1Le philosophe Étienne Tassin est mort accidentellement en janvier 2018, laissant une œuvre à la fois accomplie et en devenir dans le champ de la philosophie politique, au centre duquel il a placé la catégorie de l’action et le régime de la pluralité. Éloigné de la perspective prescriptive ou normative largement installée en philosophie politique, Étienne Tassin pense le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être.
2Le parcours d’Étienne Tassin est à la fois classique et profondément original, porté par un charisme qui l’a conduit à préférer la sociabilité discutante à l’omniprésence médiatique. Sa pensée s’est construite tout haut et en communauté, à l’occasion de cours, séminaires, voyages et interventions soigneusement choisies et plutôt rares dans les médias – nous invitant au passage à repenser les ressorts de la notoriété dans le champ du travail intellectuel…
3Normalien agrégé, Étienne Tassin a répondu à toutes les attentes de l’institution universitaire, exerçant tour à tour les fonctions d’enseignant en IUFM, de maître de conférences à l’université Paris Dauphine puis de professeur à l’université Paris Diderot. Il a su transformer ses fonctions académiques de directeur d’UFR puis d’école doctorale en moteurs de recherche, d’initiative et de communauté créative. L’action, catégorie de la vie politique individuelle et collective, n’était pas pour lui qu’un concept mais un régime de vie exercé en commun et sur plusieurs continents. En faisant revivre des pensées mal connues et qu’il a fait rayonner, Hannah Arendt mais aussi Simone Weil, Maurice Merleau-Ponty et Jan Patocka, Étienne Tassin a développé une pensée originale, irradiant de Paris à Bogota, Port-au-Prince, Buenos Aires et Santiago du Chili où il enseignait et développait des programmes de recherche, n’hésitant pas avec ses collègues de Paris 8 et la complicité d’Évelyne Pisier à faire transporter des cargaisons de livres dans des avions militaires.
4Les titres de ses principaux livres correspondent à l’exploration continue de l’entrelacs des questions d’identité, d’altérité, d’action et de monde commun : Le trésor perdu. Hannah Arendt : l’intelligence de l’action politique (Payot, 1999), Un monde commun : pour une cosmo-politique des conflits (Seuil, 2003), Le maléfice de la vie à plusieurs : la politique est-elle vouée à l’échec ? (Bayard, 2012).
5Le doctorat de philosophie consacré à Hannah Arendt et soutenu devant un jury présidé par Paul Ricœur installe au cœur de la pensée d’Étienne Tassin deux thèmes qu’il ne cessera de développer et de penser à la lumière de l’actualité. Il s’agit d’une part de la fragilité de la praxis que la globalisation économique exacerbe, au risque d’une déshumanisation installée au cœur de nos sociétés connectées et techniquement reliées. La piste de l’homme superflu, envisagée par Hannah Arendt dans le cadre du totalitarisme, rebondit sous sa plume et prend un éclat nouveau, tout aussi inquiétant : la globalisation n’est pas reliante mais déliante, sinon désolante, au sens où elle nous met hors sol, hors du monde. D’autre part, la reconnaissance de l’irréductible régime de la pluralité structurant l’action politique sous-tend une conception originale du monde commun et de l’espace public, publiée notamment dans un article de la revue Hermès (n° 10, 1992), article devenu une référence incontournable pour le champ de la communication. Ce qui nous est commun, selon Étienne Tassin, ne renvoie pas à une communauté native ou de besoins ni à quelque familiarité fusionnelle mais, au contraire, à une capacité de mise en relation d’acteurs étrangers les uns aux autres ; le commun est la rencontre des différences, la reconnaissance du « entre » (inter) nous qui révèle chacun à soi et aux autres. Il n’y a de subjectivation, de « disclosure of who » (selon les termes de Hannah Arendt) que dans la rencontre, dans la relation avec l’autre, il n’y a de commun que dans cet arrachement à soi et à l’entre soi. Ce qui est révélé n’est pas un « sujet » qui préexisterait mais un sujet qui n’apparaît que dans la parole et la rencontre. Dans cette perspective, la question du statut de la différence et de la place du conflit se pose avec acuité, tant il est vrai qu’il existe une sorte de « maléfice de la vie à plusieurs ». Une réponse en termes d’hospitalité est apportée, mobilisant plusieurs plans : le plan du cosmopolitisme et sa possibilité de socialisation non identitaire ; le plan des politiques européennes dont Étienne Tassin analyse l’envers ou l’effet inverse à savoir la production à grande échelle de clandestins et sans-papiers. Dans Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Étienne Tassin analyse les contours d’une politique-monde qui n’annule pas le conflit, il envisage une conflictualité sans guerre, une intégration cosmopolitique déliée de toute perspective identitaire, vécue selon un schéma horizontal et non vertical. Une communauté politique n’est pas une communauté de valeurs ou de destin mais un projet. À l’heure des migrations massives, Étienne Tassin a osé remettre sur le devant de la scène l’expression « être citoyen du monde » propre à l’héritage philosophique européen et proposé de mesurer l’orientation cosmopolitique de l’Europe à l’aune de sa capacité à accueillir « l’étrangeté des étrangers ». Le sort de l’étranger et les pratiques d’exclusion permettant par contraste de penser une cosmopolitique rongée par la tentation identitaire et la logique de marché. Joignant le geste à la pensée, il préparait à Calais un moment philosophique et théâtral qui devait avoir lieu ce printemps 2018. Parallèlement, il remettait sur le métier la question de l’utopie, qu’il envisageait sur un mode théorique mais aussi expérimental, conjuguant écriture, conversations et pratiques artistiques. La palette de ses moyens d’expression allait ainsi en s’élargissant, ouvrant une voie et un partage.
6Étienne Tassin, c’était aussi une manière de travailler basée sur la parole, l’écriture, le voyage et la transmission. La parole vive d’un enseignant hors pair, l’écriture ciselée et prolixe qui se poursuit par la publication prochaine aux Presses universitaires de France d’un ouvrage à peine terminé et intitulé Pour quoi agissons-nous ?, des programmes de recherche en cours en Amérique latine et à Haïti où sa venue à l’École normale supérieure était toujours très attendue. Évoquons en fin et en ouverture ces programmes que poursuit la communauté de ses étudiants désemparés mais toujours actifs dans la construction d’un monde commun, programmes vivaces repris sans tarder, sans rupture du fil invisible qui relie les générations et qu’Étienne Tassin a su tisser. Citons à titre d’exemples « La fabrique du commun » organisée en Colombie, à Port-au-Prince et à Paris, qui met en commun des ententes et des mésententes et invente sur un mode polyphonique, conversationnel ou théâtral une autre manière de traiter des questions vives (la mémoire, le passé, par exemple) ou encore l’archipel des devenirs, groupe de recherche sur l’utopie qui procède par expérimentations artistiques et échanges philosophiques réunis autour d’un cri qui cherche à faire monde : « du possible, sinon j’étouffe ».