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Cf. The Muckrakers, par Louis Filler, Palo Alto, Stanford University Presse, 1993 (publié en 1939 par Harcourt, Brace and Company, sous le titre de Crusaders for American Liberalism, la seconde édition a été largement augmentée et revue) ; Muckraking ! The Journalism that Changed America, par Judith et William Serrin, New York, The New Press, 2002.
1Journaliste et romancier américain, Tom Wolfe n’hésite pas à traquer les travers des « milieux » qu’il explore et à caricaturer leurs membres. Lui-même s’est construit une apparence facilement reconnaissable : un éternel costume blanc aux plis impeccables (il en possède une trentaine, paraît-il), des chemises sur mesure aux couleurs audacieuses ornées de boutons de manchettes fantaisistes, des cravates et pochettes assorties, un chapeau aux larges bords et des chaussures Richelieu bicolores. Qui ne l’a pas vu en photo ? Son physique sec correspond parfaitement à son jugement sans appel. Ce familier des plateaux télé a toujours quelque chose à dire sur n’importe quoi. Non sans excès et humour. Certains le présentent comme un dandy, d’autres rappellent que le blanc de ses tenues vestimentaires se veut un hommage aux planteurs de Virginie, son pays natal. Conservateur ? Il a voté pour George W. Bush en 2004 et a affirmé alors « être le seul écrivain américain républicain ». Né à Richmond, fils d’un agronome, rédacteur en chef d’une revue professionnelle, The Southern Planter, il étudie à la Washington and Lee University avant de rejoindre Yale pour y soutenir un doctorat en études américaines, sur l’influence du communisme sur les écrivains des années 1930 et 1940. Il se fait alors un peu d’argent de poche comme assistant de camionneur avant de débuter comme reporter au Springfield Union (Massachusetts) en 1956 et d’entrer au Washington Post en 1958, comme correspondant à La Havane. Puis, il s’installe à New York et collabore au New York Herald Tribune, à Esquire Magazine et Rolling Stone tout en participant au Tonight Show de Johnny Carson. C’est aussi pendant ces années 1960 qu’il met au point la manière d’enquêter et d’écrire qu’il décrit dans la première partie de The New Journalism publié en 1973 chez Harper and Row en collaboration avec E. W. Johnson. L’ouvrage comprend un « manifeste » et est suivi d’une anthologie de 24 textes, tous introduits par Tom Wolfe. On y trouve des articles dorénavant emblématiques de Truman Capote, Norman Mailer, Michael Herr, Barbara Goldsmith… Et aussi de Gay Talese (né en 1932) qui écrit dans Esquire et le New York Time et s’est fait connaître avec son article, devenu une référence dans les écoles de journalisme, « Frank Sinatra a un rhume » (1966), façon inédite d’aborder une star et de la situer dans son quotidien. Il y a aussi Hunter S. Thompson, dont Hell’s Angels (1967), reportage subjectif sur les célèbres motards dont il partage la vie et les virées durant une année, invente le « journalisme gonzo », qualificatif aux origines obscures, qui désigne une enquête personnelle affranchie des canons habituels de la neutralité et de l’objectivité. Tom Wolfe, en lecteur admiratif de Dickens et de Zola, considère que toute description et analyse d’un « milieu » exige une enquête approfondie sur place et en personne (aucune source de seconde main), la restitution des entretiens réalisés en rendant au mieux les accents, le vocabulaire utilisé, les argots mobilisés et surtout raconter l’événement comme un drame, c’est-à-dire en mettant en scène les protagonistes, tels des personnages d’un roman, ayant un destin orienté par l’intrigue. Il utilise l’expression d’« autopsie sociale » pour rendre compte de ce travail quasi clinique d’entomologiste d’espèces humaines.
2Malgré son caractère « naturaliste » (coller au plus près de la réalité, sans craindre le sordide, les révélations gênantes, les dénonciations argumentées), le « nouveau journalisme » ne s’apparente guère au muckraking. On s’en souvient, c’est le président Theodore Roosevelt qui, dans un discours du 14 avril 1906, consacre ce terme de muckcraker, fabriqué avec muck (« tourbe ») et rake (« râteau »), soit le « remueur de boue », en français le « fouilleur de merde » ou, plus sérieusement, le journaliste d’investigation. L’on connaît les longues enquêtes, sans concession, d’Ida Tarbell sur la Standard Oil (1902), de Ray Stannard Baker sur les trusts ferroviaires (1905), d’Edwin Markan sur le travail des enfants aux États-Unis (1906), d’Upton Sinclair sur les abattoirs de Chicago (The Jungle, 1906) ou encore de George Kibbe Turner sur la prostitution « supervisée » par certaines municipalités (1909). Ce journalisme décrit et dénonce [1], il adopte d’emblée un rôle social, il révèle un scandale et espère une action en justice. Les muckrakers sont des observateurs de longue durée qui épluchent toutes les sources possibles sur un sujet, souvent opaque, et n’hésitent pas à pénétrer le « milieu » dont ils veulent révéler les mécanismes, en devenant ouvrier dans un abattoir comme Upton Sinclair, partageant la vie des autres travailleurs, aussi bien à la cantine que dans le dortoir. Ce vécu vient compléter les informations recueillies un peu partout et permet de mieux incarner la dénonciation d’un système illicite, comme celui de la viande avariée mise en conserve et expédiée dans des États sans législation sanitaire… Les muckrakers enquêtent, dénoncent, alertent. Ils prennent des risques (la maison d’Upton Sinclair a été « accidentellement » incendiée…) et se vivent bien souvent comme des redresseurs de torts. Ils peuvent éviter de politiser leurs propos si ceux-ci suffisent à dévoiler une situation que chaque lecteur jugera inacceptable et condamnable, comme celle des travailleurs intérimaires dont le sort est un précariat douloureux et misérable, comme le raconte Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham (2010). Durant six mois, elle a travaillé, selon les opportunités de l’intérim, comme femme de ménage dans la région de Caen, et la description qu’elle fait de Pôle emploi, des petits boulots qui s’enchaînent avec des horaires absurdes et non rentables économiquement (deux heures pour nettoyer des mobilhomes dans un camping éloigné), des personnes croisées ici ou là, témoigne d’un « monde » qui ne fait jamais la « une » des journaux, de ces défavorisés trop absorbés par leur survie qu’ils ne contestent pas et demeurent à jamais silencieusement dans la soute…
3Le « nouveau journalisme » ne se revendique pas de cette filiation activiste, il tente plutôt de combiner « littérature » et « information », la prétention fictionnelle l’emporte sur la rigueur journalistique, l’auteur se préoccupe avant tout de la qualité littéraire : rendre vivante une rencontre, incarner un personnage, mettre en scène une intrigue, parfois en inventant des situations, en romançant un événement. Tom Wolfe y ajoute un ton sarcastique, outrancier même. Il se fait volontiers provocateur, impertinent, persifleur. Son enquête sur l’usage de la drogue dans le monde de l’art (Acid test) ignore la retenue qui ne déplaît pas dans une ambiance consensuelle. De même, son exploration de la gauche chic new-yorkaise (Le Gauchisme de Park Avenue) qui flirte avec les Blacks Panthers – ce qu’il dénonce comme une extravagance infondée. Avec L’Étoffe des héros, il relate l’épopée spatiale américaine, du franchissement du mur du son aux premiers astronautes. C’est si bien décrit que l’adaptation cinématographique ne tarde pas. En 1983, Philip Kaufman réalise son film au titre éponyme. C’est un succès qui vient renforcer celui du livre. Tom Wolfe, dorénavant, n’est plus seulement perçu comme un agitateur mais un écrivain, ce qu’il confirme en publiant son premier roman en 1987, Le Bûcher des vanités, traduit en plusieurs langues et également adapté au cinéma, par Brian De Palma, en 1990, avec Tom Hanks, Bruce Willis et Melanie Griffith. Il décortique le mode de vie des yuppies de Wall Street, par une solide documentation qu’il théâtralise avec une intrigue puissante : un trader va chercher sa maîtresse à l’aéroport et au retour vers Manhattan se trompe de bretelle autoroutière, se retrouve dans le Bronx. C’est la nuit, deux jeunes Noirs approchent du véhicule sans aucune mauvaise intention, mais la peur saisit les deux passagers… Le roman montre une ville raciste, violente, clivée. Avec deux millions d’exemplaires vendus aux États-Unis, Tom Wolfe joue dorénavant dans la cour des grands, ce qui alimente des jalousies. Son second roman, Un homme, un vrai, nécessite une longue et minutieuse enquête à Atlanta où il situe l’action de ce drame dominé par le racisme sur fond de spéculation immobilière et de collusion entre la police, les hommes politiques et les entrepreneurs. La peinture de mœurs rivalise ici avec le portrait d’une ville effectuée selon les principes que Zola présente dans ses Carnets et expose dans ses romans. Un tel naturalisme conquiert de nombreux lecteurs de par le monde. C’est une photographie de l’Amérique qui n’évite pas quelques simplifications sociologiques tout en décryptant les arcanes des pouvoirs, tant sportifs qu’économiques, culturels que politiques. Son troisième roman, Moi, Charlotte Simmons, explore la vie d’un campus : c’est dire si Tom Wolfe va s’efforcer de montrer le corps enseignant et les étudiants en leur diversité et perversité. La jeune Charlotte découvre la misère tant sexuelle qu’intellectuelle des étudiants comme des universitaires. Le carriérisme des uns s’accorde à la médiocrité pathétique des autres tout en partageant deux obsessions : le sexe et l’alcool. Les fellations et la crise éthylique semblent l’ordinaire de ce campus. Quant à l’enseignement, la recherche universitaire, l’étude, ce sont des activités qui depuis longtemps ont déserté ce lieu ! Son ultime roman, Bloody Miami, se focalise sur cette ville américaine où l’on parle espagnol, où les Cubains installés depuis peu font la pluie et le beau temps. Là encore, Tom Wolfe, qui visiblement s’est installé plusieurs mois dans cette conurbation pour en décrire les quartiers, les ambiances, les spécificités, nous offre un tableau physique et moral d’une société urbaine en forme de puzzle, avec des Haïtiens, des Afro-Américains, des Russes, des Blancs et bien sûr des Cubains, qui ne dissimulent pas leurs tensions et rivalités, tant sexuelles qu’économiques. L’on peut dire que le « nouveau journalisme » qu’il incarne en partie déteint sur le « naturalisme » qu’il rêve de représenter dans les lettres américaines et inversement. Le point commun entre ces deux « méthodes » est l’explicitation de la position de l’auteur. Dans tous ses textes, Tom Wolfe ne transige pas, il donne son point de vue, ne fait pas dans la dentelle, s’affiche. Un excellent exemple de ce genre d’exercice est From Bauhaus to our house qui attaque les tenants de l’architecture cubique, blanche, hors-lieu, sans réelle qualité autre que clinique, coûteuse et autoritaire. Très bien informé, ce pamphlet contre le Bauhaus – dont les théoriciens quittent l’Allemagne nazie pour diriger plusieurs écoles d’architecture nord-américaines –, contre le Corbusier et ses épigones locaux, contre les Américains Minoru Yamasaki (qui a conçu le sinistre grand ensemble Pruitt-Igoe avant de signer le World Trade Center, tous deux détruits), Morris Lapidus, Robert Venturi, Philip Johnson ou encore Peter Eisenman (dont la moindre phrase vous entraîne dans un « flip cosmique »), combine une écriture efficace à des idées à contre-courant du politiquement correct. Tom Wolfe ne tourne pas autour du pot.
Ouvrages disponibles en français
- Acid test, Paris, Seuil, 1975 (édition américaine 1968).
- Le Gauchisme de Park Avenue, Paris, Gallimard, 1972 (édition américaine 1970).
- Le Mot peint, Paris, Gallimard, 1978 (édition américaine 1975).
- Il court, il court le Bauhaus. Essais sur la colonisation de l’architecture, Paris, Mazarine, 1982 (édition américaine 1981).
- L’Étoffe des héros, enquête, Paris, Gallimard, 1983 (édition américaine, 1979).
- Sam et Charlie vont en bateau, nouvelles, Paris, Gallimard, 1985 (édition américaine, 1981).
- Le Bûcher des vanités, roman, Paris, Robert Laffont, 1989 (édition américaine 1987).
- Un homme, un vrai, roman, Paris, Robert Laffont, 1999 (édition américaine 1998).
- Moi, Charlotte Simmons, roman, Paris, Robert Laffont, 2006 (édition américaine 2004).
- Bloody Miami, roman, Paris, Robert Laffont, 2013 (édition américaine 2013).
- Où est votre stylo ? recueil d’articles, Paris, Robert Laffont, 2016.
- Le Règne du langage, essai, Paris, Robert Laffont, 2017 (édition américaine 2017).
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Cf. The Muckrakers, par Louis Filler, Palo Alto, Stanford University Presse, 1993 (publié en 1939 par Harcourt, Brace and Company, sous le titre de Crusaders for American Liberalism, la seconde édition a été largement augmentée et revue) ; Muckraking ! The Journalism that Changed America, par Judith et William Serrin, New York, The New Press, 2002.