1Gilles Rouet : La diplomatie semble envahir l’espace public et de nombreux acteurs adoptent désormais des « postures diplomatiques ». Comment évaluez-vous l’évolution du travail diplomatique régalien dans ce contexte ?
2Yordanka Chobanova : De nos jours, les relations internationales se caractérisent par l’influence de nombreux acteurs tels que les entreprises multinationales, les ONG, les entrepreneurs, les parlementaires, les acteurs, les chanteurs, les sportifs qui mènent des activités liées à la diplomatie et au travail diplomatique. Cela n’est pas surprenant, étant donné que nous vivons dans un monde global où le rôle des organisations et des acteurs transnationaux et supranationaux augmente constamment. Cette réalité nécessite un examen attentif des développements actuels des diverses formes de diplomatie – les nouvelles formes de diplomatie régalienne, étatique ou supranationale. D’après mon expérience, ces nouveaux acteurs ne remplacent pas les services diplomatiques professionnels, ils les complètent plutôt et renforcent leurs efforts pour atteindre un objectif commun. Cet objectif ne se limite souvent pas à l’intérêt souverain d’un État donné, mais couvre des questions plus globales, relatives au changement climatique, aux migrations, aux innovations, pour n’en citer que quelques-unes.
3Gilles Rouet : La diplomatie régalienne bénéficie-t-elle des « actions diplomatiques » d’autres acteurs, institutions ou organisations ? Ou bien, au contraire, ces interventions – de parlementaires ou d’entrepreneurs par exemple – ne facilitent-elles pas finalement l’action diplomatique ?
4Yordanka Chobanova : Je crois que certaines questions sont mieux résolues avec le soutien de nombreux acteurs diplomatiques différents. Par exemple, l’influence de certaines multinationales peut être énorme tout en préservant les intérêts de leur pays d’origine. Cependant, en tant qu’acteurs au niveau mondial, les multinationales ont une influence beaucoup plus importante et peuvent avoir un impact sur une grande variété de domaines comme la protection de l’environnement, la gestion de l’eau, les politiques fiscales, la pauvreté, voire le maintien de la paix dans certains cas. Ces nouveaux acteurs diplomatiques, en particulier dans l’exemple concret des multinationales, ne peuvent que faciliter le travail des diplomates professionnels. Ceci étant, il faut aussi observer l’autre côté de la médaille : souvent, les intérêts des autres acteurs ne concordent pas avec ceux des diplomates professionnels, ou simplement leurs actions ne sont ni coordonnées ni synchronisées. Par conséquent, une bonne communication entre les différents acteurs est fondamentale pour éviter les désaccords.
5Gilles Rouet : Dans le cadre de l’Union européenne (UE), comment un ambassadeur de Bulgarie peut-il agir au sein d’un autre État membre, donc d’un partenaire également impliqué dans le Service européen pour l’action extérieure ?
6Yordanka Chobanova : En prenant le risque de la banalité, je le répète : l’UE est un projet unique. Parfois, nous avons tendance à l’oublier, ou tout simplement à prendre pour acquis tous les avantages qu’il apporte en termes de développement économique, de sécurité, de mobilité. C’est un club d’États qui partagent les mêmes idées, les mêmes valeurs. Voilà le fondement, la base sur laquelle nous avons construit tout le reste. Pour trouver des solutions européennes communes, très souvent, les États membres abandonnent leur souveraineté, adoptant ainsi des objectifs beaucoup plus importants, qui ne peuvent pas être atteints seulement avec des efforts individuels. Pour le dire simplement, il nous faut d’abord donner pour recevoir en retour. Nous ne devrions pas sous-estimer le fait que nous, l’UE, sommes en concurrence avec des États souverains très puissants sur la scène mondiale. Ces États, dans certains cas, sont beaucoup plus importants en termes de ressources économiques, de population, d’investissements dans la recherche et le développement. De plus, ils ont gardé leur pleine souveraineté, ce qui leur permet de prendre des décisions plus rapidement, d’être plus réactifs dans un monde globalisé qui l’exige.
7Ainsi, en tant qu’ambassadrice de Bulgarie en République slovaque, je suis dans un État membre qui partage les mêmes valeurs et la même stratégie étrangère globale que la Bulgarie. Cela procure un sentiment de confort et facilite la compréhension mutuelle. D’une certaine manière, je suis une diplomate nationale, mais qui agit aussi en diplomate supranationale faisant partie de l’UE.
8Gilles Rouet : Comment envisagez-vous la communication de l’action diplomatique régalienne ?
9Yordanka Chobanova : Une chose est certaine : le rôle de la diplomatie classique va continuer de croître. Il pourrait être transformé et modifié, mais il n’y a pas d’alternative. Les technologies de l’information et de la communication les plus modernes ne peuvent remplacer la puissance de l’interaction humaine. Les technologies numériques peuvent faciliter le travail quotidien, mais sans pourparlers en tête-à-tête, sans échange direct pour évaluer et argumenter dans le cadre d’un dialogue en direct, il est impossible de comprendre pleinement la position de ses partenaires, de comprendre les opportunités de compromis et de trouver un équilibre dans la vie internationale. Il est clair que le rôle du diplomate contemporain évolue en fonction des tendances mondiales. Nous vivons dans une économie du savoir. Le plus grand atout que nous possédons de nos jours est la connaissance et c’est notre avantage concurrentiel. La connaissance est très étroitement liée au concept d’information, c’est un atout majeur et en même temps l’objectif d’un diplomate : collecter des informations, dans le cadre d’une communication efficace, pour ensuite défendre ses intérêts nationaux avec une négociation habile. Par conséquent, la communication est et restera l’une des compétences majeures du diplomate contemporain.
10Gilles Rouet : Avec la généralisation des outils de communication et un modèle de création de valeur basé sur les données, l’action diplomatique devrait-elle utiliser l’intelligence artificielle, et comment ?
11Yordanka Chobanova : Considérons cette question sous deux aspects. En premier lieu, le rôle d’Internet et des médias sociaux, puis la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle et son rôle dans notre vie quotidienne et en particulier pour la diplomatie.
12Sur le premier point, je pense que le processus est irréversible. La révolution numérique a changé la façon dont fonctionne toute l’économie. Ce constat est également valable pour la diplomatie. Il y a quelques années, il était simplement impensable qu’un diplomate utilise un compte Facebook ou Twitter. Aujourd’hui, presque tous les ambassadeurs en ont. Plus encore, il serait considéré comme anormal de ne pas utiliser les médias sociaux, car ces canaux de communication se sont révélés être parmi les plus efficaces pour atteindre un large public. Les médias sociaux donnent plus de transparence : en quelques minutes, les nouvelles sont diffusées non seulement dans un pays donné, mais aussi dans le monde entier. Les citoyens connaissent les réunions quotidiennes des politiciens et des diplomates, leurs réalisations, leurs opinions, leurs perceptions des événements. De plus, en cas d’urgence ou de situation dramatique, ce sont souvent les médias qui reçoivent l’information plus rapidement que les canaux diplomatiques officiels. Ce phénomène en entraîne un autre, plus difficile à aborder : comment trouver l’équilibre entre vitesse et sagesse ?
13En d’autres termes, l’une des plus grandes tâches de la diplomatie moderne est de trouver la meilleure voie : les technologies numériques ne permettent pas de consacrer suffisamment de temps pour réfléchir et demandent des réactions rapides, alors que dans le domaine de la diplomatie, les résultats d’une trop grande rapidité de décision pourraient être dévastateurs et entraîner des conséquences dramatiques.
14Deuxièmement, sur l’intelligence artificielle. C’est, peut-être, le plus grand défi que nous allons affronter à l’avenir. Les technologies sont tellement avancées que dans les années à venir – et beaucoup plus tôt que prévu –, nous serons entourés de robots ayant non seulement à effectuer des actions de routine, mais aussi des tâches « intellectuelles » de très haut niveau. Si nous aboutissons à des robots capables de produire des émotions et d’éprouver de la sensibilité et une certaine conscience de soi, je crains que nous perdions le contrôle sur l’ensemble du processus. C’est une question philosophique très profonde et je pense que cela nécessite un débat et des décisions particulières, car il s’agit d’une interrogation beaucoup plus large que celle de l’évolution de la diplomatie.