1Le 28 juin 1919 était signé dans la galerie des Glaces du château de Versailles le traité qui mettait fin à la Première Guerre mondiale. Six mois plus tôt, à la veille de l’ouverture de la conférence de la paix le 18 janvier, John Maynard Keynes était arrivé à Paris dans la suite du Premier ministre anglais Lloyd George, comme représentant du Trésor. Il devait préciser deux ans plus tard le rôle qu’il joua au sein de la délégation britannique, dans un écrit intitulé « Dr Melchior : a Defeated Enemy » dont il communiqua la teneur, en février 1921, au Memoir Club du Bloomsbury Group, une émanation de la société des Apôtres de l’université de Cambridge. C’est un des membres de ce groupe, David Garnett, qui en procura l’édition, trois ans après la mort (1946) de son auteur, en y adjoignant un autre texte dont ce dernier avait souhaité la publication posthume. « Dr Melchior : un ennemi vaincu » est le premier de ces Deux souvenirs – De Bloomsbury à Paris (Payot & Rivages, 2013), traduit et préfacé par Maël Renouard.
2L’intérêt de ce récit est de nous faire passer derrière le décor, dans les coulisses d’une scène où se déroulent les négociations, scène qui se déplace de Paris à Trèves, à Spa, à Bruxelles, dans le wagon d’un « train de luxe » où les représentants des nations concernées ont pris place. Keynes rappelle le contexte et les enjeux de ce qui s’y joue : l’approvisionnement en vivres de l’Allemagne au bord de l’effondrement contre la reddition de sa marine marchande, la nature et le montant des « réparations » qui vont être imposées aux pays vaincus, les désaccords qui d’emblée se font jour entre les Alliés, la menace enfin, plus ou moins instrumentalisée, d’un déferlement du bolchevisme en Europe. Sur ces différents points, il précise la pensée, et surtout les arrière-pensées, des acteurs de premier et second plan du traité de Versailles – sans s’arrêter davantage à l’idéalisme wilsonien. Ainsi, contre la France et la Belgique qui se prononçaient pour le maintien du blocus des empires centraux, les Américains en réclamaient la levée, invoquant des raisons humanitaires. C’est que dans les grandes instances, observe Keynes, siégeait, aux côtés du président Woodrow Wilson, Herbert Hoover directeur de la Food Administration. Aussi bien prévenait-il le chancelier de l’Échiquier qu’« En réalité, ce qu’il y a derrière tout cela, ce sont les abondants stocks de produits à base de viande de porc de qualité inférieure – mais à prix élevé – que M. Hoover a sur le dos et qu’il lui faut à tout prix décharger chez quelqu’un ».
3Côté anglais, on réussit « à faire échouer le plan des Français selon lequel seules des personnalités militaires seraient autorisées à discuter avec les Allemands » ; on parvint même à se « délivrer de l’aigre compagnie du maréchal (Foch) ». Une descente de la marine britannique sur les ports allemands s’avérant malaisée, « c’était donc, poursuit Keynes, à la diplomatie d’œuvrer ». Dans ces transactions « navires contre nourriture », on se mit d’accord pour parler en anglais – « ce qui avait l’avantage de mettre les Français sur la touche ». Ces échanges, où la traduction en plusieurs langues faisait perdre du temps, mirent en présence Carl Melchior, porte-parole de la délégation allemande présidée par Friedrich Elder Von Braun, et Keynes qui assistait l’amiral George Hope, chef de la délégation anglaise. À Spa, les discussions s’enlisant, Keynes obtint de son chef la permission de « parler en privé » à Melchior pour le convertir à l’idée d’une reddition des navires. Malgré les bonnes dispositions de ce dernier, cet entretien n’eut pas de suite : la situation restait bloquée à Paris comme à Weimar. Une seconde rencontre « privée » de Keynes et de Mechior eut lieu à Bruxelles, après le 12 mars, à la demande cette fois de l’amiral Rosie Wemyss, successeur de Hope. Elle se déroula « dans la chambre de Melchior ; le lit était défait et quelque chose qui ressemblait à une chemise était étalé dessus ; par terre, un pot de chambre était plein ». Elle se conclut positivement, des détails techniques restant seuls à régler.
4« Dr Melchior : un ennemi vaincu » met en pleine lumière l’importance de cette diplomatie en sous main dans la préparation du traité de Versailles. Cette diplomatie est le fait d’experts attachés aux présidents des délégations, spécialistes de questions économiques, financières et bancaires, comme Keynes – qui s’était fait connaître par son livre Indian Currency and Finances (1913) – et Melchior – venu de la banque Warburg. Elle est mise en œuvre à partir de sympathies éprouvées, de regards échangés, d’affinités particulières. Keynes fait ainsi état de l’émotion qui les gagne l’un et l’autre à certains moments. Lors du premier entretien, il supplia son interlocuteur de croire en sa sincérité : « Il était aussi ému que moi et je pense qu’il me crut », écrit le narrateur qui ajoute : « D’une certaine manière, j’étais amoureux de lui ». Démarches secrètes et manœuvres dissimulées s’accompagnent de sentiments mêlés sur ce qui est permis et ne l’est pas, « le licite et l’illicite ». Elles ont essentiellement pour objet de faire barrage aux prétentions françaises, et elles y parviennent effectivement. Cette hostilité au camp français se marque d’un bout à l’autre de son témoignage. Entre les deux rencontres de Spa et de Bruxelles, Keynes nous fait assister à la réunion, le 8 mars au Quai d’Orsay, du Conseil suprême de guerre. « Accroupi derrière la chaise du Premier ministre », il se réjouit d’entendre celui-ci dire l’indignation des troupes britanniques face au refus français de ravitailler l’Allemagne, et menacer de renvoyer dès le lendemain cette armée d’occupation en Angleterre. Il insiste complaisamment sur la réponse en retrait de Clemenceau à Lloyd George. Il voit les Français « en train de perdre du terrain », « vaciller », et laisser à l’amiral Wemyss – et non au maréchal Foch comme Clemenceau l’avait prévu – le soin d’aller « à la rencontre des Allemands ».
5La relation de Keynes s’achève sur l’évocation de ses rencontres ultérieures avec Melchior. En marge de la conférence de la paix, il réussit « à envoyer à l’insu de Foch un télégramme invitant Melchior et ses collègues à s’établir en France. Ils acceptèrent, et nous les gardâmes sous clef au château de Villette, près de Compiègne ». On sait que lui-même, en total désaccord avec les décisions prises par le conseil des Quatre – the Big Four – réuni depuis le 24 mars, avait démissionné le 19 mai, passant à la rédaction des Conséquences économiques de la paix. À ses yeux les exigences françaises étaient beaucoup trop élevées, les dommages subis lui apparaissant sensiblement exagérés ; elles créaient une situation insupportable pour l’Allemagne, bien propre à nourrir un dangereux ressentiment. Invité à Amsterdam en octobre 1919, il désira rencontrer de nouveau Melchior. C’est à ce dernier, qu’accompagnait Paul Warburg, qu’il lut alors un chapitre de son manuscrit. « À la fin, il (Melchior) était presque en larmes : ce n’était donc que cela l’envers du décor ».
6La suite est connue. Début décembre 1919 paraissait l’ouvrage de Keynes. La révision du traité – assimilé à une « paix carthaginoise », en référence à celle qui mit fin à la deuxième guerre punique –, l’annulation des dettes interalliées, un prêt international, la réforme de la monnaie étaient quelques-unes des mesures qui s’y trouvaient préconisées. Tiré à 140 000 exemplaires, traduit en 11 langues, il eut une profonde influence. En Angleterre, comme l’a noté Pierre Renouvin (1957, t. VII, p. 198), l’opinion qui avait assez favorablement accueilli le traité changea de bord. En France, il suscita, comme on peut s’en douter, invectives et protestations patriotiques. Au mois d’avril 1920, Jacques Bainville publiait Les Conséquences politiques de la paix, un livre qui ne se voulait pas une réponse à celui de Keynes, mais la présentation d’un autre schéma explicatif des événements en cause. Le débat fut relancé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la parution posthume de La paix calomniée ou les conséquences économiques de Mr Keynes (1946), primitivement publié aux Presses universitaires d’Oxford. Son auteur, Étienne Mantoux, économiste et historien, mort en mission en 1945, était le fils de Paul Mantoux, l’officier interprète du conseil des Quatre.
Références bibliographiques
- Baumont, M., La Faillite de la paix, Paris, Presses universitaires de France, 1945.
- Crouzet, F., « Réactions françaises devant Les Conséquences économiques de la paix de Keynes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 19, n° 1, 1972, p. 6-26.
- Dostaler, G., Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005.
- Keynes, J. M., Les Conséquences économiques de la paix (1919), notes de David Todd, préface d’Édouard Husson, Paris, Gallimard, 2002.
- Keynes, J. M., Deux souvenirs – De Bloomsbury à Paris, Paris, Payot & Rivages, 2013.
- Mantoux, E., La Paix calomniée ou les conséquences économiques de Mr Keynes, préface de Raymond Aron, Paris, Gallimard, 1946 (rééd. Paris, L’Harmattan, nouvelle préface de Vincent Duclert, 2002).
- Mantoux, P., Les Délibérations du conseil des Quatre – Notes de l’officier interprète, Paris, CNRS éditions, 2 vol., 1955.
- Renouvin, P., Les crises du xxe siècle 1. De 1914 à 1919, t. 7 de Renouvin, P. (dir.), Histoire des relations internationales, Paris, Hachette, 1957.
- Schuker, S. A., « John Maynard Keynes et les réparations : une histoire revisitée », Revue d’histoire diplomatique, n° 4, 2015, p. 343-364 et n° 2, 2016, p. 109-124.