Notes
-
[1]
La plupart des interviews (21 en personne et 2 par Skype) ont été réalisées en face à face et ont eu une durée moyenne d’une heure et vingt minutes (en variant selon le cas entre un minimum de 45 minutes et un maximum de trois heures).
-
[2]
Journalistes, analystes, académiciens, et reporters des diverses institutions telles : l’université d’État Plekhanov, l’université d’État de Moscou Lomonosov, l’Académie des sciences de la Russie, l’université Aston de Grande-Bretagne, Radio Echo Moscow, Forbes, Russian International Affairs Council, l’agence de presse ITARTASS, l’ambassade des États-Unis à Moscou, Carnegie Moscow, Centre for Strategic Research – Moscow, ECFR / EU ISS, Moscow Kosmolets, Kommersant, etc.
-
[3]
Qu’est-ce que vous entendez par anti-révolutionnisme en Russie ? (dans ce cas, est-ce qu’il y a des travaux divers qui traitent le sujet des perceptions de la société russe vis-à-vis du changement, de la transition, de l’opposition, de l’anarchie) ?
1La gestion des relations avec la Russie a représenté depuis toujours une priorité pour l’agenda externe de l’Union européenne (UE). Cependant, en dépit de tous les efforts pour maintenir un dialogue constructif avec son voisin le plus important, la diplomatie publique de l’UE présente des limites diverses et des inconsistances, et réduit l’efficacité des instruments de l’Union en tant que soft power dans ses relations externes avec le voisinage à l’Est.
2En premier lieu, les actions et attitudes de l’UE envers la Russie sont fondées principalement sur une approche personnaliste, axée sur le leader (angl. personalist approach). Selon Krastev (2015), paradoxalement, George Kennan n’a mentionné Staline que trois fois dans la politique d’isolement des États-Unis (angl. containment policy), tandis qu’à présent, le nom de Poutine apparaît constamment dans maints documents et discours publics chaque fois qu’on analyse le comportement de la Russie. Une telle approche mène à des contraintes importantes dans la diplomatie publique de l’Union européenne envers la société russe, contraintes qui ne peuvent être dépassées sans une connaissance approfondie de la mentalité collective russe.
3En deuxième lieu, la politique externe de l’UE est fondée en général sur la typologie d’acteur normatif, en utilisant principalement des instruments économiques et diplomatiques. Dans le cas de la Russie, la capacité d’influencer de cette manière le Kremlin ou d’engendrer des processus transformatifs au niveau de la société a été limitée. En outre, le décalage entre les instruments mis en jeu par l’UE (à défaut d’un engagement total de l’Union similaire à celui offert dans le cas de l’extension vers l’Europe centrale et de l’Est) et les attentes des partenaires de l’Est (y compris la Russie) influence considérablement l’efficacité de l’UE dans la gestion des crises variées de la région (Bechev, 2011 ; Fischer, 2012 ; Simão et Freire, 2013 ; Weaver, 2013). De plus, dans le contexte des crises économiques, institutionnelles, des politiques d’intégration (qui ont déplacé l’attention sur des priorités de l’agenda interne), de telles limites dans la politique extérieure de l’UE se sont concrétisées dans des stratégies de type soft power qui grèvent la sécurité européenne et risquent d’affecter à long terme le projet de l’Europe unie. Par exemple, les actions les plus récentes contre la Russie – les sanctions économiques – n’ont pas réussi à contrecarrer le comportement ou l’agenda de ce pays (Nelson, 2017 ; Drăgoi et Balgar, 2016 ; Moret et al., 2016). Aussi, dans sa politique en tant que soft power, la Russie se sert constamment des limites de l’UE comme acteur politique international (Andguladze, 2017), ainsi que de ses problèmes internes (migration, Brexit, attaques terroristes, incohérences et insuccès dans ses actions externes, bureaucratie excessive). La politique de discréditation de l’UE s’est faite aussi sur fond d’une communication stratégique inefficiente de l’UE dans les pays voisins, Russie comprise, et d’une diplomatie publique faible principalement due à une connaissance limitée des valeurs, attitudes, comportements et attentes des citoyens de ce pays (Miller et Lukyanov, 2016 ; Sakwa, 2015 ; Mearsheimer, 2014).
4De là résulte la troisième limite dans la diplomatie publique de l’UE. Étant un acteur normatif, l’UE se dirige vers la diffusion des normes et valeurs libérales européennes dans une approche missionnaire. Une telle approche détermine parfois l’Union à rester bloquée, ancrée dans son propre modèle (Krastev et Leonard, 2015), qu’elle pense être universel. Une telle perspective l’empêche de percevoir certaines réalités spécifiques de l’espace post-soviétique et de comprendre comment ils peuvent être perçus de l’extérieur comme une menace. La Russie utilise cette soi-disant « intoxication avec son propre modèle » de l’Union, en promouvant dans sa propre société, dans les pays de l’ancien bloc communiste mais aussi dans l’Union une attitude anti-européenne, tout en discréditant les valeurs, les idées, les actions internes et externes de l’Union. Les actions de la Russie sont cohérentes et concertées et donnent l’impression de faire partie d’une stratégie de communication bien orientée vers des groupes différents et visant à assurer un nouvel équilibre d’image et, implicitement, de pouvoir dans les relations avec l’UE.
5Par rapport à ce type d’approche unitaire promue par la Russie dans sa diplomatie publique (utilisée de manière efficiente comme instrument de soft power et en employant des méthodes comme la désinformation et la propagande), l’Union européenne s’est trouvée non préparée mais plus notamment privée d’une vision unitaire et pragmatique. Si la politique de voisinage a été lancée en 2004 et son implémentation conduit à d’importantes limites qui ont mené à des réformes successives, ce n’est qu’en 2015 (comme réaction à la campagne de désinformation de la Russie dans le conflit avec l’Ukraine) que l’Union a adopté son premier plan d’action sur la communication stratégique, en fondant un service externe spécifique pour l’analyse des pratiques russes de désinformation dans le voisinage oriental (East StratCom Task). Une telle situation montre clairement que l’Union n’a pas associé la communication stratégique avec sa politique externe, stratégie dans laquelle la diplomatie publique joue un rôle clé, à côté de la diplomatie militaire, de la diplomatie culturelle ou des instruments économiques.
6Les résultats du plan d’action ne vont pas dépendre seulement des instruments utilisés et des fonds alloués (aspects sur lesquels se concentre à présent le débat public) mais aussi de la manière dont l’Union va se rapporter à la Russie. Pour le moment, l’accent tombe sur la promotion de la Russie comme un ennemi intéressé à déstabiliser l’Union par la désinformation et la propagande, et l’action européenne se construit dans ce contexte comme une contre-réaction à la politique du Kremlin. Une architecture de communication stratégique construite sur une telle approche risque pourtant d’être contre-productive et d’agir en défaveur de la coopération et stabilité politique de la région, implicitement en défaveur des États membres de l’UE. L’orientation stratégique de la communication doit viser plutôt un dialogue plus constructif avec la Russie. Dans ce but, l’UE devrait regarder au-delà de son propre modèle de développement et système de valeurs, redéfinir la façon de percevoir la Russie, en braquant son attention du Kremlin vers la société. Un rôle clé est joué ici par l’approfondissement du degré de connaissance de la mentalité collective russe.
Le cadre théorique et méthodologique de la recherche
7Même si de nombreux sondages d’opinion ont saisi les perceptions, la confiance et les attentes de la société russe vis-à-vis des politiques internes et externes, du président, du gouvernement ou du bien-être national (Levada, 2018 ; UNC Dataverse, 2018 ; Russia Longitudinal Monitoring Survey, 2018), ou la croissance de la popularité de Poutine après l’annexion de la Crimée (Greene and Robertson, 2014 ; Tsygankov, 2014 ; Volkov, 2014 ; Krastev, 2015), la connaissance des facteurs déterminants et des implications profondes de ces tendances et perceptions restent encore limitée.
8Jusqu’à l’épisode de la Crimée, les hommes politiques et les économistes ont attribué la popularité de Poutine à la croissance économique lors de ses deux premiers mandats, due à la corrélation significative directe entre les taux de popularité de Poutine et la performance économique de la Russie (Colton et Hale, 2009 ; Treisman, 2011). Malgré cela, la croissance de la popularité de Poutine après l’annexion de la Crimée a démonté complètement cette hypothèse ayant en vue la crise économique sévère à laquelle est confrontée la Russie. Ceci signifie qu’au niveau de la société, le déclin économique et le manque de bien-être matériel ne se sont pas traduits dans un manque de bien-être subjectif (angl. subjective well-being), phénomène rencontré dans les démocraties occidentales. En outre, la croissance de la popularité du leader politique dans le contexte de la crise pouvait être un avertissement sur les limites des sanctions économiques appliquées par l’UE afin d’obtenir indirectement, sous la pression de l’opinion publique, un changement de l’agenda politique du Kremlin. Cette situation a mis en évidence beaucoup plus qu’avant le besoin de connaître à fond la société russe afin d’établir un rapport plus efficace avec les attitudes et les actions de la Russie dans les relations internationales.
9De ce point de vue, notre travail apporte des connaissances de la littérature de spécialité sur les perceptions et les attitudes du peuple russe par l’analyse des causes et des implications de « l’anti-révolutionnisme » en tant que trait de la mentalité collective de la Russie.
10Le concept d’anti-révolutionnisme a été identifié à la suite d’une recherche sur le terrain en Russie pendant la période février-septembre 2017, dont le but était la découverte des traits spécifiques du système russe en comparaison avec le modèle des démocraties occidentales, à la fois du point de vue politique et des mentalités collectives. La démarche scientifique est partie de l’hypothèse selon laquelle la croissance de la popularité de Poutine, en dépit de la crise économique, est due à quelques traits spécifiques du mental collectif en Russie ainsi qu’aux perceptions distinctes sur le libéralisme et la démocratie occidentale, courant auquel la société russe ne veut pas avoir accès. La recherche a été faite sur la base d’interviews [1] avec 23 experts [2] sélectionnés en fonction de leur expertise sur le sujet ainsi que sur leur visibilité internationale (annexe 1). Les interviews ont été axées sur 16 questions réparties en trois sections principales : le cadre conceptuel – démocratie et libéralisme en Russie (1), les facteurs déterminants de la démocratie en Russie (2) et la vision de la Russie sur le monde (3).
11Dans le cadre des premiers entretiens effectués, l’anti-révolutionnisme est apparu avec une fréquence élevée comme un trait fondamental de la société russe. Par conséquent, à la recherche initiale s’est ajoutée une question supplémentaire [3], dans le but d’éclaircir ce concept et de tester sa force explicative dans la compréhension des mentalités collectives russes. La question a été construite dans des lignes plus générales afin d’offrir aux experts plus de flexibilité dans la définition et l’interprétation sous la forme d’une interview semi-structurée. En fonction des réponses reçues, des questions supplémentaires ont été adressées selon le cas pour des éclaircissements et l’approfondissement de l’analyse. Les réponses ont beaucoup varié mais du point de vue conceptuel, la plupart des opinions convergent vers une définition unitaire – « réticence voire phobie envers les révolutions, changements ou réformes » (associée au besoin d’ordre et stabilité) – ainsi que vers une validation du concept comme étant représentatif pour la société russe.
12Dans la littérature, on ne retrouve pas le concept d’anti-révolutionnisme dans le sens proposé ici suite à la recherche. En revanche, il y a des idées associées à celui-ci, sous deux perspectives :
13– Au niveau des facteurs de décision, il y a une crainte palpable du Kremlin vis-à-vis de toute forme de protestation, révolte ou révolution (Krastev, 2015 ; Hinkle, 2017), crainte alimentée par-dessus tout par les révolutions de couleurs. Par exemple, le ministre des Affaires étrangères de Russie, Sergueï Lavrov, considère que l’objectif central des révolutions de couleurs ou d’autres projets similaires orchestrés par l’Ouest est de « promouvoir le chaos et l’instabilité » dans l’espace post-soviétique.
14– Au niveau de la société russe, il y a un besoin poignant pour la sécurité, l’ordre et la stabilité (Volkov et Kolesnikov, 2018 ; Levada, 2018) dans le contexte de la transition difficile après les années 1990.
15En partant de ces idées de la littérature et en faisant la liaison avec les derniers sondages d’opinion effectués par le centre Levada concernant les perceptions des Russes à l’égard des changements (Levada, 2018), la recherche a apporté des éclaircissements conceptuels et a testé la capacité explicative dans la compréhension des perceptions et attitudes des Russes sur les politiques internes et externes du Kremlin envers l’Union européenne comme promoteur du modèle de développement propre. L’approfondissement de la connaissance des perceptions, espoirs et attentes de la société russe augmenterait la prédictibilité de la Russie comme partenaire clé dans la région et faciliterait d’une part un dialogue constructif avec les leaders politiques et d’autre part, l’élaboration d’une diplomatie publique de l’Union qui puisse conduire à la transformation démocratique de la Russie à l’aide des synergies bottom-up au sein de la société.
L’anti-révolutionnisme, un trait controversé de la société russe ?
16Le concept d’anti-révolutionnisme a une implication profondément enracinée dans l’histoire de la Russie du dernier siècle, marqué par des événements dramatiques, instabilité et incertitude : la révolution de 1905, la révolution bolchévique de 1917, la guerre civile (1918-1922), la deuxième révolution et les politiques répressives (génocide par famine, exécutions, Goulag, exils, etc.) de Staline des années 1930, la perestroïka, deux coups d’État, la transition des années 1990.
17Une partie des experts ont considéré que pour trouver les origines de ce concept, il fallait regarder au-delà de la révolution bolchévique (d’octobre) d’il y a 100 ans, jusqu’aux temps d’Ivan le Terrible :
À la différence d’autres peuples européens, caractérisés par instabilité, révolutions et changements, et dont les leaders avaient des règnes brefs de 3, 4 ou 5 ans (par exemple le peuple polonais et roumain), la Russie a été depuis toujours plus compacte, conservatrice, caractérisée par des règnes longs, qui duraient des décennies entières ; […] l’association entre l’intégrité de l’État et un leader puissant, autoritaire est très ancienne et puissante dans le mental collectif de la Russie. En revenant à l’histoire plus récente, la révolution bolchévique, la perestroïka, la chute de l’Union soviétique ou le trauma de la transition des années 1990 n’ont fait qu’intensifier cette conviction préexistante : la réforme, le changement et la révolution sont associés à la pauvreté, à la guerre et au terrorisme.
19De façon traditionnelle, les Russes ont exprimé au fil de l’histoire des sentiments puissants et pourtant contradictoires sur le changement, souhaitant et craignant en même temps une éventuelle transformation de leur pays. On peut expliquer de cette manière le fait qu’après des moments historiques si controversés (la crise de l’Ukraine, la guerre de Syrie, l’annexion de la Crimée, les élections aux États-Unis, etc.) et une politique internationale concertée contre les leaders russes, Vladimir Poutine a obtenu une majorité écrasante et incompréhensible pour les démocraties occidentales, en obtenant 75 % des voix aux dernières élections présidentielles.
20Dans la saisie du concept d’anti-révolutionnisme comme crainte/rejet du changement, deux directions principales ont été mises en évidence par les experts : 13 ont considéré l’anti-révolutionnisme comme étant un trait essentiel de la société russe (1) et 10 n’ont pas considéré ce concept comme définitoire ou représentatif (2), comme il suit :
21(1) Pour 57 % des répondants, l’anti-révolutionnisme représente un trait essentiel de la société russe et il est associé aux craintes profondément enracinées au niveau de la société vis-à-vis des changements majeurs ou soudains. Les mots-clés associés au concept de changement ont été : « instabilité », « révisionnisme », « transition », « pauvreté », « chaos », d’une part :
L’anti-révolutionnisme en Russie est vraiment très profond. Poutine l’a démontré depuis qu’il est au pouvoir, vers la fin de 1999. Le pays est dans un état de chaos et d’instabilité : deux coups d’État, une crise financière, un effondrement économique […] ; les institutions démocratiques n’étaient pas consolidées, ni même le président n’avait pas de popularité, avec un taux de 2 %. […] Qu’est-ce qu’un homme politique ferait dans ce contexte ? Continuer les mêmes politiques que son prédécesseur ? Non ! Il répondrait aux mécontentements et frustrations des gens et il transmettrait un message : je serai responsable, je m’occuperai de tous vos problèmes. […] Les gens voulaient la stabilité et lui, il la leur a donnée au détriment des autres institutions démocratiques faibles. Poutine a offert la stabilité à sa propre manière, il n’a pas consolidé les institutions de la démocratie mais il a ramené en Russie l’État omnipotent qui s’occupe de tout, pour le meilleur ou le pire.
23ainsi que les « révolutions de couleurs » du voisinage commun, d’autre part :
L’anti-révolutionnisme est profond non seulement au niveau de la société mais aussi au niveau des autorités. Poutine, le leader populaire et suprême, faute d’alternative (angl. leader of no alternative), est très inquiet. Il a suivi et a été témoin des révolutions de couleurs, il s’est fait ses propres craintes et visions sur celles-ci, en pensant qu’elles ont été inspirées, mises en pratique et financées par l’Occident.
25(2) 43 % des répondants croient que la société russe n’a pas peur de changements ; au cours du siècle dernier, il y a eu des périodes marquées par l’instabilité, l’incertitude et des changements dans l’espace russe. La plupart des experts de cette catégorie n’ont pas considéré la réticence des Russes vis-à-vis des changements comme un trait définitoire de la mentalité collective, mais plutôt comme un effet de la structure hétérogène de la société :
Je ne sais pas ce que c’est l’anti-révolutionnisme russe par rapport à l’anti-révolutionnisme d’autres nations. […] En général, je pense que l’anti-révolutionnisme signifie le besoin de stabilité d’un pays, d’une nation, de la société, d’un groupe social et implicitement le rejet des changements dramatiques ; dans ce sens, il n’y a pas un anti-révolutionnisme spécifiquement russe car le peuple russe est comme toutes les autres nations européennes ; peut-être que la différence est que la société russe est très diversifiée due aux particularités culturelles, historiques et ethniques. […] la société russe est plus conservatrice et il ne s’agit pas de sa nature, mais de cette structure difficile de la société. Moins il y a de groupes dans la société, plus elle est compacte, active et ouverte aux changements ; de cette façon il est naturel qu’en Russie la société rejette les changements car on ne peut pas se mettre d’accord.
27Une partie des experts de cette catégorie ne considère pas l’anti-révolutionnisme comme un trait définitoire et fondamental mais plutôt comme un trait superficiel et temporaire. Ils pensent que les Russes représentent ce type de société qui doit accumuler des frustrations et mécontentements pour exploser. Cette caractéristique a un pouvoir explicatif concernant la prédilection des Russes pour des révolutions sanglantes, car ils n’ont pas développé une culture de la protestation – de dissiper (de sortir du système) les frustrations acquises :
La société de Russie accumule des contradictions et des frustrations sans les exprimer ; elle ne demande pas des réformes graduelles, elle ne conteste le pouvoir qu’au moment où il y a la saturation et elle « explose » ; et la Russie a eu de telles « explosions » régulièrement. […] il n’est pas exclu qu’il y ait en Russie, dans les 10 ou 15 ans à venir certains changements politiques majeurs. Je ne vois pas comment le système actuel pourra survivre 50 ans.
29Même si les réponses des experts sont partagées en deux catégories, aucune ne nie ce trait comme étant spécifique au mental collectif russe. La différence est que la première catégorie le considère comme fondamental tandis que la deuxième le considère comme temporaire (spécifique au présent). De plus, une catégorie considère ce trait fondamental comme une cause de la situation actuelle (expliquant le soutien apporté à Poutine et au Kremlin par le désir de stabilité) tandis que l’autre catégorie l’envisage comme un effet (temporaire) du parcours historique tumultueux de la Russie durant les dernières décennies.
30La corrélation des résultats des interviews avec ceux des sondages appliqués au niveau national dans la Fédération russe apporte une valeur ajoutée à la signification du concept d’anti-révolutionnisme comme trait définitoire du mental collectif russe. Les résultats des interviews correspondent, par exemple, aux résultats des sondages Levada (2018) en ce qui concerne les attitudes des Russes envers les réformes, qui ont montré que la majorité de la population ne manifeste pas d’enthousiasme pour les changements profonds (parfois, ils ne peuvent pas préciser la manière dont le parcours du pays pourrait être modifié). Ce trait spécifique et essentiel de la mentalité collective russe devrait être pris en considération quand les lignes stratégiques de l’UE envers la Russie sont tracées. L’approche actuelle ne fait qu’isoler plus la Russie, ce qui ne représente pas une solution viable pour la consolidation de la coopération régionale en Europe de l’Est. Dimitri Trenin (2017), directeur de Carnegie Moscou, a averti sur l’échec de l’Occident à comprendre la mentalité collective russe, ainsi que les approches actuelles d’exclusion et d’isolement de la Russie, qui « représente un pouvoir important au niveau global, non par sa capacité de contrôler d’autres acteurs ou à exporter ses propres normes et valeurs, mais par son niveau élevé d’autosuffisance et résistance aux effets externes ».
31Un dialogue efficient et une stratégie adéquate envers la Russie, le voisin le plus important de l’Union dans la région, peuvent être fondés seulement sur une connaissance approfondie de ses motivations et intérêts et implicitement de la société russe. Dans ce contexte, l’UE devrait redéfinir l’approche et la perception envers la Russie, en déplaçant l’attention de la manière dont la Russie devrait se soumettre à la logique occidentale et à son agenda vers la compréhension de la manière dont elle voit le monde et sa place dans ce monde, sans associer d’une façon simpliste l’intérêt de la société pour la réforme et l’ouverture internationale au désir de se transformer dans un modèle occidental de développement. De plus, la démocratisation en Russie devrait être perçue comme un processus à long terme, basé sur une approche de type bottom-up et corrélée avec une stratégie européenne à long terme, basée sur la société et sur des objectifs et intérêts communs. La consolidation de la diplomatie publique et de la communication devrait représenter le cœur de toute question liée à la coopération de l’Union avec la Russie ; dans de tels moments décisifs, il est souhaitable que le dialogue soit intensifié, et non l’isolement.
Annexe 1. Les experts interviewés
Références bibliographiques
- Andguladze, A., From Riga to Brussels. Georgia’s Hopes For Eastern Partnership, Bruxelles, European Policy Center/The King Baudouin Foundation-Policy Brief, 2017. En ligne sur : <www.epc.eu/documents/uploads/pub_8074_fromrigatobrussels.pdf?doc_id=1907>.
- Bechev, D., « Of Power and Powerlessness : The EU and its Neighbours », Comparative European Politics, vol. 9, n° 4/5, 2011, p. 414-431.
- Colton, T. J. et Hale, H. E., « The Putin Vote : Presidential Electorates in a Hybrid Regime », Slavic Review, vol. 68, 2009, p. 473-503.
- Drăgoi, A et Balgar, A., « Economic Sanctions against Russia. A Critical Evaluation », Knowledge Horizons – Economics, vol. 8, n° 1, 2016, p. 63-67.
- Fischer, S., « The European Union and the Insiders/Outsiders of Europe : Russia and the Post-Soviet Space », Review of European Studies, vol. 4, n° 3, 2012, p. 32-44.
- Greene, S. et Robertson, G., « Explaining Putin’s Popularity : Rallying Round the Russian Flag », The Washington Post, 9 sept. 2016. En ligne sur : <www.washingtonpost.com/news/monkey-cage/wp/2014/09/09/explaining-putins-popularity-rallying-round-therussian-flag/>, page consultée le 10/06/2018.
- Hinkle, C., Russia’s reactions to the Colour Revolutions, Monterey, NPS, 2017.
- Krastev, I., « Kremlin Overwhelmed by Fear of Revolution », The Moscow Times, 22 juin 2015. En ligne sur : <http://themoscowtimes.com/articles/kremlin-overwhelmed-by-fear-of-revolution-47582>, page consultée le 10/06/2018.
- Krastev, I. et Leonard, M., « The New European Disorder », Londres, European Council for Foreign Relations, 20 nov. 2014. En ligne sur : <www.ecfr.eu/publications/summary/the_new_european_disorder322>, page consultée le 10/06/2018.
- Levada Centre, 2018, en ligne sur : <www.levada.ru/eng>.
- Mearsheimer, J. J., « Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault. The Liberal Delusions That Provoked Putin », Foreign Affairs, vol. 93, n° 5, 2014, p. 77-89.
- Miller, A. et Lukyanov, F., « Detachment Instead of Confrontation : Post-European Russia In Search of Self-Sufficiency », Vienne, Bruno Kreisky Forum, 2016. En ligne sur : <www.kreisky-forum.org/dataall/Report_Post-EuropeanRussia.pdf>, page consultée le 10/06/2018.
- Moret, E. et al., The New Deterrent ? International Sanctions Against Russia Over The Ukraine Crisis : Impacts, Costs and further actions, rapport, Genève, Graduate Institute Geneva, oct. 2016.
- Nelson, R., US Sanctions on Russia : Economic Sanctions on Russia : Economic Implications, Washington, Congressional Research Service, 4 fév. 2017. En ligne sur : <http://fas.org/sgp/crs/row/R43895.pdf>, page consultée le 10/06/2018.
- Sakwa, R., « The Death of Europe ? Continental Fates After Ukraine », International Affairs, vol. 91, n° 3, 2015, p. 553-579.
- Simão, L. et Freire, M. R., « The EU’s Security Actorness : the Case of EUMM in Georgia », European Security, vol. 22, n° 4, 2013, p. 464-477.
- Treisman, D., « Presidential Popularity in a Hybrid Regime : Russia under Yeltsin and Putin », American Journal of Political Science, vol. 55, n° 3, 2011, p. 590-609.
- Tsygankov, A., « Vladimir Putin’s Last Stand : the Sources of Russia’s Ukraine Policy », Post-Soviet Affairs, vol. 31, n° 4, 2015, p. 279-303.
- Volkov, D., « Putin’s Ratings : Anomaly or Trend ? », Institute of Modern Russia, 23 déc. 2014. En ligne sur : <http://imrussia.org/en/analysis/nation/2135-putins-ratings-anomaly-or-trend>, page consultée le 10/06/2018.
- Volkov, D. et Kolesnikov, A., The Perils of Change : Russians’ Mixed Attitudes Toward Reform, Moscou, Carnegie Moscow Centre, 2018. En ligne sur : <http://carnegie.ru/2018/02/06/perils-ofchange-russians-mixed-attitudes-toward-reform-pub-75436>, page consultée le 10/06/2018.
- Weaver, C., The Politics of the Black Sea Region. EU Neighbourhood, Conflict Zone or Future Security Community ?, Londres, Routledge, 2013.
Mots-clés éditeurs : Union européenne, diplomatie publique, anti-révolutionnisme, Russie
Date de mise en ligne : 10/08/2018
https://doi.org/10.3917/herm.081.0148Notes
-
[1]
La plupart des interviews (21 en personne et 2 par Skype) ont été réalisées en face à face et ont eu une durée moyenne d’une heure et vingt minutes (en variant selon le cas entre un minimum de 45 minutes et un maximum de trois heures).
-
[2]
Journalistes, analystes, académiciens, et reporters des diverses institutions telles : l’université d’État Plekhanov, l’université d’État de Moscou Lomonosov, l’Académie des sciences de la Russie, l’université Aston de Grande-Bretagne, Radio Echo Moscow, Forbes, Russian International Affairs Council, l’agence de presse ITARTASS, l’ambassade des États-Unis à Moscou, Carnegie Moscow, Centre for Strategic Research – Moscow, ECFR / EU ISS, Moscow Kosmolets, Kommersant, etc.
-
[3]
Qu’est-ce que vous entendez par anti-révolutionnisme en Russie ? (dans ce cas, est-ce qu’il y a des travaux divers qui traitent le sujet des perceptions de la société russe vis-à-vis du changement, de la transition, de l’opposition, de l’anarchie) ?