Notes
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[1]
Cf. <www.france-allemagne.fr/Traite-de-l-Elysee-22-janvier-1963.html>, page consultée le 08/06/2018.
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[2]
Cf. <www.degaulle.lpb-bw.de/fileadmin/degaulle/pdf/Artikel/UE/Modul_5.pdf>, page consultée le 08/06/2018.
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[3]
Cf. <www.zeit.de/1963/04/list-der-geschichte>, page consultée le 08/06/2018.
-
[4]
De Gaulle, cité dans Defrance et Pfeil, 2013.
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[5]
Cf. <www.konrad-adenauer.de/dokumente/reden/1963-07-04-rede-anl-besuch-de-gaulle>, page consultée le 08/06/2018. Le chancelier présenta ensuite de Gaulle comme le héros de cette réconciliation, se référant notamment à un mystérieux visiteur qui aurait déclaré qu’une telle réconciliation aurait été impossible entre la Belgique et la République fédérale ou entre les Pays-Bas et la République fédérale. Le mérite en revenait donc à de Gaulle. Cf. Neubauer, 2013 (« Fehlstart einer Freundschaft », soit un faux départ).
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[6]
« Le PS dénonce “l’intransigeance égoïste de la chancelière Merkel”. Les socialistes, dans un projet de texte qui doit être présenté vendredi après-midi et dont Le Monde a eu copie, attaquent l’Europe de l’austérité », Le Monde, 26 avr. 2013 : <www.lemonde.fr/politique/article/2013/04/26/le-ps-denonce-l-intransigeance-egoiste-de-la-chanceliere-merkel_3167068_823448.html#ImoL0Cj6svG04QDl.99>, page consultée le 08/06/2018. Le commentaire fut repris par tous les médias, dont Capital, L’Express ou La Tribune par exemple.
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[7]
Cf. <www.bundestag.de>.
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[8]
Cf. <www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/declarationemam_cle0355d5.pdf>, page consultée le 08/06/2018.
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[9]
« Der Élysée-Vertrag ist ein Meilenstein in der Geschichte der deutsch-französischen Freundschaft und bleibt die Grundlage für ein breites und vertrauensvolles Zusammenwirken zwischen unseren Ländern und unseren Bürgerinnen und Bürgern. Die deutsch-französische Freundschaft ist seither ein Grundpfeiler der europäischen Integration », sur <www.bundesregierung.de>.
-
[10]
« Frankreich-Strategie : Das kleine Saarland wird jetzt zweisprachig. Annegret Kramp-Karrenbauer hat das wohl beste deutsch-französische Projekt der letzten Jahre gestartet », <www.welt.de>, 24 oct. 2014. Le sous-titre parle du meilleur projet franco-allemand des dernières années.
M. de Talleyrand s’appliquait un peu à lui-même ces paroles qu’il adressait à ses employés, lorsqu’il fut appelé au ministère des Affaires étrangères : « Il y a deux choses, messieurs, que je vous défends d’une manière bien formelle, c’est le zèle et le dévouement trop absolus, parce que cela compromet les personnes et les affaires. » Tel était l’esprit de M. de Talleyrand : son cœur était un peu sec, son imagination froide ; on le comparait à un véritable tacticien, qui jugeait les partis et les hommes avec une rectitude mathématique. Son activité se réservait pour les moments décisifs qui brisent les gouvernements et les couronnes ; alors il croyait l’action importante.
2Politique étrangère et diplomatie furent longtemps confinées dans les arcanes des ministères des Affaires étrangères, relevant même directement de la compétence du chef de gouvernement ou d’État (Hoeres, 2013, cité dans Herbet, 2016, p. 305). La diplomatie européenne, a minima franco-allemande, présuppose un consensus entre les grandes lignes de la diplomatie de chacun des États. L’actualité récente a fourni un exemple d’émergence d’action conjointe du tandem franco-allemand en matière de politique étrangère et d’une communication subséquente assez bien relayée par les médias germanophones et francophones, avec un feedback positif de l’opinion publique, qui illustre l’existence d’un espace public franco-allemand et même européen : la recherche d’une solution à la crise en Ukraine en 2015 passa en effet par un déplacement commun du couple/tandem formé par Angela Merkel et François Hollande, qui agirent alors avec l’assentiment des États-Unis et un mandat de l’Union européenne (UE). À l’issue de leur médiation, ils firent une déclaration commune actant un succès certes relatif : nécessaire communication en direction des dirigeants mais aussi des citoyens, source d’incommunication pour une partie d’entre eux, cette opération diplomatique a structuré des sous-espaces publics, voire des contre-espaces publics puisqu’une partie de l’opinion publique en Allemagne comme en France trouvait une justification à l’intervention russe et préconisait un dialogue avec Vladimir Poutine.
3Si l’on se réfère à Dominique Wolton, « l’incommunication n’est pas tant l’échec, temporaire ou chronique, d’une situation de communication que son horizon : les malentendus, l’incompréhension mutuelle, les quiproquos, autant que les désaccords, sont constitutifs des processus de communication, relançant les interactions incessantes qui caractérisent toute communication humaine ou technique » (Wolton, 2015). La communication serait source d’incommunication ou l’incommunication serait inhérente à la communication. Le traité de l’Élysée, emblème de la réconciliation franco-allemande, illustre parfaitement cet axiome.
4La signature d’un traité d’amitié après des décennies de guerre et de défiance (le 22 janvier 1963 par le chancelier Adenauer et le général de Gaulle [1]) est en soi un acte de communication fort en direction des opinions publiques nationales et internationales, puisqu’il relève du droit international. Or, il est notoire que la représentation d’un couple franco-allemand s’est constituée, en Allemagne comme en France, envers et contre toutes sortes d’obstacles ou incommunications de 1963 à nos jours. En 2018, il fut également significatif que la communication d’Emmanuel Macron en direction de l’UE s’accompagnât d’une volonté de réécrire le traité franco-allemand, ce qui avait obtenu l’assentiment de la chancelière.
5Cette étude aborde donc des éléments de discours politique bien connus qui sont aussi mis en relation avec des évolutions ultérieures récentes afin de mettre en évidence le caractère pérenne de l’incommunication dans un contexte de relations diplomatiques uniques : elle prend donc en compte les conditions même de la production d’une communication, ce qui renvoie à différents contextes historiques telles la crise pétrolière dans les années 1970, la crise des missiles dans les années 1980, l’unification et ses conséquences dans les années 1990 ou la crise de la dette depuis 2008.
Le traité de l’Élysée : incommunication récurrente et échec programmé ?
6Les conditions de production de la communication autour de l’œuvre de réconciliation franco-allemande ont joué un rôle fondamental, qu’il faut rappeler en préambule. Outre les débats des entre-deux-guerres et après guerre sur la nécessité du maintien de la paix grâce à une Europe unie basée sur la réconciliation franco-allemande (Churchill, 1946, par exemple), l’amitié franco-allemande scellée par ce traité se fonda aussi sur l’implication précoce de la société civile en Allemagne et en France et ce que l’on pourrait donc caractériser de composante quasi plébiscitaire : les très nombreux jumelages lancés après la guerre par des maires de grandes, moyennes ou petites villes de différents horizons politiques – qui commémorent pour certains le 70e anniversaire de leur création et sont actuellement l’objet de nombreuses recherches (Filipova, 2015 ; Defrance, 2008) – illustrent l’influence de l’opinion publique, laquelle ne se limitait pas aux cénacles parisiens et avait parfaitement reçu les messages de paix des grandes figures du pacifisme, dont les pères fondateurs de l’Europe. Il s’y ajouta la visite de Charles de Gaulle en Allemagne (avec un discours en allemand en direction de la jeunesse) qui déplaça les foules et celle de Konrad Adenauer en France – à Reims – qui eut un retentissement médiatique tout aussi fort, même si la foule n’était pas au rendez-vous. Le mythe pouvait naître.
7Or, malgré des auspices favorables, on a pu craindre un échec programmé à court terme après que le général eut mis son veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne (CEE) quelques jours auparavant. En 1963, en effet, Le Monde souligne que : « Selon certaines informations, celui-ci aurait négligé de consulter Bonn avant de tenir sa conférence de presse comme avant d’inviter ses ministres à demander la suspension des négociations de Bruxelles », ce qui revenait à signer un traité « mort-né » (Fontaine, 1963). Les médias ont évoqué l’incommunication inhérente au processus de contractualisation, ainsi que Le Figaro l’a résumé en 2003 (Lambroschini, 2003) : « Comme d’habitude, les discours officiels n’expriment qu’une partie de la vérité. Les arrière-pensées restent cachées. De Gaulle n’a aucunement l’intention d’accorder l’égalité à l’Allemagne. La France qui est parvenue à s’asseoir à la table des vainqueurs, qui s’est dotée de l’arme atomique, qui dispose d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, entend bien utiliser le traité de l’Élysée pour assurer sa suprématie sur l’Europe des Six ».
8Pour l’éditorialiste, il s’agissait « d’éloigner l’Allemagne des États-Unis et de la Grande-Bretagne pour obtenir des Américains une réforme de l’Alliance atlantique favorable à la France. C’est d’ailleurs le sens du mémorandum que Paris adresse à Washington et Londres, pour proposer un directoire tripartite de l’Alliance. Cette proposition, qui rappelle le “club des maîtres” de l’après-guerre, irrite évidemment Adenauer lorsque celui-ci la découvre dans un journal allemand dûment informé par une fuite de la Maison-Blanche ». Un non-dit qu’une communication efficace ne pouvait cacher.
9En République fédérale, le refus de Charles de Gaulle a failli déclencher une crise, un report de la rencontre : la querelle des Atlantistes contre les Gaullistes fit rage au sein du gouvernement et des partis. Les partis représentés au Bundestag chargèrent Konrad Adenauer de peser sur la décision française, souhaitant même retarder l’entrevue. La Zeit évoqua en titre de « Sombres pressentiments dans la capitale fédérale » : l’article était un chef-d’œuvre de rhétorique, soufflant le froid et le chaud (Strobel, 1963). Cette « œuvre de réconciliation mise sur pied malgré de grandes difficultés » devrait permettre à l’avenir d’éviter que « le chef de gouvernement d’un des deux États ne surprenne son partenaire avec une déclaration aussi lourde de conséquences comme l’avait fait le général de Gaulle avec son rejet de l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE ». « Cette tempête soufflant juste sur Bruxelles avait assombri l’horizon » de ce qui « devait être un jour de joie et de satisfaction sur une avancée historique ». Pour le journal, Konrad Adenauer n’avait toutefois pas voulu laisser passer « une chance historique », mais fut bien contraint d’expliquer au général de Gaulle le rôle et le poids du Bundestag (Parlement allemand), les partis ayant du reste porté ces « craintes » devant « l’opinion publique dans un communiqué », et le fait que le chancelier était responsable devant le Parlement en vertu de la constitution, ce qui relève d’une autre incommunication pérenne dans le domaine de la culture politique des deux côtés du Rhin. Die Zeit a évoqué ce fossé en 2013 à l’occasion du débat sur l’intervention française au Mali sous Hollande par exemple, où le président français décida seul d’une l’intervention armée, alors qu’Angela Merkel a d’abord dû consulter le Bundestag comme pour toute intervention de la Bundeswehr out of area : « Les Français ne comprennent pas » pourquoi le gouvernement allemand se borna à « énumérer tout ce pour quoi la Bundeswehr n’était pas habilitée » (von Randow, 2013). Les Allemands ont néanmoins apporté un soutien logistique.
10Après avoir appris quelques mois plus tard l’intention des Allemands d’introduire un préambule au traité, comme l’exigeait le Bundestag en préalable à la ratification, la réaction du général de Gaulle fut cinglante, ainsi que la Zeit le rappela en 2013 (Ibid.) : « Les hommes politiques allemands ont peur de ne pas ramper assez bas devant les Anglo-Saxons. Ils se conduisent comme des porcs ! Ils auraient mérité que nous dénoncions le traité et nous mettions d’accord avec les Russes. » Ce préambule du 24 avril 1963, soutenu par le ministre des Affaires étrangères Gerhard Schröder, se bornait à acter le « multilatéralisme », « le partenariat étroit entre l’Europe et les États-Unis », « une défense commune au sein de l’OTAN », tout comme un soutien à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE [2]. Et en 1963, l’opinion publique allemande restait favorable à une relation privilégiée avec les États-Unis au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pour des questions de défense et de sécurité, notamment dans le contexte tendu de la guerre froide et malgré une réaction jugée décevante lors de la crise de Berlin en 1961 (construction du mur). L’histoire là encore a confirmé cette alliance privilégiée lors du processus d’unification soutenu inconditionnellement dès l’annonce du plan en dix points du chancelier Kohl par les États-Unis et non par la France, par exemple.
11En parallèle, la décision des négociateurs de passer en dernière instance d’un protocole à un traité releva certainement d’un pressentiment invitant à dépasser l’incommunication présente et future : mais un traité nécessitait précisément une ratification par le Parlement. L’Allemagne et la France ancrèrent dans ce traité leur volonté de rapprocher la jeunesse des deux pays, notamment par un enseignement de la langue du pays voisin et une reconnaissance mutuelle des diplômes, ce qui fit dire à la Zeit qu’une « ruse de l’Histoire » obligerait les Länder allemands « à sacrifier une partie de leur souveraineté en matière culturelle sur l’autel de l’amitié franco-allemande », en créant une « instance centrale » compétente en matière d’unification des pratiques, car Paris « n’avait aucune compréhension pour cette splendeur culturelle de petites principautés [3] ». Le journal souligna ainsi une incommunication inévitable entre un État fédéral et un État centralisé, laquelle perdure au niveau des réformes de l’UE par exemple, les Länder disposant de certaines compétences.
12Le traité ancra donc la « coopération » comme leitmotiv et s’articulait autour de deux parties – la première organisationnelle, la seconde programmatique – avec trois items : les Affaires étrangères, la Défense et enfin l’Éducation et la jeunesse. Les clauses programmatiques établissant des rencontres très régulières entre les gouvernements, les hauts fonctionnaires (rencontres tous les 3 mois et consultations avant chaque décision importante pour les diplomates) et chefs d’état-major, et celles en lien avec la jeunesse, l’éducation et la culture s’avérèrent aussi les plus efficaces, car concrètes et de ce fait contraignantes. Le traité ne reprit pas le terme de « réconciliation » ; il ancra celui de la coopération, dont l’efficacité en matière de communication est avérée comme le prouvent l’histoire des commémorations et l’Histoire.
Une communication autour de l’amitié et des relations franco-allemandes validée par l’Histoire
13L’horizon de l’Histoire, la responsabilité de l’homme politique occupant les plus hautes fonctions devant l’Histoire, a souvent été un moteur de l’action publique et a constitué un axe structurant de la communication sur le traité de l’Élysée par les hommes politiques et dans les médias, et ce dès 1963 : on retrouve d’ailleurs cet argument au niveau de l’œuvre d’intégration européenne. À l’amertume du général de Gaulle, qui estima peu avant une visite officielle à l’été 1963 que « Les traités […] sont comme les jeunes filles et comme les roses : ça dure ce que ça dure. Si le traité franco-allemand n’était pas mis en œuvre, il ne serait pas le premier [4] », Konrad Adenauer répondit dans son allocution par une métaphore filée [5] : « Oui bien sûr elles se fanent, mais la rose – et je m’y connais vraiment et ne laisserai personne remettre cela en cause – est la plante la plus endurante que nous ayons. Elle a certes ici et là des épines, Mesdames et Messieurs, et il faut donc la tenir précautionneusement. Mais elle résiste à tous les hivers. » Et l’Histoire confirma la thèse d’Adenauer.
14Et en effet, si l’on constate bien un échec patent du traité de l’Élysée dans certaines de ses dispositions (Partie II – Programme : Affaires étrangères avec le leitmotiv des « consultations préalables » et Défense), cela fait généralement partie du non-dit dans les discours officiels et les médias lors des commémorations. L’année 2013 a un peu fait exception, car les historiens insistèrent davantage sur cet échec. Commémorer le cinquantième anniversaire d’un traité aurait en effet dû permettre de communiquer sur des avancées spectaculaires. Or le contexte des relations franco-allemandes n’était pas excellent, à la différence de 2003, où les relations entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder laissaient augurer d’une réelle relance, avec une position commune sur la guerre en Irak malgré la pression des États-Unis. Die Zeit a publié un article du Monde qui documentait un « mariage de raison » et des « préjugés qui viennent s’ajouter aux désaccords dans les deux pays » (Leparmentier et Schneider, 2013) : « François Hollande savait que la chancelière ne l’accueillerait pas à bras ouverts » dans la mesure où il avait soutenu le candidat du Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD) lors du congrès du parti en 2011. Angela Merkel avait aussi lancé un message clair en ne recevant pas François Hollande et en soutenant la candidature de Nicolas Sarkozy. Plus les liens sont étroits entre les deux États, plus le risque d’immixtion dans la politique intérieure de l’autre pays croît, ce qui peut générer de l’incommunication. Die Zeit souligna que « Du côté allemand on a suggéré que la gauche française était irresponsable et dilapiderait l’argent public » et reprit le scoop du Monde du 26 avril 2013 évoquant « un papier interne au PS dénonçant “l’intransigeance égoïste de la chancelière Merkel”. Émeute à Berlin » (Ibid.) [6], et ce dans le contexte de la crise de la dette.
15L’élévation des relations franco-allemandes au rang de mythe, par-delà une réconciliation emblématique, s’explique par le fait que la communication put se baser sur la volonté de célébration commune quasi rituelle des dates anniversaires 1983 (vingtième anniversaire), 1993, 2003 et 2013 : C. Defrance et U. Pfeil (2013) ont situé l’évolution des commémorations du traité vers la création d’un véritable « lieu de mémoire » au tournant des années 1983-1984, avec une période de relance du couple franco-allemand grâce au soutien français sur la question du stationnement des missiles américains de moyenne portée de type Pershing II et à la rencontre entre Helmut Kohl et François Mitterrand à Verdun, avec une photo des deux hommes main dans la main qui renvoyait à l’accolade entre Adenauer et de Gaulle. Depuis les origines, les médias plébiscitent ces images que les différents couples ont su recréer lors d’occasions solennelles (Sommer, 2003) : en janvier 2015, la chancelière a lancé un message très fort d’amitié et de solidarité totale avec la France et les Français en posant sa tête sur l’épaule de François Hollande, avant de défiler contre le terrorisme, ce qui donna une magnifique photo reprise par les médias européens et qui fait partie intégrante d’une communication réussie, puisque les observateurs ont montré qu’Angela Merkel jouissait malgré de fortes critiques d’une très grande popularité en France (Herbet, 2015).
16Par ailleurs, les commémorations ne se limitent pas à des déclarations des chefs d’État : pour le quarantième anniversaire de la signature du traité, les députés du Bundestag et les députés de l’Assemblée nationale se réunirent à Versailles pour une séance commune (de Barochez, 2003). Les deux présidents décidèrent par exemple symboliquement de décerner régulièrement un prix parlementaire commun. D’un point de vue communicationnel, les députés scellaient le dépassement des frontières nationales, un message clair et rare au niveau des relations internationales. Dix ans plus tard, pour le cinquantième anniversaire, les parlementaires se retrouvèrent à Berlin au Reichstag : ces relations étroites sont emblématiques d’un discours diplomatique sorti des arcanes de l’Élysée ou de la chancellerie. Dès 2003, Alfred Grosser, politiste, put évoquer les relations franco-allemandes comme « un mythe utile » (Grosser, 2003) et dire que « Le traité de l’Élysée en fait partie ».
17Enfin, la communication se fonde généralement sur des données factuelles chiffrées qui confirment le rôle essentiel de la société civile et transcendant la communication diplomatique au sens strict. Elles démontrent que les échanges franco-allemands dépassent nombre d’incommunications : en 2013 précisément, les discours actèrent ainsi les 8,4 millions de jeunes ayant participé aux différents programmes d’échanges, un vrai succès pour l’OFAJ (Office franco-allemand pour la jeunesse) et la DFJW (Deutsch-Französisches Jugendwerk) (Defrance, 2008). Les historiens reconnaissent le caractère unique au monde des échanges, réseaux et rencontres à tous les niveaux de la société (300 associations franco-allemandes, 2 200 jumelages de villes, un réseau de 186 universités, des rencontres à date fixe et impérative entre chefs de gouvernement, fonctionnaires, jeunes). Le discours politique et médiatique a ainsi pu activer par-delà le concept d’amitié entre les peuples, la « famille franco-allemande » qui relève du registre de « la maison Europe » évoquée par Gorbatchev en 1989-1990. À l’origine, il y eut là encore le général de Gaulle cité par Alain Peyrefite dans ses Mémoires : « Les Français et les Allemands doivent devenir des frères. Le populo en est encore à voir dans les Allemands l’ennemi héréditaire. En réalité les Allemands n’ont été vraiment nos ennemis que depuis 1870. Ça ne fait que trois guerres et trois quarts de siècle pour les Germains et les Gaulois qui ont connu tant de guerres et tant de siècles » (Lambroschini, 2003 ; Peyrefitte, 2002). Ces déclarations ont trouvé un écho positif dans les paroles de François de Rugy en 2018 : « Nos deux pays sont une famille », phrase du président de l’Assemblée nationale que le site du Bundestag a mise en exergue à l’occasion des commémorations du cinquante-cinquième anniversaire du traité de l’Élysée [7]. Dès 2003, Die Zeit célébra « un mariage de raison, béni par l’esprit du monde », « La France et l’Allemagne ne pouvant pas se passer l’une de l’autre, même lorsque leurs chefs d’État ne réussissent pas à travailler ensemble » (Harpprecht, 2003).
18Or le cinquante-cinquième anniversaire de la signature du traité célébré en janvier 2018 n’est pas ce que l’on appelle une date ronde et le choix d’Angela Merkel et d’Emmanuel Macron d’annoncer la négociation d’un nouveau traité n’est pas anodin. Il s’agit d’une refondation, et le paragraphe introductif de leur déclaration commune ancre ce caractère fondamental : « Ce traité, événement majeur dans l’histoire de l’amitié franco-allemande, demeure la base d’une coopération vaste et fondée sur la confiance entre nos pays et nos concitoyens. Depuis lors, l’amitié franco-allemande est un pilier de l’intégration européenne [8] ». On retrouve dans la version allemande les termes de « Meilenstein », « Grundlage », « Grundpfeiler » [9]. Les items développés sont « Préparer nos économies aux défis de demain ; Rapprocher nos sociétés et nos citoyens ; Agir conjointement en faveur de la sécurité ; de la paix et du développement ; Répondre aux défis de la mondialisation ». Le leitmotiv est « ensemble » : « Nous voulons rapprocher nos sociétés et nos citoyens – Pour moderniser et faire progresser le traité de l’Élysée, nous aspirons à renforcer les relations entre nos sociétés civiles, tout particulièrement entre les jeunes ». On retrouve là un fil rouge du traité lui-même et de l’argumentation du président français, qui mobilise les trois concepts d’amitié, de sociétés et d’Europe, car il pense aussi à une refondation européenne : or à ce niveau, les observateurs et les médias soulignent depuis l’élection d’Emmanuel Macron le risque d’incommunication entre l’Allemagne et la France. Dans le texte, le risque se trouve toutefois relativisé par la remarque selon laquelle l’amitié franco-allemande est une « victoire contre le nationalisme », ce qui constitue à travers le non-dit une communication ciblée contre la montée du populisme en Allemagne comme en France et une obligation d’agir dans le contexte des prochaines élections européennes.
19Mais même dans le domaine de l’éducation, l’incommunication peut resurgir inopinément : en 2014, une action de communication extrêmement positive de la part d’un Land allemand, la Sarre, et perçue comme telle par les médias, n’a pas reçu l’adhésion de l’opinion publique dans un espace pourtant franco-allemand (bilinguisme, eurorégion). Sous le slogan « Frankreich-Stratégie [10] » (La stratégie française) (Le Tallec, 2014), la ministre-présidente Annegret Kramp-Karrenbauer a proposé de généraliser l’enseignement du français en CE2, présentant le bilinguisme comme une chance pour les Sarrois. Ici, une initiative d’un Land (dans un État fédéral) a buté sur le centralisme de l’Éducation nationale, puisque les Alsaciens et les Lorrains arguèrent du libre choix de la langue vivante à l’école en France. Un an plus tard, la région Grand Est a annoncé une « Stratégie Allemagne » ambitieuse, ce qui prouve aussi que l’incommunication est partie inhérente de la communication.
20Avec le discours autour de l’amitié franco-allemande et du traité de l’Élysée de 1963, de nouveaux acteurs, plus globalement l’opinion publique en Allemagne et en France, ont pu s’emparer précocement d’une question de politique étrangère, créant un espace public franco-allemand qui n’a cessé de se renforcer. L’ancrage des relations franco-allemandes dans la société civile ici vecteur de compréhension internationale et générationnelle grâce à de nombreux « passeurs », élus, intellectuels, mais aussi simples citoyens a favorisé une communication axée sur l’amitié, le maintien de la paix et la coopération. En sciences des médias, la notion de feedback s’avère difficile à appréhender : dans le cas du traité de l’Élysée, symbole de l’amitié franco-allemande, l’adhésion au projet peut être parfaitement étayée par la densité des échanges et consultations.
21Le traité de l’Élysée et les évolutions subséquentes des relations entre Allemagne et France témoignent bien du fait que l’incommunication n’a jamais pu être totalement surmontée en matière de politique étrangère, alors même que les ministres se rencontrent. Une communication de crise s’impose, afin de trouver un consensus. Le projet ambitieux développé par le traité de l’Élysée permet néanmoins la recherche d’un consensus, souvent au niveau de l’UE et nourrit donc in fine une communication de type post-nationale.
Références bibliographiques
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- Defrance, C., « Les jumelages franco-allemands. Aspects d’une coopération transnationale », xxe siècle. Revue d’histoire, n° 99, 2008, p. 189-201.
- Defrance, C. et Pfeil, U., « Recueil des commémorations nationales 2013 », France Archives [en ligne], 2013. En ligne sur : <http://francearchives.fr/commemo/recueil-2013/39410>, page consultée le 08/06/2018.
- Filipova, L., Erfüllte Hoffnung. Städtepartnerschaften als Instrument der deutsch-französischen Aussöhnung 1950-2000, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2015.
- Fontaine, A., « Le général de Gaulle et le chancelier Adenauer ont eu un premier entretien à l’Élysée. Le Dr Schroeder réaffirme son appui à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun », Le Monde, 22 jan. 1963.
- Grosser, A., « 40 ans après le traité de l’Élysée. Les relations franco-allemandes. Un mythe utile », La Croix, 17 jan. 2003, p. 23.
- Harpprecht, K., « 40 Jahre Elysée-Vertrag : Vernunftehe, vom Weltgeist gestiftet. Frankreich und Deutschland können nicht ohne einander, selbst wenn ihre Staatschefs nicht miteinander können », Die Zeit, 16 jan. 2003.
- Herbet, D., « Les Français et l’Allemagne : d’Angela Merkel à Wolfgang Schäuble, le discours médiatique entre fascination et rejet », Allemagne d’aujourd’hui, n° 214, 2015, p. 80-91.
- Herbet, D., « Émergence d’une politique étrangère transnationale et opinion publique germanophone ou européenne ? Le couple franco-allemand au prisme des médias européens pendant la crise en Ukraine », Revue d’Allemagne, n° 48, 2016, p. 305-316.
- Hoeres, P., Außenpolitik und Öffentlichkei, t Massenmedien, Meinungsforschung und Arkanpolitik in den deutsch-amerikanischen Beziehungen von Erhard bis Brandt, Munich, Oldenburg, 2013.
- Lambroschini, C., « Le succès d’un mariage de raison », Le Figaro, 20 jan. 2003, p. 14.
- Leparmentier, A. et Schneider, V., « Frau Merkel & Monsieur Hollande. Die Beziehung der deutschen Bundeskanzlerin und des französischen Präsidenten – kann aus einer Vernunftehe Liebe werden ? », Die Zeit, 14 nov. 2013.
- Le Tallec, C., « La région allemande de la Sarre veut écrire son avenir en français », La Croix, 3 nov. 2014.
- Neubauer, M., « Fehlstart einer Freundschaft », Badische Nachrichten, 19 jan. 2013.
- Peyrefitte, A., C’était de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002.
- Sommer, T., « 40 Jahre Élysée-Vertrag : ein Rosenhag im Eis », Die Zeit, 16 oct. 2003.
- Strobel, R., « Böse Vorahnungen in der Bundeshauptstadt », Die Zeit, 25 jan. 1963.
- von Randow, G., « Wie die Schweine », Die Zeit, 24 jan. 2013.
- Wolton, D., La communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS éditions, coll. « Biblis », 2015.
Mots-clés éditeurs : analyse des représentations, discours politique et médiatique, histoire des relations franco-allemandes, espaces publics franco-allemand et européen
Date de mise en ligne : 10/08/2018
https://doi.org/10.3917/herm.081.0123Notes
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[1]
Cf. <www.france-allemagne.fr/Traite-de-l-Elysee-22-janvier-1963.html>, page consultée le 08/06/2018.
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[2]
Cf. <www.degaulle.lpb-bw.de/fileadmin/degaulle/pdf/Artikel/UE/Modul_5.pdf>, page consultée le 08/06/2018.
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[3]
Cf. <www.zeit.de/1963/04/list-der-geschichte>, page consultée le 08/06/2018.
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[4]
De Gaulle, cité dans Defrance et Pfeil, 2013.
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[5]
Cf. <www.konrad-adenauer.de/dokumente/reden/1963-07-04-rede-anl-besuch-de-gaulle>, page consultée le 08/06/2018. Le chancelier présenta ensuite de Gaulle comme le héros de cette réconciliation, se référant notamment à un mystérieux visiteur qui aurait déclaré qu’une telle réconciliation aurait été impossible entre la Belgique et la République fédérale ou entre les Pays-Bas et la République fédérale. Le mérite en revenait donc à de Gaulle. Cf. Neubauer, 2013 (« Fehlstart einer Freundschaft », soit un faux départ).
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[6]
« Le PS dénonce “l’intransigeance égoïste de la chancelière Merkel”. Les socialistes, dans un projet de texte qui doit être présenté vendredi après-midi et dont Le Monde a eu copie, attaquent l’Europe de l’austérité », Le Monde, 26 avr. 2013 : <www.lemonde.fr/politique/article/2013/04/26/le-ps-denonce-l-intransigeance-egoiste-de-la-chanceliere-merkel_3167068_823448.html#ImoL0Cj6svG04QDl.99>, page consultée le 08/06/2018. Le commentaire fut repris par tous les médias, dont Capital, L’Express ou La Tribune par exemple.
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[7]
Cf. <www.bundestag.de>.
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[8]
Cf. <www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/declarationemam_cle0355d5.pdf>, page consultée le 08/06/2018.
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[9]
« Der Élysée-Vertrag ist ein Meilenstein in der Geschichte der deutsch-französischen Freundschaft und bleibt die Grundlage für ein breites und vertrauensvolles Zusammenwirken zwischen unseren Ländern und unseren Bürgerinnen und Bürgern. Die deutsch-französische Freundschaft ist seither ein Grundpfeiler der europäischen Integration », sur <www.bundesregierung.de>.
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[10]
« Frankreich-Strategie : Das kleine Saarland wird jetzt zweisprachig. Annegret Kramp-Karrenbauer hat das wohl beste deutsch-französische Projekt der letzten Jahre gestartet », <www.welt.de>, 24 oct. 2014. Le sous-titre parle du meilleur projet franco-allemand des dernières années.