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Article de revue

Diplomatie culturelle, un exercice rhétorique ? L’exemple du Louvre Abu Dhabi, musée universel

Pages 183 à 191

Notes

  • [1]
    WAM, 3 mars 2007, « Abu Dhabi and French Governments in Historic Cultural Accord ».
  • [2]
    WAM, 7 mars 2007, « UAE is Striving to Achieve a Cultural Renaissance, Says President Khalifa ».
  • [3]
    WAM, 6 octobre 2007, « UAE Calls for Promoting Interreligious, Intercultural Dialogue ».
  • [4]
    WAM, 22 novembre 2007, « Hamed bin Zayed Opens UAE-France Partnership Exhibition ». Heritage pourrait être traduit imparfaitement par patrimoine.
  • [5]
    WAM, 20 novembre 2007, « Hamed bin Zayed to Inaugurate UAE-France Partnership Forum in Paris ».
  • [6]
    WAM, 18 octobre 2017, « Louvre Abu Dhabi Today Signed the First Exclusive Platinum Partnership with Etihad Airways, at the Museum’s Dome ».
  • [7]
    WAM, 16 octobre 2014, « Fourth Louvre Abu Dhabi Talking Art Series Launched » ; WAM, 6 novembre 2014, « Fourth Louvre Abu Dhabi Talking Art series begins ».
  • [8]
    WAM, 6 juillet 2016, « Sheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan Centre Opens at Musée du Louvre in Paris ».
  • [9]
    WAM, 9 novembre 2017, « Mohammed bin Rashid, Mohamed bin Zayed and President Macron Open Louvre Abu Dhabi ».
  • [10]
    WAM, 9 novembre 2017, « UAE is Hope Maker for Nations : Mohamed bin Zayed ».
  • [11]
    Carvajal, D., « Museum Diplomacy, Finally », New York Times, 7 novembre 2017.
  • [12]
    L es deux articles ainsi qu’un dossier sur le Louvre Abu Dhabi sont publiés sur le site de La Tribune de l’Art, sous la plume de Didier Rykner : « Motion signée par 39 conservateurs du musée du Louvre », La Tribune de l’art, 4 fév. 2007, en ligne sur : <www.latribunedelart.com/motion-signee-par-39-conservateurs-dumusee-du-louvre>, et <www.latribunedelart.com/dossier-louvre-abu-dhabi>, pages consultées le 05/06/2018.
  • [13]
    Site du ministère de la Culture, Discours et communiqués : <www2.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-aboudabi.html>, page consultée le 05/06/2018.
  • [14]
    Idem.
  • [15]
    Un exemple parmi d’autres : l’interview donnée à WAM le 24 mai 2009, « UAE is France’s major trade partner in the region : French President ».
  • [16]
    Del Picchia, Robert et Vallini, André, Avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2018. Tome II : Action extérieure de l’État : Diplomatie culturelle et d’influence, Paris, Sénat, 23 novembre 2017.

1L’inauguration du Louvre Abu Dhabi en novembre 2017 a été présentée comme une réussite de la diplomatie culturelle française. L’aboutissement d’un projet de plus de dix ans semble avoir effacé les « incommunications » qui s’étaient exprimées au moment de son élaboration. Le discours est dorénavant lisse, un tantinet triomphaliste sur la force de frappe du soft power français. Mais de quoi ce discours est-il fait ? Les autorités émiriennes ont une perception qui n’est pas celle des Français, bien que des mots comme « universel » semblent être un des acquêts de leur patrimoine commun. Ce qui est en jeu au demeurant, c’est bien la formation d’un discours officiel en adéquation avec les objectifs des diplomaties nationales respectives.

Du multiculturalisme à l’universalisme

2La diplomatie culturelle n’est pas conçue aux Émirats arabes unis (EAU) comme en France. Comme dans l’ensemble du monde arabe, la distinction entre politique nationale et internationale s’efface au profit des problèmes transnationaux, très fluides ; ces questions brouillent aussi les catégories occidentales – le plus bel exemple étant la politique et la religion. Les musées sont une illustration du caractère ambivalent d’une question transnationale. Le discours des autorités émiriennes sur le Louvre ne peut se comprendre que dans ce cadre. Les musées restent un objet d’interrogation, voire de méprise pour les observateurs étrangers. C’est ainsi qu’Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit, a affirmé tout de go que la politique muséologique des Émiriens répondait à « un déficit d’identité » ; par la modernisation d’espaces urbains traditionnels, les dirigeants s’achèteraient une identité à grands frais (Mongin, 2012). Affirmer de la même manière que la production d’une ville-spectacle tente de dissimuler les mœurs de ceux qui y habitent est une opinion sans fondement qui se fait l’écho de critiques systématiques de Dubaï et des Émirats, comme celles formulées après la crise financière de 2009-2010 (Guéraiche, 2017). Comme le dit très bien Cynthia P. Schneider, il y avait dans la presse internationale de l’époque un sentiment de curiosité et de Schadenfreude à l’annonce du report des projets muséologiques de la capitale en 2011 (Schneider, 2012).

Musées-racines, musées-miroirs, nation branding

3La politique muséologique est d’abord un enjeu de société. Comme l’a montré Alexandre Kazerouni, les musées, loin d’être un caprice du prince, questionnent en profondeur les identités nationales des monarchies pétrolières tout autant que les relations de pouvoir entre les différents segments de la population (Kazerouni, 2013 ; Kazerouni, 2017a). Deux types de musées coexistent, les musées-racines et les musées-miroirs. Le questionnement autour des premiers remonte aux premiers temps de l’indépendance. L’émirat de Sharjah s’est ainsi lancé dans une « révolution culturelle » stimulée par la révolution islamique sur l’autre rive du Golfe en 1979. Sheikh Sultan bin Mohammad Al Qasimi, émir de Sharjah, a alors voulu envoyer un signal fort à ses voisins iraniens et saoudiens. Son objectif était de rassembler autour d’une identité musulmane transnationale plutôt que de diviser en suivant les pointillés des frontières étatiques (Kazerouni, 2017b). Cet irénisme a aussi privilégié la reconstruction des scènes de la vie quotidienne du passé. Les muséesracines répondent à des problématiques identitaires et s’inscrivent dans une démarche plus large de sauvegarde et parfois de réinvention du passé (Khalaf, 2017). Les musées-miroirs remplissent une autre fonction. Pour Kazerouni, il s’agit de rivaliser symboliquement avec les États développés (Kazerouni, 2017a). Leur caractère ostentatoire est assumé. Vitrine d’un modernisme coupé des réalités locales, ils servent à placer les Émirats (ou le Qatar) sur la carte des destinations pour touristes fortunés. Ils créent dans le même temps une familiarité avec l’Occident. Ces musées, et le Louvre au premier chef, remplissent donc une fonction éminemment diplomatique, car leur finalité relève du nation branding.

4Les dirigeants émiriens utilisent à dessein le Louvre comme le Guggenheim ou la Sorbonne dans une stratégie de nation branding. L’idée, très simple, est de vendre une entité politique (émirat ou État fédéral) comme une marque commerciale (Guéraiche, 2017). La famille Maktoum a été pionnière en la matière. Sheikh Rashid et surtout son fils Sheikh Mohamed, l’émir actuel de Doubaï, se sont entourés d’experts en marketing et en communication pour positionner leur émirat qui, à la différence d’Abu Dhabi, avait épuisé ses ressources pétrolières. Le sport, le luxe, la compagnie aérienne Emirates dont le destin fut immédiatement associé à celui de l’émirat sont devenus les piliers d’une stratégie promotionnelle. Le Burj Al Arab (seul hôtel 7 étoiles construit dans la mer), le Burj Khalifa (la tour la plus haute du monde), les Palms (les plus grandes îles artificielles faites de main d’homme) ainsi qu’un « leader », Sheikh Mohamed, ont facilité l’identification du lieu à l’échelle de la planète. Quand Sheikh Zayed Al Nahyan président fondateur de la fédération et émir d’Abu Dhabi meurt en 2004, son fils Sheikh Khalifa reprend à son compte l’idée du nation branding pour l’émirat d’Abu Dhabi. Une agence de branding (OBAD) est créée ; en novembre 2007, Sheikh Tahnoon Al Nayhan, son directeur, dévoile une stratégie de marquage dont la pierre angulaire est la culture et le tourisme culturel. Forte de ses immenses ressources pétrolières (90 milliards de barils prouvés), Abu Dhabi va plus loin – et plus vite – que Dubaï dans la construction de son image. Contrairement à ce que Brian J. Hurn a écrit, le nation branding ne peut pas être appréhendé comme un instrument de diplomatie culturelle ; aux Émirats, c’est la diplomatie culturelle qui est au service du nation branding (Hurn, 2016). En effet, la diplomatie culturelle essaie de maintenir, voire d’accroître, la notoriété spontanée d’un pays en valorisant des aspects culturels facilement identifiables. Dans le cas de la France, on peut noter entre autres éléments la langue, la gastronomie, les arts, un art de vivre, etc., utilisées dans des campagnes de nation branding. Dans le cas émirien, l’image des Émirats est déjà construite et intègre, au besoin, des aspects culturels réels (le tourisme culturel par exemple) ou imaginés (Dubaï, ville du futur).

Les trois temps du discours émirien

5Le discours officiel émirien est difficile à saisir. On peut néanmoins postuler que l’agence de presse émirienne WAM (Wakalat Anba’a al Emarat) reflète la position des autorités. Du 6 mars 2007 au 22 mars 2018, 442 dépêches permettent d’apprécier les trois temps du discours sur le Louvre.

6Lors de la phase initiale du projet, l’accent est mis sur le dialogue des cultures et le tourisme. Au moment de la signature d’un accord de coopération de trente ans entre la France et les Émirats en mars 2007, les Émiriens savent ce qu’ils attendent de ce projet. Sheikh Khalifa bin Zayed Al Nahyan, président de la fédération et émir d’Abu Dhabi, se félicite du « dialogue international » et de la coopération bilatérale entre la France et les Émirats arabes unis (EAU) [1]. Son intention est de favoriser la renaissance du patrimoine culturel local [2]. Comme les musées-miroirs n’existent pas encore (le musée des arts islamiques de Doha est inauguré en novembre 2008), l’émir d’Abu Dhabi base ses références sur les musées-racines. Le projet trouve aussi sa place en politique étrangère comme le montre le représentant permanent des EAU à l’ONU, Anwar Othman Barout Saleem AI Barout. Le Louvre Abu Dhabi est une initiative visant à promouvoir un dialogue interculturel, une culture de la paix et le respect des religions [3]. Le pouvoir d’attraction du nom est enfin intégré à la stratégie touristique d’Abu Dhabi et de la fédération. Le département du tourisme d’Abu Dhabi (qui remplit une fonction de ministère à l’échelle du gouvernement local) est le maître d’œuvre du projet aux Émirats ; Sheikh Sultan bin Tahnoun Al Nahyan, son directeur, signe d’ailleurs l’accord du 6 mars 2007 avec Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture. Lors d’une exposition franco-émirienne au Carrousel du Louvre à Paris, Sheikh Ahmed bin Ahmed Al Qasimi reprend l’antienne de deux pays qui partagent un même intérêt pour la culture, mais le directeur du bureau du Commerce et du Développement touristique de Sharjah souligne qu’il est important de montrer aux touristes et aux investisseurs français potentiels « l’héritage » émirien [4]. En annexe de l’exposition, se tiennent les discussions du partenariat franco-émirien. L’événement est censé « accroître le statut des EAU comme destination touristique attractive tout en montrant le riche héritage et les traditions du pays [5] ». Le Louvre comme levier d’une politique touristique ne s’est jamais démenti. Un signe ne trompe pas dans la stratégie de branding : le 18 octobre 2017, Etihad, la compagnie nationale émirienne (qui est aussi celle de l’émirat d’Abu Dhabi) signe un partenariat de marquage (branding). Le Louvre et la compagnie aérienne, comme le gouvernement de Dubaï et Emirates, associent ainsi leurs noms pour des opérations de marketing, de relations publiques, sur les réseaux sociaux, pour la création d’événements, etc. [6]

7Avec le temps, le discours émirien évolue de la thématique du dialogue interculturel à l’universalisme, approche qui pourrait sembler plus française (voir plus bas) mais qui en réalité prend un sens différent dans le contexte moyenoriental. La crise financière de 2008-2010 éclipse les projets monumentaux des émirats de Dubaï et d’Abu Dhabi. Le Louvre est parfois évoqué mais toutefois sans insister sur les réalisations concrètes. Les occurrences se multiplient de nouveau à partir de 2014, année charnière. Lors des Débats sur l’art, Hissa Al Dhaheri, alors directrice des programmes du Louvre, présente ainsi le projet comme un « récit universel [7] », changement notable dans le discours. En juillet 2016, lors de l’inauguration du centre Sheikh Zayed au pavillon de l’Horloge à Paris, Sheikh Abdullah bin Zayed Al Nahyan replace le projet dans un ensemble régional et international. Les liens culturels comme ceux entre la France et les Émirats s’opposent frontalement à ceux qui prônent la discorde [8]. Le ministre des Affaires étrangères émirien fait une allusion à peine voilée à Daesh, dans la droite ligne de la politique fédérale de lutte contre les radicalismes (Guéraiche, 2018). Face à l’obscurantisme des radicalismes, de quelque origine qu’ils soient, les Émirats se présentent comme un pays musulman ouvert et tolérant. Cette thématique est facile à utiliser car elle correspond à son interprétation de l’islam (sunnite malikite) et à sa mise en pratique depuis les origines de la fédération.

8Avec l’inauguration du Louvre en novembre 2017, le discours officiel atteint enfin sa maturité. Il répond à toutes les attentes, utilisant la gamme de la thématique universaliste, sans mécontenter la population émirienne et accroissant la visibilité de la fédération. Le 8 novembre, Sheikh Mohammed bin Rashid Al Maktoum, Premier ministre, prend la parole devant Emmanuel Macron et un parterre de personnalités de renommée mondiale. Avec le Louvre, Abu Dhabi est une capitale de la culture, des arts, de l’architecture et de l’innovation humaine, affirme-t-il. Opposé aux forces de destruction qui souhaitent l’avènement d’une période obscurantiste, il symbolise le pont avec les autres civilisations, au premier rang desquelles la civilisation islamique. Dans l’espace mondialisé, il rassemble l’intellect et l’humanité, laisse s’épanouir la tolérance et l’interaction. Après un passage obligé sur l’amitié franco-émirienne, l’émir de Dubaï rappelle l’héritage d’amour et d’humanité de Sheikh Zayed. Le Louvre Abu Dhabi, conclut-il, est un pont entre l’Est et l’Ouest, un lieu de rencontre mondial pour les amateurs d’art, de beauté et de culture [9]. Le lendemain, Mohamed bin Zayed Al Nahyan, prince héritier d’Abu Dhabi et homme fort du régime, développe sur le même registre. Il met l’accent sur la culture, le dialogue entre les peuples et les civilisations comme un moyen de lutter contre les extrémismes. Les Émirats proposent un modèle à suivre, celui du dialogue, de la tolérance, de la coexistence et de l’interaction entre les cultures [10].

9Le discours émirien est donc bien rodé. Sa plasticité lui permet de s’adapter aux évolutions du contexte local et régional. La thématique de la culture contre l’obscurantisme demeure une ligne de force qui s’est affirmée depuis la mise en place de l’organisation État islamique en Irak et en Syrie. Zaki Anwar Nusseibeh, cheville ouvrière du projet depuis 2006 et actuellement ministre d’État, déclare dans une interview au New York Times que le Louvre est partie intégrante d’une stratégie culturelle qui vise à endiguer les tensions dans la région ; les Émirats se posent dès lors comme une capitale mondiale tolérante avec un musée qui symbolise le pont entre les civilisations [11].

Universalisme français

10Le discours français sur le Louvre Abu Dhabi est multiple. Il reflète des opinions parfois opposées, pour ne pas dire irréconciliables. Ses détracteurs, dès les premières discussions en 2005-2006, ont haussé le ton mais leurs récriminations ont moins porté que les réponses mettant en exergue l’universalisme français. Ce discours montre en fait des réalités dérangeantes sur l’État et la diplomatie française.

« Les musées ne sont pas à vendre »

11Les principales critiques au projet sont exprimées par les professionnels de l’histoire de l’art. Alors que le rythme des réunions de travail s’accélère entre Abu Dhabi et Paris afin de finaliser l’accord du 6 mars 2007, Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht publient une tribune dans Le Monde du 13 décembre 2006. Les auteurs constatent que la marchandisation du monde n’épargne pas les musées. Les musées français, jusqu’alors financés par des fonds publics, avaient pu résister à cette tendance. Les prêts de longue durée de grands musées contre espèces sonnantes et trébuchantes, « n’est-ce pas cela “vendre son âme” ? » concluent les auteurs. Peu après, Libération se fait écho dans son édition du 3 février 2007 d’une motion signée par 39 conservateurs du Louvre qui expriment avec précision leurs réserves quant aux prêts à Abu Dhabi. Tout d’abord sur le plan moral, l’idée d’une contrepartie financière pour le prêt d’œuvres d’art n’est pas acceptable. Ensuite, associer des musées français à des opérations d’acquisition de patrimoine pour d’autres pays pourrait faciliter des dérives sur le marché de l’art. L’argument final, le plus important, précise que : « Les intérêts qui sont à la source de ce projet ne sont pas prioritairement culturels, mais économiques et diplomatiques [12]. » Les professionnels de la culture, habitués à un fonctionnement en réseaux, majoritairement français, perçoivent donc l’initiative comme une manière de faire de l’argent avec l’art tout comme un moyen d’accroître la politique d’influence française, deux logiques étrangères aux valeurs du milieu. Face à cette levée de boucliers, le ministre de la Culture définit une position officielle.

12Le projet de Louvre Abu Dhabi ne déroge pas à la déontologie des conservateurs de musée et illustre le rayonnement universel de la France. Lors d’une réunion avec les directeurs et les conservateurs des musées, le 16 janvier 2007, Renaud Donnedieu de Vabres s’efforce de dissiper les doutes de la profession [13]. Le ministre de la Culture insiste sur le fait que le projet n’est pas en rupture avec les politiques culturelles précédemment menées. Mais la mondialisation est un « phénomène nouveau » qui facilite l’émergence de nouvelles pratiques comme le tourisme culturel. Aucun procès d’intention ne peut lui être intenté car il a participé à la définition d’une « stratégie culturelle face à la mondialisation », en l’occurrence la promotion de l’exception française. Par conséquent, la convention signée avec les Émiriens est « l’expression même de notre politique culturelle. Elle est l’expression même du consensus républicain qui prévaut dans notre pays en matière de culture ». Il y a même une convergence entre les règles de déontologie de la profession et les nouvelles missions que le gouvernement veut assigner aux musées français : « Les musées de France ont le devoir de contribuer au rayonnement culturel de la France. […] C’est une mission généreuse qui correspond aux valeurs universalistes de la France. » Lors de la signature de l’accord le 6 mars 2007, Renaud Donnedieu de Vabres reprend le leitmotiv de la « vocation universelle » du Louvre Abu Dhabi, projet commun qui favorise « le message universaliste de la France, [le] dialogue des cultures et des civilisations, leur interaction et la connaissance mutuelle des sociétés contemporaines [14] ». Le discours officiel français est lui aussi bien huilé. Il s’aligne sur l’idée de l’universalisme français qui, en soi, est un oxymore. Comme le remarque Seth Graebner (2014) dans un excellent article sur ce thème, l’universalisme français est en fait un particularisme, autrement dit son exact contraire. Il se rapproche en ce sens de « l’exceptionnalisme américain ».

Mieux-disant universel

13Dans les interstices du discours officiel français se cachent des réalités moins avouables. Lors de l’échange avec les directeurs et les conservateurs de musée, Renaud Donnedieu de Vabres refuse de commenter les montants financiers de l’accord : « Sachez que les enjeux sont suffisamment importants pour qu’un responsable public ne puisse repousser cette offre. » Il fait référence ici au milliard d’euros rétribuant l’usage du nom, les prêts payants mais probablement aussi les enveloppes additionnelles pour la restauration du patrimoine français. La rhétorique gouvernementale ressemble étrangement à celle du « mieux-disant culturel » de François Léotard, ministre de la Culture (1986-1989) qui avait déstructuré le paysage audiovisuel français pour limiter les dépenses budgétaires de son ministère. Les mêmes causes engendrent les mêmes effets ; avant même la mise en place de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), l’argent public manque. La culture – et la diplomatie – sont dans le collimateur. L’élection de Nicolas Sarkozy marque un tournant non sur le fond mais sur la forme que prend le discours. En effet, si le président Chirac ou les ministres du gouvernement Villepin pouvaient élaborer sur l’art au service du rayonnement de la France, les responsables français qui leur succèdent sont plus empruntés. Le président Sarkozy lui-même n’est pas à son aise sur ces questions. Il reprend d’une phrase l’universalisme français et enchaîne sur les enjeux de sécurité ou les questions commerciales quand il s’adresse aux Émiriens, lors de sa visite officielle en 2009 par exemple [15]. Lors de la visite de 2009 justement, Ariane Warlin explique que la délégation française est divisée entre partisans d’une diplomatie culturelle et tenants d’une politique sécuritaire (Warlin, 2012). Cette enquête journalistique, pour incomplète qu’elle puisse être, montre bien une instrumentation de l’institution dépassée par les enjeux politiques et diplomatiques. Dans les domaines politique et diplomatique, voire dans le monde des affaires, l’usage impose de saluer l’universalisme français… avant de passer à des affaires plus sérieuses. Dans la fabrique du discours officiel à l’usage d’un public français, le Louvre est donc devenu un passage obligé, qui relègue au second plan les « vrais » enjeux de la relation franco-émirienne sous Nicolas Sarkozy et François Hollande : la base militaire d’Abu Dhabi, les contrats d’armement ou les accords pétroliers.

Et pourtant, il contribue au rayonnement de la France…

14Un double constat s’impose. Les discours sur le Louvre Abu Dhabi sont tout d’abord difficiles à isoler de problèmes connexes et ils s’insèrent dans un maillage serré d’intérêts contradictoires, tout au moins du côté français. La classe politique et les responsables d’administrations centrales donnent la ligne directrice du discours universaliste. Les oppositions, quand elles sont verbalisées, viennent soit des échelons inférieurs (directeurs de musée par exemple) soit de personnalités extérieures (Roland Recht, universitaire et historien de l’art, ou Didier Rykner, journaliste, en sont de bons exemples). Dans cette relation de pouvoir, c’est évidemment le pouvoir exécutif qui passe ses détracteurs sur le lit de Procuste. Ensuite, comme il est d’usage dans l’étude des représentations, le discours et la réalité ne sont pas ou peu liés. Reste à comprendre si le Louvre Abu Dhabi rentre bien dans la diplomatie culturelle de la France et si oui, dans quelle mesure.

De la diplomatie culturelle française

15La diplomatie culturelle est effectivement plus une extension du domaine de la communication que de l’action diplomatique à proprement parler. Elle englobe les actions extérieures de l’État dans le domaine de la culture, au travers des agents du réseau diplomatique ou des organisations internationales. Elle ne recoupe donc pas l’ensemble des actions culturelles de la France qui peuvent être réalisées par acteurs non étatiques, les artistes au premier chef, et dans des domaines divers comme l’économie (avec par exemple le partenariat d’entreprises). Ses moyens sont précisés dans le projet de loi de finances pour 2018. Dans le budget en hausse du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (2 %) les crédits de la diplomatie culturelle et d’influence (programme 185) sont en stagnation (+ 0,29 %). L’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE) se taille la part du lion du budget (398 millions sur 717 millions d’euros). La coopération culturelle stricto sensu (au chapitre de laquelle se trouve aussi la promotion du français avec les Instituts et les Alliances françaises) dispose donc d’un budget de… 26 millions d’euros [16]. On comprend que dans un cadre budgétaire contraignant, le projet du Louvre Abu Dhabi ait été perçu comme une aubaine. Ces chiffres montrent aussi que la diplomatie culturelle française est donc plus un discours maintes fois réaffirmé qu’une volonté politique réelle. Avec des moyens limités, des budgets en baisse constante, la culture est toujours la première victime des coupes claires. En outre, la définition de la culture est aussi sujette à caution. Au Quai d’Orsay, elle signifie d’abord éducation (AEFE), enseignement supérieur et recherche, promotion de la langue française. Les beaux-arts viennent ensuite. Il n’est donc guère surprenant qu’au sein du ministère, la culture ne soit pas un domaine prestigieux (Lequesne, 2017). En période de retrait de l’État et donc de diminution des postes, la nomination sur un poste de conseiller de coopération et d’action culturelle (Cocac) peut être vécue comme une punition par des diplomates professionnels, un peu à la manière de l’affection sur certains postes dans des pays pauvres.

16La France peut se prévaloir d’une action culturelle dans le monde depuis le xixe siècle mais son influence, faute d’indicateurs objectifs dans le domaine des beaux-arts (nombre d’expositions internationales ? Occurrences de mots-clefs sur les réseaux sociaux ou dans la presse internationale ?) n’est pas mesurable – et n’est pas sans rappeler l’insaisissable politique d’influence. Il est donc étonnant d’apprécier le décalage entre un discours sur la diplomatie culturelle et ce qu’elle représente en réalité. Il faudrait mener des recherches plus approfondies pour savoir si elle ne serait pas une diplomatie par défaut, celle d’une puissance moyenne qui, bien que possédant le troisième réseau diplomatique mondial, peine à se faire entendre dans le monde.

Clair-obscur

17Le tableau n’est pourtant pas si noir car par sa couverture médiatique internationale, le Louvre Abu Dhabi donne une certaine visibilité à la diplomatie française en général et à sa diplomatie culturelle en particulier. Sur le premier aspect, on peut même remarquer un effet d’entraînement. À la faveur des discussions entre Français et Émiriens, d’autres initiatives sont nées. Le plus bel exemple est probablement le partenariat sur la protection du patrimoine mondial de l’humanité à la suite des destructions de Palmyre. Les 3 et 4 décembre 2016, François Hollande se rend aux Émirats. Le président visite le Louvre, devise sur la diplomatie culturelle française, mais surtout participe à une conférence organisée conjointement par la France et les EAU, sous l’égide de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), sur la protection du patrimoine culturel. L’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflits est ensuite créée le 8 mars 2017 à Genève. La France utilise son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour faire passer la résolution 2347, avec le soutien des Émirats, le 24 mars. La France a ainsi mis son savoir-faire diplomatique au service d’une cause commune dont les deux acteurs bénéficient.

18Le Louvre Abu Dhabi entre indéniablement dans le cadre de la diplomatie culturelle tant émirienne que française, même si les partenaires ne l’utilisent pas de la même manière. Les EAU et la France ont tous deux gagné du crédit. Les Émiriens ont tout d’abord utilisé le musée dans leur stratégie de nation branding. Ils ont aussi consolidé leur statut de partenaire diplomatique fiable au Moyen-Orient et dans le monde – ce qui n’est pas négligeable pour un « petit État » comme les Émirats. La France y a elle aussi gagné, peut-être pas en prestige, mais en tout cas d’un point de vue financier. En outre, le Louvre pourra peut-être être un tremplin pour des initiatives conjointes comme celle de la protection du patrimoine mondial de l’humanité en zone de conflits et il pourra certainement faire avancer les intérêts de la France – et au premier chef, ses intérêts économiques.

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : relations France-Émirats arabes unis, Louvre Abu Dhabi, diplomatie culturelle

Date de mise en ligne : 10/08/2018

https://doi.org/10.3917/herm.081.0183

Notes

  • [1]
    WAM, 3 mars 2007, « Abu Dhabi and French Governments in Historic Cultural Accord ».
  • [2]
    WAM, 7 mars 2007, « UAE is Striving to Achieve a Cultural Renaissance, Says President Khalifa ».
  • [3]
    WAM, 6 octobre 2007, « UAE Calls for Promoting Interreligious, Intercultural Dialogue ».
  • [4]
    WAM, 22 novembre 2007, « Hamed bin Zayed Opens UAE-France Partnership Exhibition ». Heritage pourrait être traduit imparfaitement par patrimoine.
  • [5]
    WAM, 20 novembre 2007, « Hamed bin Zayed to Inaugurate UAE-France Partnership Forum in Paris ».
  • [6]
    WAM, 18 octobre 2017, « Louvre Abu Dhabi Today Signed the First Exclusive Platinum Partnership with Etihad Airways, at the Museum’s Dome ».
  • [7]
    WAM, 16 octobre 2014, « Fourth Louvre Abu Dhabi Talking Art Series Launched » ; WAM, 6 novembre 2014, « Fourth Louvre Abu Dhabi Talking Art series begins ».
  • [8]
    WAM, 6 juillet 2016, « Sheikh Zayed bin Sultan Al Nahyan Centre Opens at Musée du Louvre in Paris ».
  • [9]
    WAM, 9 novembre 2017, « Mohammed bin Rashid, Mohamed bin Zayed and President Macron Open Louvre Abu Dhabi ».
  • [10]
    WAM, 9 novembre 2017, « UAE is Hope Maker for Nations : Mohamed bin Zayed ».
  • [11]
    Carvajal, D., « Museum Diplomacy, Finally », New York Times, 7 novembre 2017.
  • [12]
    L es deux articles ainsi qu’un dossier sur le Louvre Abu Dhabi sont publiés sur le site de La Tribune de l’Art, sous la plume de Didier Rykner : « Motion signée par 39 conservateurs du musée du Louvre », La Tribune de l’art, 4 fév. 2007, en ligne sur : <www.latribunedelart.com/motion-signee-par-39-conservateurs-dumusee-du-louvre>, et <www.latribunedelart.com/dossier-louvre-abu-dhabi>, pages consultées le 05/06/2018.
  • [13]
    Site du ministère de la Culture, Discours et communiqués : <www2.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-aboudabi.html>, page consultée le 05/06/2018.
  • [14]
    Idem.
  • [15]
    Un exemple parmi d’autres : l’interview donnée à WAM le 24 mai 2009, « UAE is France’s major trade partner in the region : French President ».
  • [16]
    Del Picchia, Robert et Vallini, André, Avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères et des forces armées sur le projet de loi de finances pour 2018. Tome II : Action extérieure de l’État : Diplomatie culturelle et d’influence, Paris, Sénat, 23 novembre 2017.

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