Notes
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[1]
Ainsi, selon les enquêtes d’opinion menées par le Pew Research Center, c’est d’abord grâce à leur avance scientifique et technologique (et davantage que grâce à leur musique et leur cinéma) que les États-Unis projettent dans le monde une image positive.
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[2]
Créé en 1931 sous l’appellation International Council of Scientific Unions, renommé en 1998, le Conseil international pour la science a conservé son acronyme initial. Il réunit 122 membres nationaux (académies des sciences, autres institutions scientifiques nationales) et 30 unions scientifiques internationales. Par les programmes interdisciplinaires de recherche sur de grandes questions de science abordées dans leur dimension sociétale, l’ICSU est une incarnation emblématique de l’aptitude de la communauté scientifique à faire entendre sa voix sur la scène mondiale.
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[3]
L’InterAcademy Council est un réseau international d’académies des sciences. Sa mission essentielle est de fournir de l’expertise scientifique aux gouvernements et aux organisations internationales sur les grands enjeux mondiaux. Il organise pour ce faire des groupes d’experts, et coopère avec les académies des sciences de nombreux pays.
1La diplomatie scientifique est entrée il y a une dizaine d’années dans le vocabulaire des relations internationales. L’année 2008, qui a vu la création par l’American Association for the Advancement of Science (AAAS) d’un Centre pour la diplomatie scientifique, représente un repère commode. En 2009, la Royal Society et l’AAAS organisaient un colloque sur le thème New Frontiers in Science Diplomacy et publiaient l’année suivante sous le même titre un rapport qui allait faire date. Pour la première fois, la diplomatie scientifique recevait une expression publique forte et argumentée. En 2012, la revue trimestrielle Science & Diplomacy était lancée par l’AAAS. Aujourd’hui, des pays toujours plus nombreux se réclament officiellement de cette forme particulière de diplomatie. La France n’est pas restée à l’écart, en amorçant dès 2011 une réflexion qui allait aboutir à la publication par le ministère des Affaires étrangères du rapport d’orientation Une diplomatie scientifique pour la France (2013). Émergent dans le champ des politiques publiques, le thème l’est également dans les sphères de la recherche académique. La diplomatie scientifique fait aujourd’hui l’objet de thèses et autres travaux universitaires. Des programmes de recherche lui sont consacrés, tels ceux lancés en 2015 et 2016 par la Commission européenne dans le cadre du programme H2020.
2Parler de diplomatie scientifique est donc à la mode, et ce vocabulaire nouveau s’est rapidement répandu au-delà des milieux les plus directement concernés, tel un sésame qu’il suffirait de prononcer pour ouvrir à l’intelligence de questions jusqu’alors insoupçonnées. Avec la diplomatie scientifique, il faut comprendre qu’on s’intéresse à des pratiques se situant au croisement de la diplomatie (la mise en œuvre de la politique étrangère d’un pays par les voies privilégiées du dialogue et de la négociation) et de la science (entendue au sens large comme l’activité de recherche, toutes disciplines confondues, et l’accumulation des savoirs qui en résulte). Mais derrière la simplicité apparente des mots, que faut-il comprendre ? Dans leur rapport fondateur, la Royal Society et l’AAAS notaient que la diplomatie scientifique était une notion fluide. Dix ans après l’irruption de ce nouveau vocabulaire, elle reste mal comprise, une erreur fréquente étant de la confondre avec la coopération scientifique internationale.
3Ce sont d’abord des praticiens de la diplomatie qui ont écrit sur la diplomatie scientifique. Peut-on franchir une étape, et tenir la diplomatie scientifique comme un objet d’étude à soumettre aux chercheurs les plus à même de l’expliquer scientifiquement ? Au regard de cette exigence, l’ambition de ce texte est modeste, et d’abord conceptuelle : clarifier ce qu’est la diplomatie scientifique et ce qu’elle n’est pas. Après nous être interrogé sur l’irruption de ce nouveau vocabulaire dans les relations internationales, nous analysons le concept en prenant appui sur la double logique qui sous-tend toute forme de diplomatie : les pays doivent s’entendre et coopérer, dans un monde de plus en plus globalisé ; mais ils ont en même temps la volonté de défendre et promouvoir l’intérêt national sur la scène mondiale. Notre contribution est centrée sur la double nature – collaborative et compétitive – de la diplomatie scientifique.
Le mot et la chose
4Partons de la définition proposée par la Royal Society et l’AAAS et quasiment canonisée depuis. Les relations entre la science et la diplomatie y sont déclinées en trois volets :
5– « Éclairer les objectifs de politique étrangère grâce au conseil scientifique » (science dans la diplomatie). Certains domaines de la politique étrangère requièrent les lumières de la science, ce qui conduit la diplomatie à rechercher la contribution de la communauté des chercheurs. Dans les négociations internationales concernant les enjeux mondiaux touchant au climat, à la biodiversité ou à la santé humaine, l’expertise scientifique est une aide à la décision : la diplomatie se nourrit de science.
6– « Faciliter la coopération scientifique internationale » (diplomatie pour la science). Chaque pays s’attache à promouvoir la communauté de ses chercheurs sur la scène internationale et à faciliter les coopérations avec d’autres pays : les ambassades ont traditionnellement pour mission d’accompagner les chercheurs, en apportant par exemple un soutien matériel et financier à la mobilité. À l’échelle multilatérale, les diplomates de pays différents s’entendent pour favoriser la création d’infrastructures internationales de recherche.
7– « Utiliser la coopération scientifique pour améliorer les relations entre les pays » (science pour la diplomatie). Lorsque les relations politiques entre pays sont difficiles, les relations de travail entre chercheurs peuvent servir à maintenir ou à restaurer des liens. La coopération scientifique peut agir comme substitut ou avant-garde de la diplomatie : ainsi, bien que les relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Iran aient été suspendues en 1980, les communautés scientifiques des deux pays n’ont jamais interrompu leurs échanges et les ont même intensifiés.
8Le travail pionnier réalisé par la Royal Society et l’AAAS a représenté une avancée conceptuelle stimulante et importante : il a non seulement disséqué les trois composantes de la relation entre la science et la diplomatie, il lui a aussi, et d’abord, donné un nom. Mais si le mot est nouveau, la chose l’est-elle également ? À cette question, le rapport fondateur apporte une réponse claire dès sa première ligne : « La diplomatie scientifique n’est pas nouvelle, mais n’a jamais été aussi importante » (Royal Society et AAAS, 2010, p. vi). Les liens entre la science et la politique étrangère sont anciens (Ruffini, 2017). Ainsi, les grands voyages d’exploration entrepris par les grandes puissances européennes au xviiie siècle n’étaient pas dépourvus d’objectifs géopolitiques, tout en s’assignant d’abord des buts de découverte scientifique. Et durant la guerre froide, la science a été mobilisée dans la compétition idéologique à laquelle se livraient les deux camps, dans les domaines du nucléaire et de l’espace tout particulièrement. Sur le plan de l’analyse, l’intérêt que les sciences humaines et sociales portent à la relation entre science et politique – dont la relation entre science et diplomatie est une déclinaison particulière – n’est pas non plus une nouveauté (Salomon, 1970). Et l’on trouve sous la plume de plusieurs auteurs, notamment américains, de nombreuses pages consacrées à la relation entre la science et la politique étrangère (Skolnikoff, 1994 ; Doel, 1997 ; Ratchford 1998) qui, relues aujourd’hui, donnent à penser que la diplomatie scientifique a un air de déjà-vu. Il y a pourtant quelque chose de nouveau : cette forme particulière de diplomatie est aujourd’hui reconnue et assumée par un nombre croissant de pays. Mais pourquoi cette démarche revendiquée de la politique étrangère émerge-t-elle maintenant, en ce début de xxie siècle ? Trois raisons selon nous l’expliquent.
9Une première raison tient à la montée en puissance des préoccupations concernant la sauvegarde de ces « biens publics mondiaux » que sont la stabilité du climat, la biodiversité ou la santé humaine, pour n’en citer que quelques-uns. Ces défis qu’aucun pays ne peut affronter seul appellent à des collaborations scientifiques internationales et à la mise en place d’une gouvernance mondiale s’appuyant sur les connaissances apportées par les experts. Pour certains observateurs, c’est l’inscription de tels enjeux sur l’agenda international qui serait la principale raison de la visibilité acquise aujourd’hui par la diplomatie scientifique (Royal Society et AAAS, 2010 ; Turekian et al., 2015).
10Une deuxième raison est l’importance reconnue au soft power dans le monde de l’après-guerre froide. Sur la scène internationale, le soft power désigne la « capacité à obtenir ce que l’on veut par l’attraction plutôt que par la coercition ou par l’argent » (Nye, 2004, p. 4). La promotion du soft power, ce « pouvoir de cooptation » par lequel un pays peut être influent en jouant de la séduction, de la persuasion et de l’attraction, offre un contexte favorable à la science, dont on sait grâce à différentes enquêtes qu’elle joue un rôle de premier plan dans la construction de l’image et de la notoriété d’un pays [1]. Ceci explique que l’association de la science à la diplomatie soit d’autant plus recherchée par les diplomates que la science véhicule des valeurs d’ouverture, de partage et d’universalité particulièrement adaptées à l’expression des formes « douces » de l’influence et du pouvoir.
11Une troisième raison enfin tient à la part croissante prise par les acteurs non étatiques dans le jeu diplomatique. La diplomatie d’aujourd’hui est plus intégrative que par le passé, au sens où les organisations non gouvernementales et les entreprises prennent une part importante dans les débats qui précèdent ou qui entourent les grandes négociations internationales (Hocking et al., 2012). En raison de ses modes opératoires habituels fondés sur le dialogue et l’échange, la communauté scientifique est bien placée pour faire entendre sa voix et intervenir dans le débat public. Remplissant leur rôle de « lanceurs d’alerte », les scientifiques ont imposé l’entrée des enjeux mondiaux dans les arènes diplomatiques. Et des ONG scientifiques telles que le Conseil international pour la science (International Council of Scientific Unions, ICSU) [2] ou l’InterAcademy Council [3] interviennent sur la scène publique en émettant des avis, en réalisant des missions d’expertise et de conseil et en produisant des états de la connaissance sur les questions qui font débat dans la société.
12Le contexte historique dans lequel a émergé la notion de diplomatie scientifique explique le contenu qui y a été mis au départ et qui en reste la coloration essentielle pour une majorité d’observateurs : la diplomatie scientifique existe parce que la science est au cœur d’enjeux mondiaux que les pays doivent affronter ensemble, et parce que la science est un bon moyen d’améliorer les relations internationales. C’est ce que nous appelons la diplomatie scientifique collaborative.
La diplomatie scientifique collaborative : biens publics mondiaux, coopération scientifique internationale
13La diplomatie scientifique collaborative met au premier plan la nécessité et la volonté de l’entente entre pays. L’entente recherchée porte sur des règles que chacun s’engage à suivre et qui sont codifiées dans des conventions internationales portant sur des enjeux qui ont un contenu de science. Elle porte également sur des actions communes, « co-opérées », comme les programmes de recherche réunissant des équipes de plusieurs pays ou la construction de grands équipements scientifiques. Les accords signés ou les coopérations engagées peuvent intervenir entre deux pays ou bien dans un cadre multilatéral. Nous privilégions ce dernier dans les développements qui suivent.
14Les enjeux mondiaux, ces défis que l’humanité doit relever pour affronter les risques menaçant sa survie, donnent corps à la « science dans la diplomatie ». « Diplomatie », car ce sont les diplomates qui, dans les arènes internationales, négocient les conventions et en assurent le suivi sur des thèmes aussi variés que la couche d’ozone, la biodiversité, les armes chimiques ou encore le climat. Et « science », car sur de tels enjeux la communauté des chercheurs est appelée à fournir des diagnostics et des scénarios d’évolution afin d’éclairer les décideurs. C’est le domaine de l’expertise scientifique, qui s’exprime sous forme collective dans les interfaces science-décision (science-policy interfaces), dont le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) est l’archétype.
15Tournons-nous également vers la coopération scientifique internationale, qui montre sur de nombreux exemples sa capacité à transcender les cadres nationaux, à favoriser les progrès de la connaissance, mais aussi, par la grâce des « valeurs universelles » de la science, à favoriser le rapprochement entre les pays et la bonne entente entre les peuples. C’est du côté de la méga-science et des grandes infrastructures internationales de recherche que l’on trouve les initiatives les plus emblématiques de la diplomatie scientifique de coopération. En voici deux exemples :
16– Créée en 1954 par 12 pays européens, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) est le plus grand centre de recherche dédié à la physique fondamentale. Sa création et son fonctionnement illustrent le pouvoir fédérateur que la science a exercé pour rapprocher les nations et les peuples qui s’étaient durement affrontés durant le conflit mondial. Le CERN a permis les premiers contacts entre physiciens allemands et israéliens. Il a permis aux scientifiques de l’Est et de l’Ouest de l’Europe de travailler ensemble. Il a été, durant la guerre froide, la première organisation européenne à signer un contrat avec l’Union soviétique. En collaborant avec la Chine, il a également permis à des chercheurs de Taïwan et de la République populaire de faire équipe. L’expérience du CERN enseigne que l’activité scientifique peut bonifier les relations internationales, par le dépassement des antagonismes nationaux, raciaux et idéologiques.
17– ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) est une infrastructure gigantesque en cours de construction, qui doit permettre de vérifier la faisabilité de la fusion nucléaire comme nouvelle source d’énergie. Mais cette idée scientifique n’aurait jamais pu se concrétiser sans la « diplomatie pour la science », c’est-à-dire sans l’engagement fort et durable des dirigeants de quelques grands pays et sans le travail opiniâtre de négociation de leurs diplomates, qui ont eu à résoudre des questions difficiles concernant le choix du site d’implantation (Cadarache, en France) et le financement du réacteur expérimental, jusqu’à la signature finale de l’accord au palais de l’Élysée le 21 novembre 2006.
18Dans l’histoire du concept de diplomatie scientifique, c’est la dimension collaborative qui a d’abord occupé tout le champ. On a rappelé le lien entre l’émergence de la diplomatie scientifique et les préoccupations concernant les biens publics mondiaux. Quant à la coopération scientifique internationale, elle est omniprésente dans les premiers écrits : elle apparaît comme l’ingrédient dominant, sinon exclusif, de la diplomatie scientifique, à tel point que nombreux sont ceux qui n’ont vu dans le nouveau vocabulaire qu’un synonyme de celle-là. Reportons-nous à la trilogie canonique Royal Society-AAAS : deux de ses trois volets mentionnent explicitement la coopération. Relevons aussi que l’AAAS justifiait, en 2008, la création de son Centre pour la diplomatie scientifique par « l’objectif global d’utiliser la science et la coopération scientifique pour promouvoir la compréhension internationale et la prospérité » (Leshner, 2014, p. 1). Citons également Vaughan Turekian, l’un des spécialistes du sujet et ancien directeur de l’AAAS, qui définissait la diplomatie scientifique comme « l’utilisation et l’application de la coopération scientifique pour aider à établir des liens et à renforcer les relations entre les sociétés, notamment dans les domaines où il pourrait ne pas y avoir d’autres moyens d’approche à un niveau officiel » (Cordis Actualités, 2013).
19À l’évidence, la coopération scientifique internationale constitue une dimension-clé de la diplomatie scientifique et l’importance qui lui est donnée n’a rien pour surprendre. La diplomatie est par essence l’art de dialoguer et de s’entendre entre États souverains. Cette ouverture vers la coopération que permet le dialogue diplomatique est renforcée, dans la diplomatie scientifique, par les valeurs de partage, de neutralité et d’universalité que l’on reconnaît à la science. Ces valeurs en font un langage largement compris et non idéologique. La démarche de la science est en soi un facteur de rapprochement des peuples, faisant de la coopération scientifique internationale une terre d’élection pour l’action diplomatique, lorsque celle-ci est soucieuse de bonne entente et d’harmonie dans les rapports internationaux. Les exemples donnés plus haut à propos de la méga-science alimentent un récit agréable et une vision presque irénique de la diplomatie scientifique. Mais sans en minimiser la force, ces exemples n’en fournissent qu’une vue partielle. Car il existe aussi une diplomatie scientifique que l’on qualifiera de compétitive, lorsque c’est le « chacun pour soi » qui domine. Pour en rendre compte, il importe de placer au centre la notion d’intérêt national.
La diplomatie scientifique et l’intérêt national
20A-t-on fait le tour de la diplomatie scientifique avec la coopération scientifique internationale et les grands enjeux mondiaux ? Nous ne le pensons pas. Bien qu’une large intersection existe entre les champs de la diplomatie scientifique et de la coopération scientifique internationale, le recouvrement n’est pas complet. Il importe de rappeler que l’aiguillon de l’intérêt national sous-tend la diplomatie scientifique. Ce rappel permet également de clarifier le rôle qu’y jouent les acteurs non étatiques.
La diplomatie scientifique ne doit pas être confondue avec la coopération scientifique internationale
21Dissipons l’erreur fréquente qui consiste à tenir la diplomatie scientifique et la coopération scientifique internationale pour synonymes. D’une part, des chercheurs de pays différents peuvent coopérer sans qu’il y ait de dimension diplomatique avérée, c’est-à-dire sans que les intérêts directs des États soient en jeu : tel est le cas lorsque coopèrent des centres de recherche de grandes entreprises (Copeland, 2013) ou des institutions publiques de recherche dans le cadre de l’autonomie scientifique qui leur est reconnue. D’autre part, certaines formes de « diplomatie pour la science » n’ont rien à voir avec la coopération. Un exemple en est donné par le débauchage de « cerveaux » formés à l’école soviétique auquel se sont livrés certains pays occidentaux après la disparition de l’Union soviétique, avec l’appui de leurs ambassades : ces initiatives n’avaient d’autre but que de renforcer les systèmes de recherche des pays accueillant les chercheurs expatriés. Plus généralement, toutes les stratégies à sens unique d’attraction de la matière grise scientifique et universitaire témoignent de la non-coïncidence entre diplomatie et coopération. La définition habituelle de la « diplomatie pour la science » devrait à notre sens être élargie afin de tenir compte des situations où la diplomatie sert les intérêts nationaux hors des cadres de la coopération, ce dont le soutien apporté par les appareils diplomatiques aux politiques d’attractivité scientifique et universitaire constitue une bonne illustration.
La diplomatie scientifique met en jeu l’intérêt national
22Il est essentiel de comprendre que, pour entrer dans le champ de la diplomatie scientifique, une action engageant des chercheurs à l’international doit nécessairement avoir un enjeu diplomatique, c’est-à-dire un enjeu de politique étrangère. Il est trivial de rappeler que la diplomatie est un attribut des États souverains. Ceci a deux conséquences majeures. La première est que la diplomatie relève de l’action publique et que son exercice est le fait de représentants de l’État, diplomates de métier ou autres personnels chargés de fonctions diplomatiques. La deuxième conséquence est que la référence à l’intérêt national est incontournable : par la diplomatie, un État souverain défend et promeut ses intérêts (et ses valeurs, ajouteront certains) sur la scène internationale. Aussi, dans « diplomatie scientifique », c’est d’abord « diplomatie » qu’il faut entendre, car c’est entendre « intérêt national ».
23Une objection pourrait être ici soulevée : l’intérêt national a-t-il quelque chose à voir avec les questions de science, sachant les valeurs de neutralité et d’universalité rappelées plus haut ? Il y a lieu ici de distinguer entre la science au plan cognitif et l’organisation de la production scientifique, qui fait l’objet de politiques conduites dans un cadre national : « ceux qui pensent que la science est éthiquement neutre confondent les découvertes de la science, qui le sont, et l’activité scientifique, qui ne l’est pas » (Bronowski, 1956, p. 70). Ajoutons que plus la science se rapproche de ses applications industrielles, plus elle entre dans la sphère d’attraction du politique (Salomon, 1970). Il y a donc place pour des stratégies nationales de recherche, et partant, pour une déclinaison de celles-ci à l’international, ouvrant la voie à l’expression de la diplomatie scientifique.
24Que l’intérêt national sous-tende la diplomatie scientifique, comme il sous-tend toutes les formes de la diplomatie, n’a pas, curieusement, été mis en avant dans les écrits fondateurs du début de la décennie 2010. L’intérêt national est aujourd’hui mieux pris en compte lorsque la diplomatie scientifique est définie comme « le processus par lequel les États se représentent et représentent leurs intérêts sur la scène internationale dans le champ des connaissances […] acquises par des méthodes scientifiques » (Turekian et al., 2015, p. 5), ou comme des actions qui « directement ou indirectement font avancer l’intérêt national » (Gluckman et al., 2017, p. 1).
La diplomatie scientifique appartient au domaine des politiques publiques
25Comme toute forme de diplomatie, la diplomatie scientifique traduit en actes la volonté de la puissance publique. Elle est – ou devrait être – une construction politique et la mise en œuvre d’une stratégie. Ceci est évident lorsque les appareils diplomatiques nationaux, notamment les ambassades, interviennent en appui aux intérêts du système de recherche national (diplomatie pour la science). Mais c’est aussi le cas dans les situations où la puissance publique suscite ou utilise l’activité internationale des chercheurs en appui à la réalisation de ses objectifs diplomatiques (science pour la diplomatie). Et l’on rappellera que de grands outils d’expertise collective tels que le GIEC ont été créés sous l’égide de l’Organisation des Nations unies, donc de la communauté des États (science dans la diplomatie). La diplomatie scientifique n’est donc ni spontanée ni passive, et en ce sens elle ne doit pas être confondue avec l’expression de l’influence.
26L’influence peut être définie comme « la capacité d’obtenir un comportement d’un individu ou d’un groupe, voire d’un État » (Ragaru et Conesa, 2003-2004, p. 85). Dans ce sens très large, l’influence recouvre des situations aussi variées que la capacité d’un pays à faire prévaloir ses vues dans les enceintes onusiennes, la séduction qui émane du mode de vie de ses habitants, ou encore l’inspiration que d’autres pays trouvent dans son modèle universitaire ou son système de santé. L’influence englobe donc le soft power de Joseph Nye. Pourtant, de même que la diplomatie scientifique ne doit pas être confondue avec la coopération scientifique internationale, elle ne doit pas être confondue avec l’exercice de l’influence. Car l’influence, qui modifie les représentations et les comportements des acteurs étrangers dans un sens favorable au système de recherche national peut très bien se faire sans lien direct avec la diplomatie et trouver son origine dans le rayonnement qu’exercent spontanément certains acteurs. Les universités d’Oxford et de Cambridge ont une notoriété mondiale qui contribue à l’image positive du Royaume-Uni. De même, le rayonnement mondial de l’école mathématique française contribue à forger l’image de grand pays de science de la France. Mais dans un cas comme dans l’autre, les diplomates n’y sont pas pour grand-chose. Ceci nous conduit à clarifier un dernier point.
Une diplomatie scientifique des acteurs non étatiques ?
27Un certain vocabulaire tend à accréditer l’idée que des acteurs non étatiques pourraient disposer de leur propre diplomatie. Il y aurait ainsi une diplomatie des ONG (Rouillé d’Orfeuil, 2006), ou une diplomatie d’entreprise (Henisz, 2014). Pourtant, penser que la diplomatie pourrait être prise en charge par d’autres acteurs que les États, c’est attribuer au mot diplomatie un sens qui n’est pas celui qui doit lui revenir. C’est confondre la stratégie internationale que tout acteur, public ou privé, peut avoir et la diplomatie, qui relève de la politique publique et est l’affaire d’États souverains. Attribuer une diplomatie à des acteurs non gouvernementaux est, au mieux, un abus de langage, et plus probablement une erreur conceptuelle. L’évolution récente de la diplomatie vers des approches inclusives et diversifiées, prenant en compte la manière dont des stratégies d’acteurs non gouvernementaux peuvent être associées au jeu diplomatique, est probablement ce qui explique une telle confusion. Mais elle ne peut en aucun cas la justifier. Il n’est d’ailleurs jamais question de « diplomatie des chercheurs » ou de « diplomatie des instituts de recherche » dans le rapport fondateur Royal Society-AAAS. Le CNRS, l’Institut Pasteur ou l’Académie des sciences ont une action, voire une stratégie internationale, ils ont vocation à être parties prenantes de la diplomatie scientifique de la France. Pourtant, il n’existe pas de diplomatie du CNRS, de l’Institut Pasteur ou de l’Académie des sciences. Il n’est d’autre diplomatie que nationale.
28Sur la scène internationale, les intérêts des pays se confrontent et parfois s’affrontent, s’harmonisent et parfois se subliment dans l’intérêt de tous. Dans ce jeu de forces, la science et les activités de recherche ont leur place. La diplomatie scientifique est soumise aux vents contraires de l’entente et de la concurrence. Cette dualité nous a permis d’en éclairer une facette moins connue, celle de la « diplomatie scientifique compétitive », qui coexiste dans les stratégies des États avec l’exercice de la « diplomatie scientifique collaborative ». Mais nous avons, chemin faisant, laissé bien d’autres questions de côté, sans nous arrêter par exemple sur les moyens que les États consacrent à la diplomatie scientifique, sur son efficacité, ou encore sur la manière dont elle est vécue par les chercheurs qui s’y trouvent engagés. Sur le thème émergent de la diplomatie scientifique, l’agenda de la recherche reste largement à construire.
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : coopération, biens publics mondiaux, attractivité, science, diplomatie
Date de mise en ligne : 10/08/2018
https://doi.org/10.3917/herm.081.0101Notes
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Ainsi, selon les enquêtes d’opinion menées par le Pew Research Center, c’est d’abord grâce à leur avance scientifique et technologique (et davantage que grâce à leur musique et leur cinéma) que les États-Unis projettent dans le monde une image positive.
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Créé en 1931 sous l’appellation International Council of Scientific Unions, renommé en 1998, le Conseil international pour la science a conservé son acronyme initial. Il réunit 122 membres nationaux (académies des sciences, autres institutions scientifiques nationales) et 30 unions scientifiques internationales. Par les programmes interdisciplinaires de recherche sur de grandes questions de science abordées dans leur dimension sociétale, l’ICSU est une incarnation emblématique de l’aptitude de la communauté scientifique à faire entendre sa voix sur la scène mondiale.
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[3]
L’InterAcademy Council est un réseau international d’académies des sciences. Sa mission essentielle est de fournir de l’expertise scientifique aux gouvernements et aux organisations internationales sur les grands enjeux mondiaux. Il organise pour ce faire des groupes d’experts, et coopère avec les académies des sciences de nombreux pays.