Notes
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[1]
Les principales fonctions neurovégétatives et leurs périphéries innervent les viscères, muscles et glandes et participent à la régulation constante de l’organisme. La lecture croisée des publications majeures d’Antonio Damasio nous permet de prendre en compte la portée historique de l’évolution des connaissances à propos des sites déclencheurs de l’émotion et les régions sous-tendant les transformations chimiques et neurales qui s’y rapportent : « Comprendre les fondements naturels des conventions sociales et de l’éthique, données neuronales » dans Fondements naturels de l’éthique (1991) ; L’Erreur de Descartes. La raison des émotions (1995) ; Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience (1999), Spinoza avait raison (2003), L’Autre Moi-Même (2010), L’ordre étrange des choses (2017).
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[2]
Projet pédagogique avec l’intervention du collectif Pacifik Melting Pot coordonné par Régine Chopinot à l’UFR Ingémédia, université de Toulon (année universitaire 2017-2018). Le prénom a été anonymisé.
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[3]
Projet « Danse à l’Opéra » porté par le lycée Dumont d’Urville à Toulon (année 2017-2018). Le prénom a été anonymisé.
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[4]
Voir la communication de François Ansermet « Éloge de l’inattendu » lors du colloque GYPSY XV, décembre 2015, organisé sous la direction de Muriel Flis Trèves et René Frydman.
1La communication humaine ne peut être réduite à des interactions médiatisées par un dispositif technique. C’est de cette approche de départ – et résolument dans la continuité de certains thèmes abordés par la revue Hermès au cours de « 30 ans d’indisciplines » (Hermès, no 80, 2018) – que notre intérêt pour la question des affects s’est renforcé. Nous distinguons les émotions, dont le jaillissement viscéral participe aux variations des états de l’organisme, des sentiments, qui sont la « perception de ces changements » (Damasio, 2017) par l’individu. Ces événements physiologiques, puis mentaux, rejoignent la singularité du vivant, loin des tentatives d’atomisations informationnelles actuelles (Alloing et Pierre, 2017) des états somatiques individuels. De leur côté, les expressions corporelles primaires, dont Paul Ekman a proposé une catégorisation universelle (joie, tristesse, peur, colère, dégoût, surprise), deviennent aujourd’hui des points de butée pour les algorithmes dans la constitution de curieuses échelles de mesure quantitatives des sentiments. Du développement de fonctionnalités dites « affectives » sur les réseaux socionumériques à l’émergence d’un « être informationnel » (Hermès, no 68, 2014), les dispositifs tendent à proposer des solutions moins « risquées » à l’individu. Pourquoi s’engager dans une relation humaine avec l’autre, souvent compliquée, parfois impossible, si les interfaces permettent d’échanger en évitant d’éventuels sentiments inattendus ? Diluer ces sensations par la technique et éviter l’autre serait nier le sensible au profit de la machine en perdant ce qui fait « notre humanité » (Turkle, 2018), car malgré les circonstances : « la communication, c’est le besoin de l’autre » (Renucci, 2018). De plus, l’incommunication « est l’horizon de la communication » (Wolton, 2012). Aussi tenterons-nous dans cet article d’articuler la communication et les émotions de déplaisir (Ansermet et Magistretti, 2010) en montrant plus particulièrement en quoi l’embarras est constitutif de la communication humaine.
2Dans Le cœur des autres (2003), le neurobiologiste Jean-Didier Vincent présente la communication comme une grande fonction du rôle des émotions (p. 27). Nous proposerons ci-après un examen pluridisciplinaire nécessaire à l’appréhension du concept d’embarras en sciences de l’information et de la communication. À l’instar de l’« individu communiquant » (2015) proposé par Franck Renucci, traiter les émotions et les sentiments induit l’usage de travaux relevant de références « psychologiques et psychiques, sociologiques, biologiques » (Ibid.). D’une part, les émotions stimulent de manière spectaculaire « le contact social et la communication sociale » (Rimé, 2005), menant parfois malgré eux les utilisateurs de dispositifs aliénants à se transformer en « animal humain excité par tout et par rien, irritable et émotif, une sorte de mufle affectif » (Le Coz, 2014). D’autre part, pour approcher la question des sentiments, nous usons d’une « ethnographie intime », méthodologie à dominance anthropologique proposée par Sherry Turkle (2015) qui s’intéresse au rapport des adolescents à la machine.
3L’adolescence est une période particulièrement en lien avec les risques d’évitement de la relation humaine. Lorsque le phénomène de puberté (Rufo, 2017) se déclare par un surgissement d’hormones sexuelles, le sujet perd le contrôle de son monde interne. Ses comportements pulsionnels conduisent alors à un remaniement des relations d’attachement : l’adolescent cherche à se rapprocher de ses pairs, mieux placés que les parents pour échanger sur des bouleversements communs et surtout seuls en mesure de devenir des partenaires amoureux. Il y a là des enjeux sociaux que nous lions à l’impératif « homéostatique » du sujet : les logiques émotionnelles sous-jacentes à la régulation de perturbations œuvrent dans le but de préserver l’organisme et favoriser une éventuelle progéniture. L’homéostasie – d’abord abordée par Claude Bernard dans le registre de la biologie, puis assimilée plus tard à la cybernétique dès les conférences de Macy (Dupuy, 1999) – est mobilisée ici dans une dimension socioculturelle (Damasio, 2017). Les sentiments participent à l’homéostasie sur le plan mental et, dès la détresse de la naissance, c’est l’expérience de l’autre qui entre en jeu. Face à cette expérience, parfois déplaisante et qui laisse une trace (Ansermet et Magistretti, 2010), l’adolescent peut tenter de se réguler en laissant le réductionnisme du dispositif numérique l’emporter. Or, nous y reviendrons, « réduire, c’est toujours attenter à l’autre, l’éliminer, le dissoudre » (Besnier, 2018). L’adolescence est en cela une période stimulante pour nos recherches car elle ouvre la voie à de fortes situations d’embarras : timidité accrue, gêne face au surgissement du sexuel, premières responsabilités, etc. Nous intégrerons de fait à notre propos des éléments de discours d’adolescents obtenus lors de projets pédagogiques.
Émotion sociale
4Dans son œuvre poétique Embarras de Paris (1667), Nicolas Boileau aborde en une centaine de vers l’un des premiers sens de l’embarras répertorié sur le plan historique. Au xviie siècle, la ville de Paris étant encombrée par la multiplication des transports, l’embarras évoque alors ces « obstacles qui entravent la circulation » et, en outre, une « situation difficile » (Centre national de ressources textuelles et lexicales, 2018). Au cours des décennies suivantes, la terminologie acquiert une nouvelle acception relative à la « gêne » chez l’humain : l’embarras devient un « malaise en présence d’une situation délicate », ou une « confusion » (Larousse, 2018). Ces significations à différentes périodes rejoignent notre conception de la relation, où la communication entre deux interlocuteurs est sujette à la complexité et parfois au blocage. La négociation (Wolton, 2012) y est essentielle, et l’incompréhension souvent inévitable. Ainsi, nous voyons en l’embarras un élément constitutif de la rencontre avec l’autre, une émotion qui participe à un phénomène de communication émotionnelle fondamentalement social.
5L’embarras est une sensation peu approchée au sein des principaux modèles théoriques de conceptualisation des émotions (Darwin, 1872 ; Tomkins, 1963 ; Izard, 1971 ; Plutchik, 1980 ; Panksepp, 1989). État somatique moins caractéristique dans son expression que la peur ou le dégoût, l’embarras a longtemps été reconnu comme une variante intrinsèque de la honte ou de la culpabilité. D’autres chercheurs (Keltner et Buswell, 1997) ont en revanche produit des travaux l’établissant comme une émotion distincte. Cependant, l’intérêt est surtout de maintenir une dichotomie entre les sensations qui parcourent le sujet et les perceptions dont ce dernier peut nous faire état sur le plan symbolique lors d’un entretien. Du quantitatif au qualitatif, la question du « passage » de l’embarras physique à une dimension psychologique de l’émotion nous ramène à une énigme, un impossible, qui s’inscrit somme toute en un point de butée au croisement des disciplines.
6Émotion sociale requérant un corps pour s’exprimer – sans quoi elle serait vide de contenu –, l’embarras s’exerce dans l’instant, au sein de la relation, en réponse à un stimulus « émotionnellement compétent » (Damasio, 2010) qui provient de l’autre. Sur le plan physiologique, William James proposait déjà en son temps un écrit illustrant ce type de changements corporels subjectifs dans La théorie de l’émotion (1917) : « un embarras momentané, c’est quelque chose dans le pharynx qui nous force à avaler ou bien à nous dégager le gosier ou à tousser légèrement ». En plusieurs dizaines de millisecondes, la réponse émotionnelle exerce des changements temporaires sur les viscères, ouvrant à une « augmentation de la température cutanée » (Vincent, 2003) et à ce que l’on observe chez l’individu dans le rougissement.
7Ces bouleversements du milieu intérieur harmonisés par le système neurovégétatif [1] interviennent au cours d’une situation d’embarras en empruntant les mêmes processus que les émotions primaires présentées en introduction. Il existe un « emboîtement » (Damasio, 2003) des différents niveaux de régulation de l’organisme, allant des réflexes de base communs aux différentes espèces jusqu’aux émotions sociales. Ces dernières se développent par l’apport de la culture et de l’éducation face à ce qui est de l’ordre de l’inné chez l’être. Or l’ensemble de ces adaptations sous-tend l’impératif homéostatique de survie et de bien-être du sujet. Certains de ces désordres chimiques et neuraux deviennent des sentiments accessibles à l’esprit, d’autres parcourent le sujet à son insu (Ansermet et Magistretti, 2011). L’embarras s’ancre de fait dans ces processus complexes par un jeu à trois incluant à la fois certaines régions cérébrales, le corps, mais aussi l’autre. Un autre dont l’individu a besoin pour subsister. D’où l’étude d’une communication humaine constitutive de cette course à une socialisation nécessaire chez le sujet.
8L’érubescence – du latin erubescere « devenir rouge » – ou « érythème pudique » est un exemple de la sémiotique engagée dans l’expression de l’embarras vers l’extérieur. Sans en moduler le surgissement, l’individu communique une émotion. Le regard de l’autre est évité par « un regard de côté » (Lelord et André, 2003), les muscles striés du visage, les sueurs ou une posture hésitante accompagnent les sensations subjectives. Cette gestuelle peut intervenir en réaction à l’embarras, mais il est susceptible de faire varier le fonds commun selon l’environnement social : chaque culture façonne à sa manière la ritualisation de l’expression des émotions en fonction des situations (Le Breton, 2004). Si l’embarras se vit et s’exprime, il pourrait être aussi porteur d’apaisement (Keltner et Buswell, 1997), de « pardon » et ainsi de réparation dans la relation.
9Erving Goffman, dans son chapitre « L’embarras et l’organisation sociale » que l’on retrouve dans Les rites d’interaction (1974), défend l’intérêt de l’embarras au sein des interactions. Pour lui, cet émoi redouté en société fait partie intégrante du « comportement régulier socialement prescrit » : il montre à l’autre que malgré le fait que le sujet soit troublé dans l’instant présent, il « tâchera de faire mieux une prochaine fois ». Cet affect dessine une faille, faisant de surcroît émerger son caractère humain, et qui plus est contagieux. Sans embarras, pas de « vie sociale normale » (Goffman, 1974). Contrairement au sentiment de honte, qui enferme le sujet dans son expérience de déplaisir, l’embarras donne la tendance à une réparation de « la gaffe » (Lelord et André, 2003). Le sentiment d’embarras est alors présenté comme une perte temporaire d’estime de soi : exposé au jugement de l’autre suite à une transgression des normes sociales dans l’interaction, l’individu ne préserve pas sa « face » et ressent de l’embarras. Ces approches réduisent cependant l’émotion à un processus évaluatif imputable en grande partie à la culture et au langage. Nous soutenons davantage l’hypothèse d’un embarras comme opération complexe, incluant certes les troubles induits dans la conversation et l’impact des normes sociales, mais où le seul théâtre communicationnel de la rencontre des corps peut être à la source de la gêne.
Expérience sensorielle
10Revenons à Goffman (1974), lorsqu’il s’interrogeait sur l’embarras : « Par qui l’incident embarrassant est-il causé ? Vis-à-vis de qui est-il embarrassant ? Pour qui l’embarras est-il ressenti ? ». Dans une approche communicationnelle, nous pourrions ouvrir dans un premier temps ces questionnements à la logique de feedback développée entre autres par Gregory Bateson (cf. Winkin, 2001). La gestuelle de l’embarras dont on fait état plus haut peut transformer le discours de l’émetteur ; il y a alors impact du non-verbal d’un individu embarrassé sur l’autre interlocuteur en présence. Les discours sont adaptés, le récepteur, actif, s’adonnant à une action en retour. Cet état progressif d’intersubjectivité passe par le développement de l’empathie : « la capacité cognitive de prendre les perspectives objectives et/ou subjectives d’autrui ». Cette partie de la définition proposée par Marie-Lise Brunel et Jacques Cosnier dans L’empathie : un sixième sens (2012) s’agrémente d’hypothèses qui nous semblent ici intéressantes. D’une part il existe une tendance naturelle à « échoïser les expressions d’autrui », et d’autre part la réalisation de cette « échoïsation corporelle constitue un moyen d’évaluation de l’état psycho-affectif d’autrui » (Ibid., p. 97). Nous ajouterons que l’empathie est en ce sens un élément déterminant du sentiment d’embarras. En effet, il serait difficile d’imaginer la prise en compte du regard de l’autre après une « gaucherie » (Goffman, 1974) sans la capacité de se mettre à la place d’autrui afin de comprendre ce qu’il éprouve : il y a un « changement de perspective émotionnelle » (Tisseron, 2015). Brunel et Cosnier défendent la place du corps comme instrument d’analyse dans le processus empathique, en instaurant le concept de « corps-analyseur » (2012). La vision, l’audition ou encore la mimogestualité étant au centre de ces considérations, interrogeons-nous maintenant sur la place des sens qui accompagnent l’expérience d’embarras et constituent les échanges sur le plan corporel.
11Quand dernièrement Jordan, un jeune étudiant que nous suivions, fut confronté à des artistes [2], la rencontre devint source d’embarras par le retour du toucher, la vue des corps, le réveil des sens. Bernard Valade (2016) précise l’apport des travaux dispersés sur les cinq sens dans les différentes disciplines : « il devrait appartenir aux sciences de la communication de réaliser la fédération, sinon l’intégration » de ces savoirs. L’odorat, par exemple, est selon Freud « affaibli chez l’homme » (Ibid.) par rapport à l’animal, mais reste pourtant « l’avant-garde de la sensorialité du sujet » (Vincent et Lledo, 2012) dès les premiers mouvements de vie. Avec une forte tonalité affective, l’olfaction peut déclencher des émotions à la fois agréables, réconfortantes, mais aussi désagréables comme l’embarras provoqué par une odeur impromptue au cours d’un échange.
12Aussi, de nos autres récepteurs sensoriels tournés vers l’extérieur – l’extéroceptif (Ansermet et Magistretti, 2010) – ne notons-nous pas le domaine de la vue (des photorécepteurs à la perception). Comme nous l’enseigne Daniel Marcelli dans Les yeux dans les yeux : l’énigme du regard (2005), seuls les êtres humains peuvent « se regarder durablement dans les yeux » ; pour les animaux, un regard à peine prolongé est instinctivement synonyme d’agression. Les regards fondateurs entre mère et bébé permettent alors d’inhiber « le détournement du regard » (Ibid., p. 50) que l’on retrouve dans l’embarras. Le regard est partage, vecteur entre les êtres (Rimé, 1977), et il permet de détecter dans les yeux de l’autre « ses intentions » (Jouvent, 2009). Lorsque le sujet perd le fil de la danse visuelle des regards, une situation d’embarras peut naître sans même qu’une parole soit proférée. C’est le cas de Bélinda, adolescente avec laquelle nous interagissions dans le cadre d’un projet pédagogique [3], qui nous confiait la gêne régulière qu’elle subit lorsqu’elle se plonge dans le regard d’un autre sans savoir « combien de temps faire durer » cet échange. Il y a à la fois une crainte d’être dévoilé et un « besoin d’être regardé » (Marcelli, 2005), phénomène paradoxal néanmoins caractéristique de l’adolescence.
13Cette crainte, c’est aussi celle qui s’inscrit dans l’incertitude de la relation avec l’autre, lorsque le sujet est « dans l’incapacité de prédire » et donc « d’élaborer une stratégie d’adaptation » (Jouvent, 2009). L’embarras est en cela constitué en partie par la surprise, sensation primaire universelle qui interpelle le sujet dans sa chair. Dans La Surprise, Chatouille de l’âme, Marcelli présente de fait la surprise comme un élément d’ouverture du « temps circulaire » (Marcelli, 2005, p. 145) – repères naturels de l’ordre de l’apaisement des instincts et de la répétition – pour un « temps linéaire » – le moment des événements chronologiques et de la ponctuation du changement – fondateur du rythme. Entre « macrorythmes » et « microrythmes », la surprise dépasse ici les conditions sensorielles de l’embarras en faisant référence à la nécessaire condition d’attente de ce sentiment par le sujet. Nous rappellerons en ce sens le rôle des marqueurs somatiques (Damasio, 2010) qui produisent une inscription de l’expérience d’embarras chez l’individu et participent à ses décisions futures, comme le fait d’éviter l’inattendu d’une relation humaine jugée a priori désagréable.
14L’imprévu, d’abord inhérent à l’exploration et à l’apprentissage chez l’enfant [4], se révèle ensuite gênant chez l’adolescent (Marcelli, 2005), puis chez l’adulte. Ainsi, Lenny, quatorze ans, préfère l’utilisation de messages vocaux pré-enregistrés pour échanger avec son amie sur son smartphone plutôt que de devoir se confronter à sa voix et son discours, même par téléphone. L’adolescent dit souhaiter à la fois « ne pas à avoir affronter la tristesse contagieuse » de certaines situations – contagion émotionnelle (Vincent, 2003) – et « la gêne » qu’en provoquent d’autres. Au-delà de la parole, c’est la voix sur son versant anthropologique (Le Breton, 2011), par ses « vibrations sonores », sa « tessiture » et sa « prosodie » qui peut faire basculer le récepteur dans l’embarras par feedback émotionnel. Porteur privilégié « d’intercorporéité » (Brunel et Cosnier, 2012) entre les sujets avant même d’aborder la question des échanges conversationnels, l’embarras est à la fois une expérience désagréable et fondamentale que la machine ne peut égaler.
Enjeux de la relation
15Par la discussion médiatisée via les interfaces numériques, de nouvelles sociabilités moins contraignantes évacuent la question des corps qui se scrutent, s’impactent et se synchronisent. Or, les sentiments qui inondent notre esprit lors de situations de face-à-face émanent des perceptions somatosensorielles associées à une représentation mentale. La question de l’embarras s’ancre de fait en sciences de l’information et de la communication en entamant une réflexion sur un sentiment de déplaisir que les dispositifs nous inviteraient à éviter. Simplification des relations, « gain » de temps, évacuation de l’autre dans sa globalité, contrôle de la situation et « amélioration » de notre quotidien affectif sont au programme chez des utilisateurs toujours plus jeunes. Nous l’avons vu, l’embarras est de l’ordre de la sensation d’abord non perceptible qui s’acquiert par le biais de la culture et de la transmission chez l’humain. Ce n’est que grâce à la présence d’un autre qui nous rend vulnérable dans la relation que l’embarras s’exerce et se façonne continuellement. De plus, lorsqu’une émotion n’est pas ressentie dans le corps, ni sentiments ni souvenirs chargés émotionnellement ne peuvent émerger dans l’élaboration du soi autobiographique (Damasio, 2010) : éviter l’autre c’est donc aussi fuir un embarras fondateur de l’esprit de l’individu.
16Dans Reclaiming Conversation, Sherry Turkle (2015) dénonce une réduction considérable de l’empathie chez les sujets préférant leurs smartphones à la conversation en face-à-face. Nous rejoignons ici la chercheuse sur le fait qu’au-delà des échanges d’informations, la communication humaine est sujette à des caractéristiques essentielles, comme l’embarras. Certaines pathologies, comme l’alexithymie – l’impossibilité de se représenter ses émotions et de les exprimer – et l’éreuthophobie – la peur de rougir en public – nous ont dirigé sur la piste des phénomènes de plasticité neuronale et mnésique (Ansermet et Magistretti, 2011) en lien avec les émotions. En effet, chez les vertébrés, aucun individu « n’a le même passé, la même dimension temporelle, même si le bagage génétique reste le même » (Vincent et Lledo, 2012). L’humain bénéficie d’un cerveau néoténique – c’est-à-dire « qui n’atteint que tardivement le stade adulte » (Ibid., p. 113) – les enjeux de la relation sont alors d’autant plus grands que le social et la culture impactent le biologique et le psychique. L’affirmation de Goffman (1974) selon laquelle l’individu qui « s’isole le plus de tout contact social est donc souvent le moins détaché des exigences de la société » peut sembler obsolète car si l’empathie et l’embarras ne sont plus vécus, il est probable que les remaniements internes détachent l’individu de l’univers social au profit de la réalité biologique.
17Il sera intéressant de prolonger ce questionnement sur un embarras à la fois constitutif de la communication humaine, contribuant à l’empathie et vecteur de nouveauté chez le sujet. L’étude de ce sentiment dans des cultures différentes serait également susceptible de nous enseigner d’éventuelles variations expressives de l’embarras, tout en permettant de vérifier la caractéristique essentielle de cette émotion dans notre vision de la communication humaine. En somme, face à l’impératif homéostatique, l’adolescent à l’épreuve de l’autre, vacillant entre la fragilité des sentiments et la simplicité de la technique, est une problématique communicationnelle stimulante.
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Mots-clés éditeurs : communication humaine, sentiments, émotions, adolescence, réseaux socionumériques, embarras
Date de mise en ligne : 03/12/2018
https://doi.org/10.3917/herm.082.0021Notes
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Les principales fonctions neurovégétatives et leurs périphéries innervent les viscères, muscles et glandes et participent à la régulation constante de l’organisme. La lecture croisée des publications majeures d’Antonio Damasio nous permet de prendre en compte la portée historique de l’évolution des connaissances à propos des sites déclencheurs de l’émotion et les régions sous-tendant les transformations chimiques et neurales qui s’y rapportent : « Comprendre les fondements naturels des conventions sociales et de l’éthique, données neuronales » dans Fondements naturels de l’éthique (1991) ; L’Erreur de Descartes. La raison des émotions (1995) ; Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience (1999), Spinoza avait raison (2003), L’Autre Moi-Même (2010), L’ordre étrange des choses (2017).
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Projet pédagogique avec l’intervention du collectif Pacifik Melting Pot coordonné par Régine Chopinot à l’UFR Ingémédia, université de Toulon (année universitaire 2017-2018). Le prénom a été anonymisé.
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Projet « Danse à l’Opéra » porté par le lycée Dumont d’Urville à Toulon (année 2017-2018). Le prénom a été anonymisé.
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Voir la communication de François Ansermet « Éloge de l’inattendu » lors du colloque GYPSY XV, décembre 2015, organisé sous la direction de Muriel Flis Trèves et René Frydman.