1Communication : un concept excessivement dévalorisé. L’idée de partage et d’échange a disparu, au profit de celle de séduction et surtout de manipulation. Information : à l’inverse, un concept trop valorisé, identifié à la liberté, alors que l’information est quasiment dominée par l’économie et la puissance des Gafa. L’une est trop dévalorisée, l’autre trop survalorisée. En tout cas, les deux ne sont pas suffisamment considérées comme des concepts scientifiques, culturels, politiques, indispensables au monde contemporain, autant pour les sciences que pour la société, la politique, la culture, la mondialisation. Il en résulte un retard théorique aux effets catastrophiques, notamment pour penser les contradictions de la « société numérique ».
2Faire entrer l’information et la communication dans le champ des grands enjeux théoriques et politiques du xxie siècle, aussi importants que l’écologie : voilà le défi scientifique pour la recherche, aujourd’hui et demain. Un seul exemple : les livres théoriques, nombreux sur l’avenir de la démocratie, du monde, de nos sociétés, font un quasi-silence sur le statut théorique de l’information et de la communication. Quand il y est fait allusion, c’est toujours avec une survalorisation de l’information, identifiée au progrès, et une dévalorisation systématique de la communication, réduite à la manipulation ; avec, le plus souvent, une fascination pour les techniques, et finalement pour les Gafa. Leur surpuissance n’inquiète toujours pas beaucoup. Information et communication, deux concepts fondamentaux, impensés et souvent caricaturés. Il est urgent de les comprendre et de les valoriser comme cela s’est finalement fait il y a cinquante ans avec l’écologie et les dégâts de l’environnement. Avec l’écologie, on est passé de la science à la politique, de l’économie à la culture. Le défi est le même pour l’information et la communication. Malgré les dégâts et les contradictions des industries de l’information et de la communication, il n’y a toujours pas beaucoup d’intérêt scientifique, humain et politique pour ces activités et ces domaines théoriques, pourtant au cœur de la vie individuelle et collective. Penser le statut de l’information et de la communication dans les théories des connaissances, comme dans le fonctionnement de la société, voilà un des impératifs catégoriques pour ce début de siècle. Refonder surtout le concept de communication, toujours plus compliqué que celui d’information, car il ne s’agit pas là seulement du message, mais aussi de la relation, et de ses doubles, l’incompréhension et l’incommunication. J’y travaille depuis quarante ans. Hermès depuis trente ans.
3Dix pistes de recherche sont ici évoquées, pour structurer, valoriser et légitimer ce champ de connaissance indispensable.
41 – Penser les rapports entre information et communication, entre communication humaine et communication technique. Approfondir la compréhension du décalage croissant entre les deux, entre le message et la relation. Les deux divergent au fur et à mesure que l’abondance croissante de l’information ne crée pas davantage de communication. Et l’interactivité technique inouïe ne réussit pas non plus à simplifier la relation entre information et communication. Plus il y a d’information, plus la communication s’embrouille, la relation butant sur le poids croissant de l’altérité. On retrouve cette opposition dans les rapports entre communication humaine et communication technique. Quelles que soient les performances de la communication technique, il faut bien en sortir pour retrouver la communication humaine, les rapports humains et sociaux.
5Le carré information/communication/communication humaine/communication technique est un des chantiers théoriques les plus nécessaires pour sortir de la séduction à l’égard de la technique et comprendre toute la complexité de la communication. Plus la communication technique est performante, plus la polysémie et l’hétérogénéité de la communication humaine se révèlent, implacables. Cette différence croissante ouvre des pistes de recherche essentielles. Une terrible méprise s’est produite entre la technique, la communication et l’économie. Et pourtant, de bonne foi, on a cru que les techniques allaient améliorer la communication humaine. Elles l’ont fait, mais elles ont été de plus en plus saisies par une rationalité bien différente de la rationalité humaine. Jusqu’à aujourd’hui, où il n’est plus question que d’« économie de l’information et de la communication ».
6Mais cette absorption de la technique par l’économie n’est pas toujours synonyme d’amélioration de la communication humaine. D’ailleurs, depuis deux cent cinquante ans, et contrairement au discours convenu, ce ne sont pas les techniques qui se sont adaptées à l’homme, mais bien l’inverse. C’est la technique qui s’est imposée, l’homme s’est adapté. Il résulte de cette méprise une certaine confusion entre la performance des outils, les résultats économiques et l’amélioration de la communication humaine et sociale. Le défi ? Distinguer nettement communication technique et communication humaine. Les progrès constants de la première ne suffiront jamais à améliorer la seconde, qui renvoie aux combats pour la politique et l’humanisme. Au fond, la différence radicale entre communication humaine et communication technique ? L’importance de la politique – au sens d’affrontement des visions du monde et de la société. Par ailleurs, la communication humaine est fondamentalement liée à une conception de l’Homme qui dépasse la technique. Quels que soient les progrès de la technique, ils ne seront jamais de même nature que les questions de politique ou d’humanisme qui caractérisent par nature l’homme. À moins de succomber aux vertiges du transhumanisme et de l’humain augmenté.
72 – Développer l’épistémologie de l’information et de la communication. Notamment dans les théories de la connaissance, en biologie, chimie, dans les systèmes d’information, l’environnement, les sciences de l’homme, etc. Comment les multiples définitions et conceptions de l’information et de la communication, dans les différents sciences et savoirs, affectent-elles les contenus et les dynamiques des connaissances ? En quoi l’abondance de l’information et les facilités de la communication technique, modifient-elles les rapports entre savoirs, cultures, et connaissances ? Quelles sont les nouvelles conditions et données de l’interdisciplinarité ? Comment gérer les contradictions entre une conception de plus en plus économique de l’information, liée à l’essor des big data, avec la dimension politique des questions de culture et de communication ?
8Le monde « transparent et interactif » d’Internet ne réduit pas les incommunications. Comment sortir de la confusion entre vitesse et performance ? La vitesse de l’interaction technique devient un piège pour l’information-politique, la connaissance et la culture. Elle n’est utile en réalité que pour l’information-service qui devient le modèle pour toutes les formes d’information. Mais le marché mondial n’est ni un modèle théorique ni un modèle de société. Résultat : la rupture est croissante entre information et communication, d’autant moins visible que le volume et la vitesse des échanges, comme la croissance des marchés du big data, donnent le sentiment faux d’une union sacrée enfin réussie entre techniques, économies et valeurs politiques. Innombrables sont les ouvrages sur les promesses de la société de l’information. Hier, on pensait que « informer c’était communiquer ». Aujourd’hui, rien n’est moins sûr. L’hétérogénéité des dimensions, et des définitions, de l’information rend de plus en plus tourmentées leurs relations avec une communication, elle-même de plus en plus complexe, mais dévalorisée. Comment sortir de la fascination trop simple à l’égard de l’information et de la dévalorisation elle-même trop simple vis-à-vis de la communication ? En distinguant d’abord la diversité des sens pour ces deux mots.
9Pour l’information, il y a cinq sens :
- l’information-service, la plus connue, la plus séduisante et la plus lucrative pour les Gafa. La « révolution de l’information » se résume d’ailleurs beaucoup à cette révolution de l’information-service ;
- l’information-institutionnelle, elle-même en pleine expansion dans un monde ouvert. « Il n’existe » que les acteurs, entreprises, organisations, etc. qui s’affichent et interagissent ;
- l’information-relationnelle, un peu plus décalée, liée à tous les sites de rencontre ou de mise en relation. En pleine expansion dans la vie contemporaine, son succès n’est pas directement lié aux facilités techniques, mais plutôt à l’évolution des mœurs ;
- l’information-news, le cœur de la presse, essentielle à la démocratie, aujourd’hui envahie par les réseaux et les fake news. Paradoxe difficile à admettre : l’abondance d’information ne crée pas plus de vérité et favorise, au contraire, toutes les perversions des rumeurs et autres détournements ;
- l’information-connaissance, liée aux savoirs et aux cultures. Au-delà du progrès immense qui consiste à pouvoir accéder à toutes les connaissances du monde, on réalise progressivement qu’il n’y a pas de lien direct entre volume et vitesse d’accès au savoir et connaissance et culture. Tout se complique là aussi.
10Pour la communication, écartelée entre l’idéal du partage et le soupçon de manipulation, on a aussi cinq grandes distinctions à faire entre :
- la communication-partage, l’idéal et le rêve. Échanger, se comprendre, communiquer ensemble. Ce à quoi on aspire toute sa vie ;
- la communication-expression, la grande conquête liée à la fois à la révolution culturelle et à la révolution technique. Avec l’idée séduisante, de plus en plus fausse, que plus on s’exprime, plus on se comprend. L’expression bute sur l’altérité, comme l’abondance d’information bute sur les rumeurs et les fake news ;
- la communication-valorisation, celle que l’on cherche tous, mais qui n’est pas toujours réussie, toujours du fait de l’altérité du récepteur ;
- la communication-manipulation, le synonyme actuellement le plus fréquent du mot communication. La communication, on s’en méfie… On la caricature avec le mot « com » qui veut tout et rien dire. Chacun est censé vouloir constamment manipuler l’autre, sans pour autant d’ailleurs y réussir et tout en restant persuadé que lui-même déjouera la manipulation dont il est l’objet. La com ? Un jeu de miroir à somme nulle à quoi l’on réduit la polysémie de la communication. Les hommes politiques en sont les victimes les plus visibles. Les innombrables communicants passent leur temps à réduire l’action politique à la com et à se légitimer d’ailleurs ainsi. Si tout est com, les communicants deviendraient les grands prêtres de la réalité. Mais la politique, c’est autre chose que la com. C’est de la « communication politique », quelque chose de beaucoup plus ambitieux.
- la communication-négociation, la plus compliquée, sans doute la plus importante, quoi qu’elle ne soit pas valorisée. Son essor est lié à l’hétérogénéité croissante du monde et à la progression de l’incommunication. Pour éviter l’échec, chacun passe son temps à négocier au niveau interpersonnel autant que collectif. Éviter les ruptures et trouver les compromis… La communication bute le plus souvent sur l’incommunication, avec deux solutions, la rupture ou la négociation. Communiquer, c’est alors le plus souvent négocier, et finalement cohabiter. Horizon apparemment modeste, mais qui prend en compte la place croissante de l’altérité et de l’incommunication dans nos sociétés. On passe du temps à échanger des informations sans se comprendre. Alors il faut bien ralentir et négocier.
113 – Repenser le statut de l’altérité. Un des problèmes les plus centraux, conséquence directe de cette difficulté du rapport entre information et communication. Il est nécessaire de le faire, pas seulement dans l’ordre de l’anthropologie, mais aussi pour sortir de l’idée fausse d’une société transparente. Au moment où tout devrait « se mettre en rapport », tout, au contraire, est saisi par l’incommunication. L’incommunication, un concept essentiel qui surgit avec l’omniprésence de l’information et de la communication. Le résultat inverse de celui auquel on s’attendait. Altérité et incommunication, deux réalités qui devaient prendre moins de place, avec les volumes d’informations, et qui, au contraire, en prennent de plus en plus. Tout devient fluide et interactif, oui, mais sans forcément plus d’intercompréhension.
124 – Redéfinir les rapports entre neurosciences/sciences cognitives/communication au fil des progrès théoriques. Les liens entre les trois disciplines deviennent de plus en plus compliqués, surtout au fur et à mesure que l’on se rapproche de la communication, c’est-à-dire du rapport à l’extérieur, à la société et à l’altérité. C’est à partir du moment où l’on sort du cerveau et de l’individu, pour parler ou se mouvoir dans le monde extérieur, que tout change… La réalité et le contexte de la communication relativisent les progrès des connaissances dans les neurosciences et les sciences cognitives. L’objectivité qui peut y exister disparaît dès que l’on passe au stade de l’expérience de la communication, c’est-à-dire de la relation. Il demeure une discontinuité radicale entre les trois, et ce malgré les progrès scientifiques qui cherchent à établir une certaine continuité. Entre le cerveau, la connaissance et la communication s’installent là aussi altérité et incommunication. Avec comme corollaire, l’obligation de l’interdisciplinarité. Rien n’est possible dans le champ de recherche de l’information et de la communication sans un immense effort d’interdisciplinarité. D’ailleurs l’interdisciplinarité, à la fois pour son importance et ses difficultés, ressemble un peu à la communication. L’interdisciplinarité, comme la communication, recourt beaucoup à la négociation.
135 – Réexaminer l’articulation entre les quatre échelles de l’expérience que sont l’individu, la communauté, la société et la mondialisation. Les liens fragiles entre ces niveaux d’expérience se délitent et tout pousse à la segmentation et à l’individualisation. Avec le risque complémentaire de la communautarisation. On rêve du collectif pour finalement, le plus souvent, s’enfermer dans l’individualisme, l’entre-soi et le communautarisme. Autrement dit, au moment où, de l’essor des techniques à l’affirmation des libertés individuelles, il est de plus en plus facile de circuler et de s’exprimer, on s’aperçoit de la difficulté à préserver l’échelle d’expérience la plus hétérogène, celle de la société. « Ah ! si la société n’était qu’une somme de communautés… » Comment articuler ces dimensions de la vie, de l’expérience, de la communication ? Comment réexaminer les rapports entre expérience et communication ? Entre le local et le global ?
146 – Valoriser les métiers normatifs de l’information qui sont ceux des journalistes, documentalistes, traducteurs, au moment où ces professions sont de plus en plus envahis et dominés par les logiques de l’économie et la performance technique. De la presse aux archives et à la traduction, n’y a-t-il plus qu’une logique économique ? Jusqu’où et comment des valeurs peuvent-elles faire contrepoids ? Jusqu’où va-t-on supprimer les traducteurs et les archivistes sous prétexte que chacun d’entre nous peut faire ce travail ? Et quand cette terrible négation des compétences va-t-elle aussi atteindre et menacer les journalistes, remplacés par les citoyens-journalistes ?
15Derrière ces métiers indispensables à préserver, par rapport à une conception trop économique de l’information et de la communication, ce sont les rapports culturels et politiques entre information, altérité, connaissance et communication qui sont en jeu. Jusqu’où la réalité, l’expérience, la communication, les différences de toutes sortes sont-elles compatibles avec les logiques techniques et économiques envahissantes ? À quelles conditions peut-on préserver des dimensions non économiques ? Et à quel prix ? Avec quelle échelle de temps ? Dans quel cadre d’expérience ? Comment préserver la place des valeurs culturelles et politiques exogènes à l’économie et à la performance des techniques ?
167 – Analyser les liens qu’entretiennent mondialisation, diversité culturelle et incommunication. L’incommunication se retrouve dans les rapports de plus en plus contradictoires entre la mondialisation, synonyme d’ouverture, de circulation, et la réalité de la diversité culturelle, où il n’est question que d’identités plus ou moins violentes. Comment penser la contradiction d’un monde ouvert et néanmoins de plus en plus incapable non seulement d’admettre la réalité de la diversité culturelle, mais aussi de la penser, avec des rapports de plus en plus complexes entre identité, altérité, cohabitation et universalité ? Les trois réalités sont étroitement liées. La mondialisation accélère le besoin d’identité pour résister au tohu-bohu de l’ouverture. Les identités fondent la réalité indépassable de la diversité culturelle. Et si celle-ci n’est pas respectée, l’incommunication s’impose, voire l’acommunication. C’est la réalité de la diversité culturelle qui renforce l’incommunication et oblige aux négociations pour construire la cohabitation.
178 – Placer l’Europe au premier rang des terrains de recherche concernant les miracles et les épreuves de la communication, de l’incommunication et de la négociation. Avec cinq cents millions d’habitants, 28 pays, 26 langues, nous sommes confrontés au maximum d’altérité, à l’indépassable diversité culturelle et au poids des identités culturelles, voire des irrédentismes. L’Europe reste la plus grande expérience de cohabitation culturelle de l’histoire de l’humanité. Une utopie politique, démocratique et pacifique, comme il n’y en a jamais eu et qui combine identité et cohabitation culturelle. Elle symbolise l’importance du poids des identités linguistiques, de l’histoire tout autant que la volonté, maladroite mais continue, d’organiser la cohabitation. L’Europe, le projet qui porte au plus haut l’affirmation de soi et la détermination de cohabiter. Et ce malgré l’essor des populismes, plus ou moins europhobes. Avec l’élargissement à vingt-huit, la fin de la guerre froide, les inégalités, l’affirmation des identités, le peu d’intérêt culturel mutuel, le poids des contentieux et des stéréotypes, tout aurait dû conduire à l’échec. Et pourtant malgré l’éclatement régulièrement annoncé, le projet politique demeure.
18Pourquoi les Européens ne sont-ils pas plus fiers de ce projet immense ? Pourquoi tous ceux qui travaillent sur le rapport entre identité, politique, culture, communication, ne valorisent-ils pas davantage cette expérience inouïe ? Pourquoi la finance et l’économie dominent-elles tout ? Pourquoi annoncer avec tant de jubilation désespérée la mort de l’Europe tous les ans ? Pourquoi pas plus de désir pour faire taire les eurosceptiques, critiquer les technocrates arrogants, réveiller les utopies, construire les cohabitations ? L’Europe où l’ardente obligation du comparatisme. En effet, impossible demain de penser la mondialisation sans généraliser le comparatisme. L’Europe en est le premier chantier.
19Non seulement l’Europe est le plus grand chantier de comparatisme, mais elle est à l’avant-garde des réflexions théoriques à mener concernant les rapports entre technique, culture et politique. On peut y débattre des concepts d’individu et de liberté ; de communautés ; des rapports entre identité et diversité culturelle ; de l’universalisme à l’heure de la diversité culturelle. Non, la cohabitation culturelle n’est pas toujours synonyme de communautarisme. Non, le multiculturalisme n’est pas synonyme de segmentation. Oui, la cohabitation culturelle est compatible avec l’universalité repensée à l’aune de la diversité culturelle. Oui, on peut repenser et organiser les rapports entre individu, communauté, société, diversité culturelle, universalité. Sans oublier que l’Europe est le berceau de l’universalité, inséparable de l’idéal démocratique des libertés et de l’égalité. Oui, l’Europe, pour ces questions essentielles, est en avance.
209 – Souligner la responsabilité des élites dans ce manque de légitimité et d’intérêt à l’égard des concepts de communication, négociation, cohabitation. Politiques, technocraties ou universitaires, elles n’ont jamais considéré la communication comme un concept essentiel à la démocratie. La communication est cantonnée dans les illusions de la manipulation et dans la négation de ce qui est au cœur de l’expérience individuelle et de réalité de toute société : la recherche d’une cohabitation la plus pacifique possible. Communiquer, c’est accepter un affrontement pacifique. Les mots plutôt que les coups. Comment cohabiter le moins violemment possible quand les différences philosophiques, culturelles, sociales et politiques sont de plus en plus visibles et souvent plus séduisantes que les ressemblances ? La communication comme exercice permanent de négociation est en réalité au cœur de la politique, de la diplomatie, et finalement de la paix. L’hétérogénéité et la polysémie du concept de communication conduisent à lui préférer la performance, et souvent l’idéologie de l’information technique. Admirer la société numérique pour ne pas penser les apories de la communication humaine et sociale. Voilà la réalité et le défi.
21L’expérience de l’incommunication humaine conduit pour le moment à survaloriser la communication technique. Plus la technique est performante, plus les hésitations de la communication humaine sont mises sous le tapis. En réalité, la question est la suivante : comment repenser la communication humaine quand on sera sorti de la fascination pour les techniques ? Penser la communication et l’incommunication qui l’accompagne ; construire une anthropologie critique ; comparer selon les aires culturelles. Tels sont les objectifs intellectuels et scientifiques pour le monde académique terriblement en retard sur toutes ces questions… Et simultanément sortir de la fascination à l’égard du règne des « usages » et des « innovations ». Les usages ne légitiment rien… Peut-être aussi faudrait-il interroger les élites sur cette contradiction substantielle : elles détestent ce concept « inutile » de communication, mais toutes en un demi-siècle ont appris à jouer, à utiliser la com à leur profit et y passer beaucoup de temps. Tout le monde s’y est mis. Avec peu de réticence, et la certitude, à leur échelle, de réussir à « séduire et convaincre ». Les élites ont oublié qu’« il ne suffit pas d’informer pour communiquer » et qu’il y a toujours quelque part un récepteur critique. Pourquoi la communication, pour ne pas dire « la com » avec le minimum de dédain nécessaire, est-elle toujours une manipulation pour les autres et un désir pour soi ?
2210 – Faire de cet immense champ d’études une priorité pour la recherche scientifique. Il concerne la communication humaine, l’incommunication, la place de la communication technique, l’interdisciplinarité, la prise en compte de l’altérité et de la diversité culturelle. Du cerveau à la cognition et au langage, jusqu’aux rapports entre les individus et les sociétés dans un monde « transparent » où règne l’incommunication… tout devrait intéresser, et faire l’objet de priorités intellectuelles. Et ce dans tous les pays, sur tous les continents, à l’aune du progrès technique dans ces domaines. Il y va tout simplement des conditions minimums d’intercompréhension, de la paix et de la guerre dans un monde techniquement interactif et humainement désenchanté. D’autant qu’il ne faut jamais oublier que le temps infini passé avec les techniques n’empêche pas d’en passer encore plus dans les relations humaines. En effet, dès lors qu’il s’agit « réellement » de communiquer, les individus et les sociétés redoublent les résultats de la communication technique par les rencontres humaines. Dès que les enjeux sont déterminants, le temps humain retrouve ses droits.
23Pour tout cela, construire des théories critiques, et sortir de la fascination pour les Gafa, qui sont la plus grande domination scientifique, technique, culturelle et politique ayant probablement jamais existé. Bâtir une pensée contre la facilité de la technique et les utopies de la société numérique. Lutter contre la segmentation sociale et l’individualisme, qui sont aussi l’idéologie des Gafa. Retrouver la fonction critique de l’université et de la recherche. Si le monde de la connaissance ne se réveille pas, qui se réveillera ? Il n’a pas le monopole de la critique, mais une obligation, du moins, à la réflexion critique. D’autant que le poids de la professionnalisation a déjà tendance à transformer les universités en simples préparateurs de métiers. Sous prétexte qu’il faut être « moderne », s’adapter et lutter contre le chômage, tout se professionnalise. Pourtant, l’École, depuis toujours, a deux pieds : pensée critique et préparation au monde contemporain. Plus la préparation au monde paraît idéale, et Dieu sait si le monde numérique le promet, plus il est indispensable de conserver la pensée critique de l’École ! Mais le monde enseignant, qui vit de culture, de connaissance, est à juste titre fasciné par cette abondance qui ressemble à une immense bibliothèque d’Alexandrie. La critique est parfois hésitante. Encore faut-il nuancer : les enseignants de l’école primaire et du collège résistent plus à l’idéologie de la « révolution numérique » que ceux de l’enseignement supérieur. Beaucoup d’universitaires sont « embarqués » dans l’univers du numérique, sous prétexte du défi de la mondialisation. S’adapter à la vitesse des changements techniques devient, hélas !, l’horizon et se substitue à une pensée critique. Les universitaires ont en commun avec les journalistes de vivre dans un horizon d’information. Il est donc a priori délicat de leur demander d’être critiques quand cet horizon paraît envahi de promesses toutes plus séduisantes les unes que les autres. Le monde de la connaissance est pourtant indispensable pour penser cette révolution. Le défi n’est pas seulement d’y introduire plus de réglementation politique et de démocratie mais plutôt d’élaborer une anthropologie politique critique plus large qu’une simple démocratisation, certes nécessaire mais trop limitée.
Conclusion : urgence théorique
24L’enjeu intellectuel, culturel et politique de ce début de xxie siècle est de faire entrer enfin le concept de communication dans les grands défis scientifiques. C’est-à-dire construire des théories critiques, au sens d’une réflexion sur le statut de l’information et de la communication, aussi bien dans l’ordre de la connaissance que dans celui des relations interpersonnelles, de la société et de la mondialisation.
25L’information, avec sa dimension politique d’émancipation, est dépassée par la dimension technique et économique dont les pouvoirs exorbitants des Gafa sont le symbole. Admettre enfin une approche critique pour relativiser l’idée d’émancipation qui continue d’accompagner le concept d’information, jusqu’à la fascination, douteuse, en faveur du big data. Pour la communication, à l’inverse, sortir de la caricature où elle est confinée, avec les obsessions de la manipulation et de l’influence. D’ailleurs pourquoi être toujours certain que l’autre est manipulé, sans que soi-même on ne le soit jamais ?
26Dans un monde d’égalité, d’affirmation des identités, de multiplications des interactions et de diversité culturelle, la communication a changé de sens. Elle signifie beaucoup moins partager ou dominer que négocier pour arriver à cohabiter pacifiquement. Vision plus critique à l’égard du concept d’information. Vision plus ouverte à l’égard de la communication. Deux révolutions coperniciennes.
27Du point de vue de la communication, on peut résumer le changement normatif. Le xxe siècle fut celui de la communication-expression, comme conquête par rapport à toutes les dominations. Le xxie siècle est celui de la communicationn-égociation pour essayer de cohabiter plus pacifiquement. Avec une reconnaissance du rôle du récepteur et de l’importance de la communication pour penser, dans un monde ouvert, toutes les contradictions de l’altérité. Rééquilibrer par rapport à ce qu’il s’est passé au xxe siècle où l’on a cru que tout allait être simplifié avec l’abondance de l’information. Après tout, le retour de la question de la communication nécessitait peut-être d’abord le triomphe de l’information et de ses limites. Nous y sommes. Le xxe siècle a été celui du triomphe de l’information avec ses forces et ses limites, le xxie siècle retrouve la nécessité de la communication.
28Oui, information et communication sont complémentaires et représentent des concepts essentiels du xxie siècle, qui viennent après la bataille du xxe siècle concernant la découverte de l’importance de l’écologie. Aujourd’hui, après avoir appris difficilement à cohabiter avec les animaux et la nature, il est indispensable d’essayer de faire de même avec les hommes, les sociétés, les cultures… Un défi finalement plus ardu à relever que les progrès essentiels réalisés dans les neurosciences, sciences cognitives et dans la communication technique… Dans ces trois domaines de recherche et d’activité, il y a en effet un progrès possible, tangible, des connaissances, mais avec la communication tout se s’emmêle car il s’agit de sortir du cerveau, de la connaissance et des techniques pour affronter le monde extérieur. Avec la communication humaine, tout se complique, il n’y a plus de progrès « objectifs ». Le meilleur n’empêche pas le pire comme le montre tragiquement l’Histoire. Comment dialoguer et cohabiter pacifiquement avec les autres hommes, les sociétés et les cultures ?
29C’est en cela que le concept de communication-négociation s’impose au xxie siècle, comme une sorte de réponse à la révolution de l’information du siècle précédent. Le principal défi du xxie siècle ? Apprendre à cohabiter pacifiquement malgré la croissance des incommunications. Arriver à faire cohabiter, le moins violemment possible, les identités de toutes natures. Comment éviter la tentation des irrédentismes et préserver un horizon normatif commun ? C’est pourquoi ces trois mots Identité-Négociation-Universalité sont peut-être les plus essentiels de ce début de siècle.
30On est bien loin de la double caricature de l’information réduite à la vérité et de la communication, réduite à la manipulation. Information et communication, deux concepts à repenser au xxie siècle. Avec au milieu, presque en trait d’union, le réexamen du concept de technique, hier identifié au progrès, et dont l’ambivalence aujourd’hui, rejoint la polysémie de l’information et de la communication.
31L’urgence ? Revaloriser le concept de communication, et penser le couple information-communication. La nécessité ? Sortir de l’emprise de l’idéologie scientifique et technique sur ces deux réalités de l’information et de la communication. Sortir aussi de l’autre idéologie individualiste et culturaliste qui renforce chacun dans sa communauté. Le rêve ? Inventer une autre utopie politique, anthropologique, culturelle pour ces deux concepts essentiels dans une société ouverte. Le sens de cette utopie ? Gérer le couple confiance/altérité.
32Confiance ? La chose peut-être la plus difficile à accorder et qui disparaît le plus facilement… Altérité ? La réalité indépassable de tous les rapports humains et sociaux. Confiance et altérité, deux certitudes contradictoires, symétriques, que les recherches doivent prendre à bras-le-corps, pour sortir d’une excessive et souvent dérisoire rationalité, technique et scientifique.
33Le sens de cette utopie à construire ? Essayer d’inventer une cohabitation qui repousse un peu plus loin les haines, compatible avec les « révolutions » de l’information. Pour inventer cette nouvelle « cohabitation », rééquilibrer le poids envahissant et séduisant de la technique, par l’expérience, la littérature, la poésie, la métaphysique, les relations humaines, l’imagination, le temps. Toutes les dimensions qui font de l’Homme autre chose qu’un « système rationnel ». En un mot, « la part maudite », chère à Georges Bataille. Admettre le caractère indispensable de la communication humaine, malgré ses aléas, ses apories, ses répétitions et malgré les performances toujours croissantes de la communication technique. Reconnaître une certaine « discontinuité » et « irrationalité » de l’Homme et de la société, c’est aussi admettre et repenser les limites de la science et de la technique. Et c’est peut-être en réhumanisant l’information et la communication que l’on retrouvera les racines de la liberté et de l’émancipation dont ces concepts sont porteurs. Et qui sont au cœur de l’Histoire des Hommes depuis le xviie et xviiie siècle !
34La question du début du xxie siècle est finalement presque simple, et presque désespérante. Pourquoi, en dépit des valeurs démocratiques qui n’ont jamais été aussi partagées qu’aujourd’hui, des techniques de communication qui n’ont jamais été aussi séduisantes et efficaces, n’y a-t-il pas plus d’appétence, non pas pour que les hommes s’aiment et se comprennent, mais au moins se respectent un peu plus et essayent de cohabiter pour éviter de se dominer et se détruire avec autant d’efficacité ? Pourquoi l’incommunication, qui pour toutes les raisons historiques et culturelles devait s’amoindrir, perdure-t-elle au contraire, avec un tel insolent succès ?
Sélection bibliographique
Le lecteur trouvera ci-dessous quelques ouvrages er articles dans lesquels j’expose cette théorie critique de la communication.- Wolton, D., « Le moment de la communication », Hermès, no 38, 2004, p. 9-11.
- Wolton, D., « Information et communication : dix chantiers scientifiques, culturels et politiques », Hermès, no 38, 2004, p. 175-182.
- Wolton, D., « De l’information aux sciences de la communication », Hermès, no 48, 2007, p. 189-2007.
- Wolton, D., « Pour un manifeste de l’indiscipline », Hermès, no 67, 2012, p. 210-222.
- Wolton, D., « Communication, l’impensé du xxe siècle », Hermès, no 70, 2014, p. 13-20.
- Wolton, D., « Défense et illustration des sciences de la communication », Hermès, no 71, 2015, p. 13-21.
- Wolton, D., « Communication », Hermès, no 80, 2018, p. 103-113.
- Wolton, D., « L’incommunication : horizon de la communication », entretien avec S. Lepastier et É. Letonturier, in Lepastier, S. (dir.), L’Incommunication, Paris, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013, p. 161-181.
- Wolton, D., « Les enjeux de la mondialisation de la communication », entretien avec P. Rasse, in Rasse, P. (dir.), La Mondialisation de la communication, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2010, p. 139-149.
- Wolton, D., Penser la communication, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998.
- Wolton, D., Internet, et après, Paris, coll. « Champs », 2000.
- Wolton, D., L’Autre Mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
- Wolton, D., Sauver la communication, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2007.
- Wolton, D., Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS éditions, 2009.
- Wolton, D., La Communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS éditions, coll. « Biblis », 2015.