1Entretien avec Emmanuel Rimbert, diplomate français, en poste en Libye en 2012, qui présente des extraits de son ouvrage Jours intranquilles en Libye (Paris, éditions Équateurs, 2015).
2Luciana Radut-Gaghi : Ce numéro d’Hermès veut aborder la diplomatie dans ce qu’elle a de légèrement mélangé et diffus entre secret d’État, tension, communication, transparence… Votre ouvrage nous sert tous les ingrédients et apporte de nouvelles saveurs : le vécu personnel, les amitiés sur le terrain, le drame. Nous avons affaire à des agents du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), à des fonctionnaires de l’Organisation des Nations unies (ONU), à des « amis britanniques », à des « diplomates italiens ». Vous décrivez une réalité qui nous évoque les films d’espions. Vous arrivez en Libye dans un des moments les plus tendus. Pouvez-vous décrire cette arrivée en quelques lignes ?
3Emmanuel Rimbert : J’arrive à Tripoli le jour de la mort de l’ambassadeur des États-Unis, Chris Stevens tué, à Benghazi un 11 septembre. C’est mon premier choc, la première déflagration. Rappel des faits.
4Il est 22h, une foule attaque l’antenne diplomatique des États-Unis à Benghazi. Armés de RPG et de mitrailleuses lourdes montées sur des camionnettes pick-up, les assaillants concentrent leurs tirs sur les bâtiments avant de les incendier. On a d’abord annoncé qu’un fonctionnaire américain, présent sur les lieux, avait été tué (son identité n’est pas dévoilée). Il se serait agi dans un premier temps d’un agent chargé des communications. Les forces de l’ordre libyennes (en l’occurrence le Supreme Security Council, SSC) sont alertées, interviennent brièvement avant de se retirer, visiblement débordées par le nombre des attaquants. La sécurité américaine n’a pu empêcher l’intrusion et a dû se replier à l’intérieur du bâtiment partiellement en feu. Un bruit a couru le lendemain matin que l’ambassadeur américain, Christopher Stevens, était sur place et qu’il serait parmi les victimes. Les autorités libyennes n’ont pas confirmé l’information. Il faudra attendre un tweet du vice-Premier ministre, Mustapha Bou Shagour, pour dénoncer le meurtre et confirmer l’information. Le numéro 2 de l’ambassade américaine à Tripoli est contacté par nos services, il est dans l’attente d’instructions de Washington. Il n’est pas
en mesure de confirmer lui-même les faits. Mais les fonctionnaires américains ont déjà reçu instructions d’évacuer les locaux de leur ambassade et de quitter le pays.
6Luciana Radut-Gaghi : Au début du livre, vous écrivez : « Si on me demande pourquoi je suis ici, je répondrai : pour avoir peur. » A-t-on régulièrement peur, en poste diplomatique ? Quelles sont les peurs potentielles ?
7Emmanuel Rimbert : J’arrive en effet en poste dans un pays dit en « sortie de crise ». C’est encore un peu la guerre. On a chaud. Il fait chaud. On entendait sans cesse le son sec et sourd des pétarades de kalachnikovs : « Les kalachnikovs hennissent comme si elles pleuraient ». C’est ma prise de position dans le journal littéraire que je tiens, j’analyse la peur : « Sauter comme un chat, prendre peur, s’égarer, n’être jamais certain de revenir, retomber sur ses pattes. » Mais la peur veille sur nous quand on veille sur elle. Elle nous écoute dormir…
8Luciana Radut-Gaghi : Vous dressez un dictionnaire des idées reçues en Libye. Est-ce un dictionnaire du diplomate, de l’écrivain, du journaliste ? Ou peut-être d’un étranger ?
9Emmanuel Rimbert : Que ce soit clair, c’est avant tout un journal littéraire. Le journal d’un diplomate qui aime la littérature et l’écriture. Les deux ne sont pas incompatibles (sourire). Mon Dictionnaire des idées reçues est une référence à Flaubert. En Libye, j’avais beaucoup de temps pour la lecture, comme je l’écris dans le journal : « Flaubert restera un ami jusqu’à mon départ. On se voit une ou deux fois par semaine. » Ensemble nous partageons une certaine « normantitude »…
10Luciana Radut-Gaghi : Vous avez été la cible ratée d’un attentat. Vous écrivez le soir même : « Une vraie histoire. Un vrai roman : des gens nous veulent donc du mal ! » Cette prise de conscience est-elle collective (au niveau de l’ambassade), ou personnelle ? A-t-on le temps (pour ne pas dire le loisir) pour ce type de prise de recul quand on est sur le terrain, en poste diplomatique ?
11Emmanuel Rimbert : Il faut rester lucide à tout moment. Savoir prendre du recul. C’est une qualité du diplomate. Dans mon journal, je le fais en adorant Céline et Flaubert, en aimant une littérature qui me renseigne sur le réel… La prise de conscience était collective, bien entendu. La France possède une diplomatie de haut niveau, vieille de plusieurs siècles. Notre diplomatie moderne remonte à Richelieu qui a réinventé le concept de « raison d’État » en tant que tel, certainement après avoir lu Le Prince de Machiavel.
12Luciana Radut-Gaghi : L’espace public est bondé de références plus ou moins heureuses à la diplomatie. Vous le décrivez bien dans le passage suivant :
En France, quand on entend diplomatie, on pense à Ferrero Rocher, à la publicité culte des années 1980. La diplomatie est moins connue que fantasmée. Coincé entre salons et manières, on pense que le diplomate ne fait rien, jusque tard le soir. Si vous prenez les pages jaunes du bottin, ce cliché vous donne en partie raison avec la tournée des diplomates : Parisien, vous pourrez prendre un café au Diplomate, 70, rue de Turenne, un bock à la brasserie le Diplomate, 110, boulevard de Courcelles, puis alors terminer la soirée au Diplomate, 49, avenue de La Bourdonnais. Ravitaillement clopes et cigares (au cas où) au Diplomate, 252, rue de la Convention. À la campagne, le diplomate est un gâteau au chocolat, d’une simplicité déconcertante, qui ne demande aucune cuisson. Il faudra juste se montrer patient : il doit reposer au frais pendant quatre heures.
Ma mission aura consisté à habiter un coin du monde où l’on entend encore les autres se battre. La réalité est à couper au couteau, pleine des lendemains d’une révolution libyenne.
La diplomatie est une école du futur mais elle oblige à vivre dans le présent. Elle tient de l’artisanat, du devoir et de la prédiction. Tout se passe comme si on cherchait à tâtons un objet dont on n’a pas l’entier signalement. Une attente avec cause et espoir.
14Ce mélange des genres, ces quiproquos de vocabulaire, servent-ils la diplomatie ou non ?
15Emmanuel Rimbert : Il existe plusieurs acceptions du mot « diplomatie », je m’en amuse dans le journal. Il y a un sens vulgaire du mot et il y a le métier qui est finalement devenu assez technique. J’essaie de jouer sur les clichés qui ont la vie dure.
16Luciana Radut-Gaghi : En fin de compte, après la lecture de votre livre, on se demande quelle est la place du diplomate : acteur, auteur, participant, interprète, analyste de la réalité ? Vous choisissez un mode littéraire pour communiquer votre expérience. Y a-t-il là une transgression des frontières ? Une incursion dans une réalité secrète ? Ou au contraire une ouverture au public de questions qui concernent tout le monde ?
17Emmanuel Rimbert : Nommé à Tripoli après la chute de Kadhafi, j’observe, comme un personnage éberlué de Fernando Pessoa, les frémissements du printemps libyen, mais aussi l’émergence dangereuse des Katibas, ces milices qui s’emparent peu à peu du pouvoir pour devenir de redoutables mafias opposées au gouvernement. C’est le récit d’un « diplomate littéraire » qui décrit le basculement de la Libye, c’est le journal d’un homme seul dans un pays en guerre. C’est la vie quotidienne, dérisoire et fragmentée, d’un témoin de l’Histoire. D’une histoire que j’ai voulue à la portée de tous. Je rappelle que les chancelleries ne sont pas des salons de thé et que la vie de diplomate n’est pas le long fleuve tranquille que l’on imagine parfois.
18C’est un journal mêlant choses vues, analyses géopolitiques, considérations littéraires et confessions. En exergue du livre, je cite Mallarmé : « Il faut quelques secondes pour effacer un monde. » Tout est dit.