitée dans l’imagination du sujet par une information – est immédiatement traduite dans le cerveau en acte. Non pas en action, mais bien en acte c’est-à-dire en intégrant l’intention, la culture, la mémoire, etc. Imaginer quelque chose, c’est mettre en œuvre les mêmes circuits que le faire. Tout un mouvement, auquel j’appartiens, sur l’incarnation (« embodiment » en anglais), initié en Occident par Francisco Varela entre autres, a remis le corps au centre des processus cognitifs. Ainsi s’est nouée une alliance entre neurosciences et phénoménologie par contraste avec l’approche de la philosophie analytique qui mettait le langage et l’axiomatique au fondement de la cognition. On perçoit et on pense avec son « corps en acte » comme disait Maurice Merleau-Ponty. (cf. Berthoz et Petit, 2006 ; Berthoz et Andrieu, 2011). Cette découverte extrêmement importante montre l’impact majeur sur le vécu des différentes présentations de l’information.
4En ce qui concerne la mémoire, nous savons maintenant qu’il n’y a pas une mémoire, mais des mémoires – mais la grande découverte est la relation entre la mémoire et l’anticipation du futur. Comme je l’avais proposé dans Le sens du mouvement (1997), la mémoire n’est pas faite pour se rappeler le passé, mais est essentiellement un mécanisme découvert au cours de l’évolution pour prédire le futur. Les découvertes d’équipes américaines, mais aussi anglaises et françaises, sur la correspondance entre les modules des mémoires explicite, implicite, etc., et les modules du cerveau utilisés pour préparer des scénarios du futur renouvellent complètement notre compréhension de la mémoire.
5Au fond, le cerveau a tendance à – ou a la possibilité de – utiliser cette information mémorisée, dans des scénarios du futur. Ainsi, il n’y a pas de mémoire neutre ni d’appel neutre de la mémoire, car tout appel à la mémoire induit immédiatement, chez le sujet à qui on la présente, des scénarios d’engagement du futur. Il s’agit donc de la création d’une dynamique extraordinaire.
6Je me suis intéressé, dans mes quatre livres, au sens du mouvement, à la décision, à la simplexité, à la vicariance, mais aussi à une autre découverte très importante des neurosciences, qui intéresse aussi les théories de l’info-com depuis une dizaine d’années : le rôle de l’émotion et donc du « corps sensible ». Il faut bien entendu citer les premiers livres d’Antonio Damasio, mais mon livre sur la décision, publié un peu avant le sien, a été un des premiers signaux d’alerte, reprenant d’ailleurs des travaux de William James, sur le fait que la décision n’est pas seulement rationnelle, mais intègre aussi l’émotion. La convergence du cerveau cognitif, avec les voies qui vont vers le cortex préfrontal, et le cerveau limbique qui traite des émotions, constitue ce que Damasio a appelé la théorie des « marqueurs somatiques ». Toute élaboration cognitive de l’information est toujours combinée à une évaluation parallèle par le cerveau limbique, l’amygdale, le cortex orbitofrontal, qui va toujours la « marquer », la colorer, etc. – la mémoire qui suscite dans notre cerveau des scénarios du futur. Parler du massacre du Bataclan à Paris aujourd’hui, c’est tout de suite déclencher dans notre cerveau des scénarios de ce qui risque d’arriver.
7Gilles Rouet : Pourquoi les découvertes des neurosciences cognitives suscitent-elles autant d’intérêt, en particulier dans le champ de l’info-com ?
8Alain Berthoz : Si ces avancées suscitent un intérêt dans différents domaines, c’est parce que nous avons découvert que, au cours de l’évolution, le vivant, face à la complexité du monde, a trouvé des solutions qui ne sont pas simples, qui ne sont pas complexes, mais qui souvent utilisent les principes que j’ai développés : le détour, l’inhibition, la redondance, la modularité, la coopération, la spécialisation, etc. Je les ai appelées « simplexes » (cf. Berthoz, 2009). Ce sont des lois générales qui sont apparemment complexes mais qui simplifient notre interaction avec le monde.
9La simplexité a intéressé les rhétoriciens. Dans la communication, il y a une partie d’argumentation et donc de rhétorique. Or existe deux grandes écoles de rhétorique : une école très platonicienne, très formelle, et un nouveau courant avec lequel je travaille à Bruxelles avec Emmanuelle Danblon et qui cherche à retrouver une rhétorique aristotélicienne, qui part du faire, de l’acte, etc. Cette approche intéresse aussi les architectes, les artistes, les banquiers (cf. Minzoni et Mounoud, 2017), et le monde des médias et de la publicité.
10La complexité est un point commun de difficulté rencontré à la fois par les sciences du cerveau et par les sciences de l’info-com et d’autres domaines : personne aujourd’hui ne sait résoudre le problème de la complexité du monde. Prenons le cas du management : mon analyse est que pratiquement tous les modèles de management qui essaient de prendre en compte la complexité sont caducs. Tous les acteurs en sont conscients et aujourd’hui il y a prolifération de cabinets, de consultants, de bureaux d’études qui cherchent des solutions, mais, au fond, l’interrogation est dirigée vers les sciences du cerveau. Est-ce que les connaissances nouvelles que nous avons sur le cerveau peuvent aider ? Il faut rester modeste, nous n’avons pas non plus la réponse, le débat reste évidemment ouvert.
11Mais les lois simplexes sont des lois générales qui risquent de masquer la diversité. En réalité, dans le domaine de l’info-com comme dans d’autres, y compris la démocratie, les réseaux sociaux, la politique, la médecine, le problème est bien que chaque individu est différent des autres. La génétique et l’épigénétique donnent aujourd’hui les bases biologiques de cette fabuleuse diversité qui est complétée par les contextes culturels et historiques dans lesquels se développe l’enfant En linguistique, il faut rappeler le débat entre Noam Chomsky, qui promeut l’universalité de la grammaire générative, et Claude Hagège, qui insiste sur la diversité des langues. Ce débat n’est pas terminé, entre lois générales et diversité et concerne tous les domaines. Voilà pourquoi j’ai écrit La vicariance. Le cerveau créateur de mondes (2013). Ce concept fut utilisé par l’école de psychologie différentielle française, mais l’idée que nous sommes tous différents a disparu de la littérature scientifique des neurosciences cognitives pendant trente ans. Dans 80 % des articles scientifiques dans mon domaine, y compris ceux que j’ai produits, on nous demandait de trouver des résultats de l’homme moyen. Et cela correspondait aussi, peut-être, dans le domaine de la communication, à un certain modèle du sujet-récepteur, et à la difficulté de prendre en compte chacun. La vicariance fonctionnelle est un concept important, C’est la possibilité de remplacer, pour atteindre un but, un processus du système nerveux par un autre, ou de déléguer une fonction ou une action à une machine ou un avatar virtuel. C’est une stratégie qui permet à notre cerveau d’appréhender le monde extérieur et de nous y adapter en permanence. On distingue aussi, comme l’avait fait von Uexküll, la « vicariance d’usage » qui est, par exemple, le fait d’utiliser un même objet pour divers usages.
12Aujourd’hui, il serait intéressant de définir des problématiques communes entre des champs, des domaines différents et ceux des neurosciences cognitives, par exemple pour étudier les rapports entre règles générales et diversité dans les comportements, dans les interprétations ou la communication. Je lance un appel pour cette coopération interdisciplinaire.
13Gilles Rouet : Vous avez travaillé sur l’acte. Comment les neurosciences envisagent-elles le passage de l’acte à l’action ?
14Alain Berthoz : Une action est ce que fait une machine, un muscle, un robot, un humanoïde, c’est du faire. L’acte, c’est aussi ça, mais, comme nous l’avons vu au début de notre conversation, avec, en plus, l’intention, la mémoire, et surtout le sens. J’ai été sollicité voici trois ans pour intervenir devant 150 managers de haut niveau et je leur ai demandé ce qui les intéressait. Ils m’ont répondu « le sens dans l’action ». J’ai alors demandé aux organisateurs, « mais pourquoi ? » : « parce qu’aujourd’hui il y a une véritable crise dans le travail, une crise du sens de l’action ». La réponse est précisément liée au fait qu’on circonscrit le travail à des actions et non pas à des actes. Nous avions mis en évidence, pendant le colloque organisé avec Yves Clot au Collège de France en 2010, Travail, identité, métier, quelle métamorphose ?, que la fierté disparaissait quand le travail était réduit à des actions, avec un déclin de la responsabilité des actes. Les travailleurs n’ont alors plus d’identité. Ne pas intégrer la question du sens est catastrophique.
15Gilles Rouet : Du point de vue de la communication, qui nous intéresse plus que l’information, une autre question est celle de l’altérité, de l’autre dans cette construction.
16Alain Berthoz : Depuis dix ans, un champ complètement nouveau s’est ouvert dans le domaine des neurosciences : l’étude des bases neurales, pas seulement par l’IRM, mais aussi au niveau physiologique, de la relation avec autrui. Il s’agit des neurosciences sociales (la revue Social Neuroscience a été créée par Jean Decety en 2006), qui complètent les connaissances de psychologie sociale.
17La question de la relation avec autrui est évidemment centrale à la question de la communication. À mon avis, les progrès des neurosciences viennent, comme je l’ai dit précédemment, en partie des découvertes concernant le rôle de l’émotion, car, très vite, les nouveaux paradigmes ont intégré l’échange, la perception de l’émotion. Les progrès viennent aussi des nouvelles coopérations avec les psychiatres sur l’étude des bases neurales des troubles comme l’autisme, ou d’autres troubles des relations sociales ou de la perception de soi comme l’anorexie mentale pour laquelle il ne faut pas seulement prendre en compte le corps, mais aussi le relationnel. Il faut également évoquer l’influence du développement de la neuro-économie, c’est-à-dire de la prise de décision collective, qui a débouché sur des paradigmes nouveaux d’imagerie, avec échanges d’informations, attributions de valeurs, des éléments extrêmement intéressants qui sont à un niveau assez élevé dans la communication et l’échange. Enfin, dernier exemple, la notion d’empathie intéresse désormais un large spectre scientifique, dans les contextes de violence, de terrorisme, de haine, de ségrégation sociale. On ne communique évidemment pas de la même façon dans toutes les couches de la société, dans toutes les cultures.
18Je travaille avec des modèles qui, en particulier, distinguent la sympathie et l’empathie. La tendance est de tout ramener à l’empathie : on peut par exemple acheter une machine à laver empathique ! À la publication de mon livre sur la simplexité, un cadre de Renault a déclaré qu’alors on vendait des voitures simplexes, mais maintenant on vendrait volontiers des voitures empathiques !
19Un travail sérieux de neuroscience met actuellement en évidence les différences entre l’empathie, d’une part et d’autre part la résonance, la contagion émotionnelle : montrer dans un média quelqu’un qui pleure fait pleurer, voilà la contagion. Il ne s’agit pas d’empathie qui est un processus complexe d’échange visant à se mettre à la place d’autrui. Comprendre pourquoi la personne pleure et se « mettre à sa place », éprouver le monde comme elle, changer de « point de vue », voilà l’empathie. Ce domaine est très intéressant parce que la véritable empathie est un processus dynamique qui implique une compétition, une coopération entre de multiples aires du cerveau qui vont prendre en compte des informations de type cognitif, quantitatif, la mémoire, la décision, et l’émotion, faire intervenir des facteurs culturels aussi. Ainsi, les processus empathiques constituent un sujet d’interface possible très intéressant entre les domaines de l’info-com et les neurosciences.
20Ce qui m’intéresse, c’est l’avenir, c’est la nécessité du travail en coopération entre chercheurs et acteurs de ces différents champs, en particulier les jeunes. Cela se passe actuellement en médecine, en robotique et c’est une source de fertilisation croisée. Les différents champs ont à apprendre les uns des autres. Il existe des moyens à utiliser, comme les thèses codirigées : combien de thèses de ce type réalisées entre info-com et neurosciences ? Le constat de ce qui s’est passé depuis dix ans, de ce qui est en train de se passer avec les nouvelles technologies, l’immersion majeure de millions de personnes et d’enfants dans les mondes virtuels et l’écart qui se creuse entre ces mondes et le réel, invite à coopérer, à faire circuler les jeunes et les recherches entre les domaines, à les décloisonner. Ces outils sont essentiels aujourd’hui. Le numérique et le virtuel constituent un monde dans lequel chacun va se placer et qui, à mon avis, va nous obliger à poser les problèmes que nous évoquons dans des termes que nous n’avons pas encore trouvés. Un certain nombre d’entre nous travaillons sur ces questions avec des terminologies, des modèles de fonctionnement qui vont être complètement remis en cause par une immersion quasi permanente de chacun d’entre nous.
21Dans ce monde, il n’est plus question de monter une petite scène pour essayer de faire passer des messages politiques, économiques, commerciaux ou religieux, car le sujet est en dehors, désormais les jeunes ont dix avatars, ils ne sont plus avec nous, tout cela se passe dans un monde que nous ne saisissons pas. Comme vous le voyez la question est au-delà de la stricte appellation « information-communication ». On pourrait y réfléchir ensemble. C’est urgent.
Références bibliographiques
- Berthoz, A., Le Sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 1997.
- Berthoz, A., La Décision, Paris, Odile Jacob, 2004.
- Berthoz, A., La Simplexité, Paris, Odile Jacob, 2009.
- Berthoz, A., La Vicariance, le cerveau créateur du monde, Paris, Odile Jacob, 2013.
- Berthoz, A. et Andrieu, B. (dir.), Le Corps en acte : centenaire Maurice Merleau-Ponty, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2011.
- Berthoz, A. et Debru, C. (dir.), Anticipation et prédiction. Du geste au voyage mental, Paris, Odile Jacob, 2015.
- Berthoz, A. et Jorland, G. (dir.), L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004.
- Berthoz, A. et Ossola, C. (dir.), Les Libertés de l’improbable, Paris, Odile Jacob, (sous presse).
- Berthoz, A. et Petit, J.-L., Phénoménologie et physiologie de l’action, Paris, Odile Jacob, 2006.
- Berthoz, A. et Petit, J.-L. (dir.), Complexité, simplexité, Paris, éditions du Collège de France, 2014.
- Berthoz, A. et Scheid, J. (dir.), Les Arts de la mémoire et les images mentales, Paris, éditions du Collège de France, 2018.
- Minzoni, A. et Mounoud, E. (dir.), Simplexité et modèle opérationnel, préface d’Alain Berthoz, Paris, CNRS éditions, 2017.