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Article de revue

La crise ukrainienne : un défi pour la diplomatie européenne

Pages 133 à 140

Incommunication, communication et diplomatie

1Si le concept d’incommunication – défini comme « l’absence de communication, de relations entre deux choses » (Dacheux, 2015) – est aussi utilisé dans d’autres disciplines comme en psychologie et même en psychanalyse, c’est bien sa dimension anthropologique qui a retenu l’attention du sociologue français Dominique Wolton, au point d’en faire un concept central dans son approche de la communication (Lepastier, 2013). En effet, selon ce dernier :

2« L’incommunication n’est pas tant l’échec, temporaire ou chronique, d’une situation de communication que son horizon : les malentendus, l’incompréhension mutuelle, les quiproquos, autant que les désaccords, sont constitutifs des processus de communication, relançant les interactions incessantes qui caractérisent toute communication humaine ou technique » (Wolton, 2014).

3Ce concept permet à Wolton de rappeler la réalité de la tour de Babel en opposition au rêve du village global où tout le monde, grâce aux avancées technologiques, se comprendrait. Ainsi, le concept d’incommunication conduit à appréhender l’enjeu de la communication non pas comme un échange, mais comme celui de l’altérité. En d’autres termes : « communiquer, c’est négocier, c’est cohabiter » (Wolton, 1998 ; Wolton, 2014).

4Une telle définition de la communication recoupe de nombreux aspects de la diplomatie même si cette dernière n’est guère aisée à définir. En effet, le terme de diplomatie recouvre deux dimensions fondamentales. La première a trait aux modes d’interactions au niveau international. La seconde concerne les techniques en vue de conduire les relations entre États. Plus concrètement, ces deux dimensions comprennent trois aspects importants. Le premier concerne l’aspect relationnel de toute diplomatie : celle-ci inclut l’altérité, c’est-à-dire la relation à l’autre. Le deuxième est celui de l’environnement dans lequel ces relations se nouent : celui-ci peut se définir assez facilement comme le niveau des relations internationales. Le troisième aspect, plus pratique, englobe les outils nécessaires au jeu diplomatique, tant en termes de techniques que de structures organisationnelles (Carta, 2012).

5L’aspect relationnel de la diplomatie en fait un champ tout indiqué pour y appliquer le concept d’incommunication. Cet article propose d’appréhender, à l’aune de ce concept, l’adoption de sanctions décidées à l’encontre de la Russie par l’Union européenne (UE) suite à la crise ukrainienne. Trois questions retiendront notre attention. D’abord, de quelle manière peut-on parler de diplomatie à l’échelle au niveau de l’UE ? Ensuite, de quelle manière les sanctions à l’encontre de la Russie reflètent-elles la cause ou le symptôme de cette incommunication entre les deux partenaires ? Enfin, de quelle manière le concept d’incommunication permet-il de repenser les relations entre l’Union européenne et la Russie ?

Diplomatie(s) européenne(s) ?

6Si l’émergence d’une action diplomatique européenne propre à l’UE a pris forme suite à la création en 2011 du Service européen pour l’action extérieure (SEAE), sa présence en tant qu’acteur diplomatique remonte à son origine plus lointaine, du temps de la défunte Communauté économique européenne créée par les traités de Rome en 1957. Dans ce domaine, la création du SEAE ne fut pas la seule innovation rendue possible par le traité de Lisbonne de 2017. Les autres changements concernent la création de deux nouveaux postes : celui de président du Conseil européen et celui de haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité de l’UE. Si le mandat du premier est défini de manière assez vague, celui du second est beaucoup plus précis et se concentre essentiellement sur la politique étrangère et de sécurité commune (Pesc). À ce titre, le haut représentant préside les réunions du Conseil de politique étrangère, assume les fonctions de vice-président de la Commission tout en assumant la direction du SEAE (Kleistra et Van Willingen, 2015).

7Toutefois, la reconnaissance d’une diplomatie européenne menée au niveau de l’UE est loin de faire l’unanimité. En effet, certains observateurs ont même mis en doute son existence (Mongrenier, 2014). Comment expliquer en effet le fait que les 28 États membres, qui ont chacun des préférences différentes du point de vue de leur diplomatie, parviennent à définir une approche commune ?

8Pour les tenants de l’approche intergouvernementale, la diplomatie européenne est comprise comme le résultat de compromis ou d’absence de compromis essentiellement basés sur le plus petit dénominateur commun entre les préférences affichées des États membres. Une variante de cette approche souligne la possibilité pour les États membres de procéder à des échanges de concessions mutuelles.

9Pour les tenants de l’approche institutionnaliste normative, le cadre institutionnel pousserait les mêmes États membres à adopter certaines pratiques de négociations et conduirait à la légitimation de résultats au détriment d’autres. Ceci peut se produire soit comme le résultat d’une culture de compromis ou encore comme la conséquence d’un piège normatif qui dissuaderait la revendication de préférences divergentes du cadre normatif créé par l’UE.

10Finalement, les tenants de l’approche institutionnaliste constructiviste et sociologique insistent sur la propension des acteurs à voir leur identité se modifier au fil de leurs interactions. Cela peut prendre la forme de la « bruxellisation » ou encore une certaine forme d’européanisation des politiques extérieures des États membres (Thomas et Tonra, 2012).

11Une autre manière d’appréhender la diplomatie européenne met l’accent sur le développement de pratiques diplomatiques spécifiques. Cette approche souligne la possibilité d’un ancrage de certaines pratiques diplomatiques au niveau européen, rendant elles-mêmes le développement d’autres pratiques plus ou moins possibles. Vue sous cet angle, la question n’est plus de savoir si oui ou non la construction européenne mènera à la définition d’une diplomatie unifiée au niveau de l’UE. Pour les défenseurs d’un tel point de vue, les pratiques comme celles de retenue et de non-recours à la force sont considérées comme centrales dans la diplomatie conduite par l’UE (Bicchi et Bremberg, 2016).

Sanctions européennes et Russie : chronologie et enjeux

12En mars 2014, la Russie décida d’annexer la Crimée et la ville de Sébastopol, suite à une intervention armée en Crimée, menée en février par des forces sans uniformes et au référendum sur son indépendance tenu le 16 mars, au terme duquel la région sécessionniste demanda son rattachement à la Fédération russe, ce qui fut accepté quelques jours plus tard, le 20 mars. Ces épisodes s’inscrivaient dans un climat de détérioration des relations entre la Russie et l’UE remontant aux événements dits de Maidan de novembre 2013 (Youngs, 2017).

13En réaction à cette décision, considérée comme contraire au droit international et aux engagements internationaux de la Russie, l’UE décida en mars 2014 d’imposer un premier type de mesures, appelées mesures diplomatiques à l’encontre de son grand voisin de l’Est. Celles-ci consistaient à annuler toute coopération bilatérale entre les deux partenaires, comme les rencontres à haut niveau ou sommets et les négociations bilatérales avec la Russie sur les questions de la possible levée des visas, sans compter la suspension des discussions sur le renouvellement de l’accord de partenariat entre l’UE et la Russie. Plus tard dans le mois, l’UE imposa un autre régime de sanctions, dites mesures restrictives, qui consistèrent à geler les avoirs pour 38 entités et la suspension de délivrances de visas visant 149 personnes. En juillet, l’UE adopta des mesures restrictives supplémentaires dites de la « troisième vague », ou sanctions économiques, à la suite de la destruction en vol au-dessus de l’Ukraine d’un avion de la Malaysia Airlines (vol MH 17). En août, le Conseil européen décida de renforcer ces sanctions économiques contre la Russie en réaction à la dégradation de la situation en Ukraine, marquée par l’ouverture d’un nouveau front dans l’est du pays suite à la bataille d’Ilovaïsk, dans la région de Donetsk, qui avait révélé la présence de forces armées russes (Pozzo di Borgo et Sutour, 2015).

14Ces sanctions économiques ciblent la coopération sectorielle et les échanges avec la Russie. Plus concrètement, ces mesures consistent à fermer l’accès au marché financier européen aux entreprises russes, à imposer un embargo sur les exportations d’armement et à fortement limiter toute coopération dans le domaine de l’énergie. En mars 2015, le Conseil européen décida de lier la durée de ces restrictions économiques à la mise en œuvre complète des accords de Minsk, dits de Minsk 2, conclus le 15 février précédent et ayant comme objectif principal d’entamer un processus de résolution du conflit dans l’est de l’Ukraine (Christie, 2017).

15Les sanctions imposées par l’UE poursuivent un double objectif. Le premier concerne l’annexion de la Crimée et de Sébastopol, considérée comme illégale. Le second est la mise en œuvre des accords dits de Minsk 2. À ce titre les sanctions européennes diffèrent de celles imposées par les États-Unis. Pour l’UE, il s’agissait d’infléchir les décisions des autorités russes, en particulier grâce à des pressions économiques, alors que pour les États-Unis, celles-ci visaient un objectif à plus long terme, à savoir un possible changement de régime (Pozzo di Borgo et Sutour, 2015).

16Les sanctions économiques et politiques représentent des outils diplomatiques de plus en plus utilisés dans les relations internationales. En ce qui concerne l’UE, celle-ci en a fait un instrument privilégié de sa diplomatie. Cette prédilection s’explique par les trois raisons suivantes. Premièrement, celle-ci dérive de la nature du projet européen, dont la politique commerciale est certainement la plus aboutie du point de vue des compétences supranationales. Deuxièmement, celle-ci reflète aussi l’importance du marché intérieur comme pôle d’attraction économique majeur pour les pays tiers. Troisièmement, celle-ci s’explique enfin par la volonté grandissante de l’UE de s’affirmer comme acteur sur la scène internationale (Druláková, 2010).

17L’UE a ainsi fait usage de sanctions comme instrument de sa diplomatie pour atteindre différents objectifs comme ceux du règlement de conflits (Afghanistan, 1996-1999 ; République démocratique du Congo, 1993-2003 ; Syrie depuis 2013), de promotion de la démocratie (Biélorussie depuis 1998 ; Myanmar, 1996-2013 ; Zimbabwe, 2003-2010), de dénucléarisation (2007-2016), ou encore pour contrer le terrorisme (Libye, 1999-2004). Cela étant dit, si l’adoption de sanctions par l’UE a connu une croissance constante depuis l’adoption du traité de Maastricht, celles-ci n’ont pas échappé aux débats sur leur efficacité ou manque d’efficacité en matière de politique étrangère (Giumelli et Paul, 2013).

18Ces débats se concentrent sur deux questions principales. La première : de quelle(s) manière(s) les sanctions agissent-elles sur le comportement du pays visé ? La seconde : de quelle(s) manière(s) les sanctions peuvent-elles être considérées comme un outil efficace de la diplomatie ? Ces deux questions renvoient à deux dimensions différentes : la première au pays destinataire des sanctions ; la seconde, au pays ou à l’entité qui a adopté les sanctions, en d’autres termes, à l’envoyeur.

Sanctions et réactions russes : de la communication à l’incommunication

19Les sanctions imposées par l’UE à l’encontre de la Russie ont donné lieu à de fortes réactions des autorités russes, qui ont rapidement adopté des mesures de représailles, aussi appelées contre-mesures. En mars 2014, le Kremlin décida d’imposer des restrictions de visas à 89 ressortissants européens dont les noms restèrent secrets jusqu’à leur divulgation par une radio finlandaise. En août 2014, les autorités russes imposèrent un embargo, renouvelable sur base annuelle, sur les importations de produits agroalimentaires tels que les fruits et légumes, les produits laitiers, la viande et les poissons en provenance de l’UE (Pozzo di Borgo et Sutour, 2015).

20En ce qui concerne les réactions russes aux sanctions européennes, celles-ci ont été de nature à les dénoncer comme contre-productives, illogiques, affectant davantage les économies européenne que russe et, en fin de compte, comme vouées à l’échec en ce qui concernerait tout espoir de voir la Russie modifier sa politique tant vis-à-vis de la Crimée que de l’est de l’Ukraine. En novembre 2014, Vladimir Poutine déclarait : « les tentatives de mettre la pression sur la Russie par le biais de sanctions sont inacceptables et sans espoir » (Poutine, 2014).

21L’impact des sanctions européennes tant du point de vue politique qu’économique est également limité. Du point de vue politique, les sanctions n’ont pas conduit à un changement d’attitude de l’opinion publique en faveur d’un changement de cap de l’approche gouvernementale. Tout au contraire, celles-ci ont entraîné un durcissement notable du régime, reflété par l’assassinat le 27 février 2015 de l’ancien Premier ministre Boris Nemtsov, l’un des leaders de l’opposition à Vladimir Poutine et la mise au pas des médias nationaux (Pozzo di Borgo et Sutour, 2015). Du point de vue diplomatique, les sanctions européennes n’ont pas conduit à l’isolement de la Russie sur la scène internationale. Celles-ci ont contribué à l’approfondissement des relations sino-russes alors qu’au Moyen-Orient, la Russie s’est imposée comme un acteur pratiquement incontournable (Marangé, 2015).

22Du point de vue économique, les mesures de blocage de fonds et de restrictions en termes de visas n’ont finalement affecté qu’un nombre limité de personnes. Leurs effets sur la conjoncture économique apparaissent comme marginaux par rapport à l’impact de la baisse des prix du pétrole. Quant aux industries de l’armement et de l’énergie, elles se sont adaptées tout en cherchant à remplacer leurs partenaires européens par de nouveaux, principalement asiatiques (Fritz, Christen, Sinabell et Hinz, 2017).

23Du point de vue des objectifs fixés par l’UE, l’efficacité des sanctions peut être appréhendée au travers de trois dimensions. La première concerne leur effet en termes de coercition vis-à-vis de la Russie. La deuxième, en termes de limitation sur sa politique étrangère. La troisième dimension concerne leur contribution à l’affirmation de l’UE comme acteur sur la scène internationale.

24En termes de coercition, les sanctions européennes n’ont pas abouti à un changement de la politique russe vis-à-vis de l’Ukraine. La Russie n’a pas abandonné le processus d’incorporation de la Crimée et de Sébastopol dans la Fédération et n’a pas fait plus preuve de respect pour les accords de Minsk, rejetant la responsabilité de leur échec sur l’Ukraine. En termes de limitation de la politique étrangère russe, l’impact des sanctions européennes est plus tangible dans la mesure où celles-ci ont conduit les autorités russes à freiner leurs ambitions reflétées par le projet de Novorossiya ou nouvelle Russie visant à récupérer les territoires perdus lors de la dissolution de l’Union soviétique, ce qui aurait conduit à l’annexion directe des territoires situés à l’est de l’Ukraine (O’Loughlin, Toal et Kolosov, 2016). Selon Alexeï Navalny, l’un des principaux opposants au président Poutine : sans ces sanctions, « l’armée russe serait à Odessa » (Pozzo di Borgo et Sutour, 2015).

25Finalement, c’est sans doute en termes d’affirmation de l’UE comme acteur diplomatique que l’impact des sanctions a été le plus important. Les sanctions européennes ont en effet permis à la diplomatie de l’UE de renforcer son rôle comme propagatrice de normes au niveau international (Leenders, 2014). Les sanctions peuvent, en effet, être considérées comme un exemple d’unité et de coordination entre les États membres de l’UE, malgré les efforts de la Russie en vue de les diviser et des intérêts commerciaux parfois divergents. À ce titre, c’est sans doute moins la prorogation que la levée des sanctions qui constituera le test le plus significatif pour la diplomatie européenne en termes de consensus entre les États membres. En tout état de cause, pour l’UE, la question des sanctions dépasse le cas de l’Ukraine et concerne l’avenir de la sécurité à l’échelle du continent (Christie, 2017).

26Appréhender la question des sanctions comme outil diplomatique au travers du prisme de concepts tels que ceux de communication et d’incommunication permet d’approcher ses deux dimensions de manière simultanée et non séparée. En effet, les sanctions présupposent une relation à l’autre, l’envoi d’un message et l’espérance d’une acceptation de celui-ci en vue de retrouver une situation de coopération pleine et entière. A contrario, si cet espoir n’est pas réalisé, une telle situation ne peut que révéler l’impossibilité grandissante de communication possible entre l’entité adoptant les sanctions et celle qui en est le destinataire.

Sanctions : symptôme ou cause de l’incommunication entre Russie et UE ?

27Les sanctions ne devraient sans doute pas être comprises comme la cause d’une situation d’incommunication grandissante entre l’UE et la Russie mais plutôt comme son symptôme. En effet, les sanctions adoptées par l’UE à l’encontre de la Russie s’inscrivent dans un contexte de divergences croissantes entre la Russie et l’UE.

28Premièrement, au niveau politique, cette divergence s’est accentuée depuis la seconde moitié de la première décennie des années 2000. En effet si l’UE entendait bâtir un partenariat avec la Russie basé sur le respect des principes démocratiques, des droits de l’homme et de l’économie de marché, ces principes étaient de plus en plus négligés par un régime coupable de violations grandissantes des droits fondamentaux. Cette évolution fut aussi marquée par un renforcement certain de la dimension sécuritaire dans l’appareil d’État russe. Celle-ci s’est traduite dans une attention particulière attachée à la sécurité de la Russie conçue de manière de plus en plus antagoniste, principalement vis-à-vis des politiques européennes envers les pays de l’Europe de l’Est. En ce qui concerne l’organisation de l’économie nationale, celle-ci divergea de plus en plus des principes de l’économie de marché reflétés dans le marché unique européen. En effet, dans le système économique russe, la corruption devint non seulement généralisée mais fut également utilisée par le régime comme moyen soit de punir ou affaiblir ses ennemis politiques, soit de récompenser ses amis et alliés (Favarel-Garrigues, 2004).

29Deuxièmement, cette divergence grandissante se reflète aussi au niveau idéologique. L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, et plus singulièrement depuis son deuxième mandat, a coïncidé avec le retour en force du nationalisme russe, anti-occidental et anti-européen. Ce nationalisme a promu l’image de l’Europe comme l’autre, comme l’ennemi ou encore comme incarnation d’une certaine décadence morale au profit de la Russie s’arrogeant le rôle de défenseur des valeurs immuables de la chrétienté orthodoxe (Laruelle, 2010).

30Troisièmement, cette divergence grandissante s’est aussi traduite dans des approches géopolitiques de plus en plus irréconciliables. En effet, Poutine a promu l’idée de la trahison de la Russie par l’Ouest lors de la fin de la guerre froide. Comme résultat, le pays s’en est trouvé non seulement amputé de territoires mais également humilié par les autres puissances occidentales. Cette vision a créé une volonté d’affirmer une nouvelle approche géopolitique centrée sur les concepts d’eurasianisne et de nouvelle Russie, résolument anti-occidentaux (Mileski, 2015).

Incommunication ou comment repenser les relations EU-Russie

31Sans doute que l’aspect le plus intéressant dans le concept d’incommunication réside dans le fait que celui-ci envisage tant l’impossibilité de communiquer que la possibilité d’une communication renouvelée. Cette possibilité tient dans les deux dimensions de l’incommunication qui sont : l’acceptation de l’hétérogénéité et celle du retour de la géographie (Wolton, 2005).

32Depuis la fin de la guerre froide, l’UE a cherché à s’imposer comme puissance normative et transformatrice dans les relations internationales. À cette fin, l’UE chercha à s’affirmer autant comme référence en termes de normes que comme propagatrice de celles-ci dans son environnement extérieur (Lefebvre, 2011). De cette manière, l’UE affiche une réelle ambition comme puissance transformatrice, tout spécialement dans ses relations avec ses voisins les plus proches. Cela a conduit la diplomatie européenne à vouloir façonner ses partenaires – et principalement ses partenaires de l’Est et la Russie – à sa propre image (Leonard, 2005). En d’autres termes : une politique basée sur le rejet de l’autre en tant que différent et volonté d’en faire son semblable, rejetant du même coup toute possibilité d’altérité (Crombois, 2017).

33Une autre dimension de l’UE comme puissance normative et transformatrice réside également dans son rejet de la géographie et de la géopolitique dans ses politiques extérieures. En effet, à la compétition et la rivalité, l’UE a privilégié une approche basée sur des partenariats mettant l’accent sur les principes de coopération et de multilatéralisme et le rejet des enjeux de puissance. Ce faisant, la diplomatie de l’UE entendait transcender toute approche géopolitique dont l’une des principales caractéristiques réside dans la conviction d’une certaine immuabilité des enjeux de pouvoirs et de sécurité (Guzzini, 2012).

34Ces deux dimensions de la diplomatie européenne ont contribué à creuser le fossé entre l’UE et la Russie. En effet, cette dernière a ressenti les ambitions transformatrices de l’Union européenne dans son voisinage proche, et tout particulièrement en Ukraine, comme une tentative de consolider un bloc occidental, par nature en compétition avec ses propres ambitions. Cette approche basée sur la rivalité entre la Russie et l’UE trouve aussi son origine dans une lecture géopolitique des relations entre les deux partenaires.

35Dans ce contexte, le concept d’incommunication rappelle l’importance de l’hétérogénéité et de la géographie. Leur reconnaissance permettrait de repenser les relations entre l’UE et la Russie sur ces bases. Comme nous le rappelle Dominique Wolton : « communiquer : c’est négocier, c’est cohabiter » (Wolton, 2014).

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : sanctions, diplomatie, incommunication, communication

Date de mise en ligne : 10/08/2018

https://doi.org/10.3917/herm.081.0133

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