Notes
-
[1]
Claude Roy, L’Étonnement du voyageur, Paris, Gallimard, 1990.
-
[2]
Christian Dedet, « Pourquoi le travail social », Esprit, avril/mai 1972.
-
[3]
Roger Grenier, « Roger Grenier, un regard sur le xxe siècle », entretien avec Guillaume Narguet, Zone critique, 14 fév. 2017. En ligne sur : <zone-critique.com/2017/02/14/roger-grenier-regard-xxe-siecle/> (consulté le 15/03/2018).
-
[4]
Roger Grenier, Dans le secret d’une photo, Paris, Gallimard, 2010.
-
[5]
Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998.
-
[6]
« Roger Grenier. Entretien avec un zouave en liberté chez Gallimard », La Croix, 16 août 2010.
-
[7]
Cette jeune enseignante de mathématiques qu’il avait connue au lycée Montaigne de Bordeaux l’avait initié au Leica, appareil de photo encore rare avant guerre.
-
[8]
Il s’inspirera de ce moment de vie dans Les embuscades, roman qu’il trouvera trop héroïque ; il préférera le ton de la nouvelle « La Guêpe » dans le recueil de nouvelles Le Silence en 1961.
-
[9]
Entretien Roger Grenier et Charles Pergulu de Rovin, Souvenirs de la libération de Paris, août 2012. En ligne sur : <www.dailymotion.com/video/x32e7bt>, consulté le 15/03/2018. France Inter, le « 7/9 », Bruno Duvic reçoit Christine Levisse-Touzé et Roger Grenier en juillet 2014. Exposition « Août 1944, la libération de Paris : le combat pour la liberté », Hôtel de ville de Paris.
-
[10]
Libertés et Volontés, où il rencontre Georges Bataille et Tristan Bernard.
-
[11]
Combat, dont de Gaulle disait à Malraux : « Vos amis de Combat, dommage que ce soient des énergumènes, ce sont les seuls honnêtes. »
-
[12]
Devenu le Soir républicain, qui disparaît en janvier 1940.
-
[13]
Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant, Paris, Gallimard, 1989.
-
[14]
Termes employés par Roger Grenier dans un entretien avec Valérie Marin La Meslée, rapporté dans « Roger Grenier : hommage à l’homme mémoire de Gallimard », Le Point, 10 nov. 2017.
-
[15]
Entretien avec Roger Grenier, « Roger Grenier : Camus m’a appris des raisons de vivre », L’Obs, 4 janvier 2010.
-
[16]
Son dernier travail sera un catalogue monumental des Livres de l’enfer, du xvie siècle à nos jours, C. Coulet et A. Faure (éd), 1978.
-
[17]
Termes employés par Roger Grenier dans un entretien avec Valérie Marin La Meslée, rapporté dans « Roger Grenier : hommage à l’homme mémoire de Gallimard », Le Point, 10 nov. 2017.
-
[18]
Cf. note 18.
-
[19]
Propos de Roger Grenier repris par Pierre Assouline dans « Roger Grenier, le doyen de la NRF ? », L’histoire, no 386, avr. 2013.
- [20]
-
[21]
Michel Crépu, Roger Grenier (1919-2017), site des éditions Gallimard.
-
[22]
Six scénarios co-écrits avec Claude Chabrol. Au cinéma et à la télévision, il a écrit également des scénarios, adaptations et dialogues pour René Clément, François Leterrier, Serge Moati, Edouard Molinaro, Philippe Condroyer, Marcel Camus.
-
[23]
Trois années, pièce adaptée de Tchékhov, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin – Théâtre français et du monde entier », 2006.
-
[24]
Brassaï, Roger Grenier, Correspondance (1950-1983), précédé de Brassaï et les lumières de la ville, Paris, Gallimard, 2017.
-
[25]
Jusqu’en 1945, Paris vous parle, puis Fernand Pouey lui demande à partir de 1947 aux côtés de Yvan Audouard et Marc Bernard de faire un magazine littéraire hebdomadaire Littérature. Roger Grenier fait également à la radio d’autres types d’émissions.
-
[26]
Roger Grenier, Fidèle au poste, Paris, Gallimard, 2001.
-
[27]
Début 1965.
-
[28]
Valère-Marie Marchand, entretien avec Roger Grenier, « Le fond et la forme doivent être inséparables. Et puis il faut trouver sa propre forme », Salon littéraire, 17 août 2012. En ligne sur : <salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1797839-interview-1-2-roger-grenier-le-fond-et-la-forme-doivent-etre-inseparables-et-puis-il-faut-trouver-sa-propre-forme>, consulté le 15/03/2018.
-
[29]
J.-C. Lebrun, Roger Grenier. « Un traité du désenchantement ? », L’Humanité, 17 fév. 2000.
-
[30]
Personnes qui mettent les navires en bouteille.
-
[31]
Claude Roy, L’étonnement du voyageur, op. cit.
-
[32]
Entretien avec Roger Grenier réalisé par Olivier Gariguel et Michel Crépu, « Soixante dix ans à l’air libre », La Revue des deux mondes, sept. 2014.
-
[33]
France Culture, Carnet nomade, 7 fév. 2015.
-
[34]
J.-P Catinchi, Le Monde, 14 novembre 2017.
-
[35]
On peut citer entre autres : Gallimard le roi Lire, documentaire Arte ; exposition à la BNF ; etc.
-
[36]
Gallimard, 2011.
-
[37]
Valère-Marie Marchand, entretien avec Roger Grenier, « Le fond et la forme doivent être inséparables. Et puis il faut trouver sa propre forme », Salon littéraire, 17 août 2012. En ligne sur : <salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1797839-interview-1-2-roger-grenier-le-fond-et-la-forme-doivent-etre-inseparables-et-puis-il-faut-trouver-sa-propre-forme>, consulté le 15/03/2018.
-
[38]
Propos de Roger Grenier repris par Pierre Assouline dans « Roger Grenier, le doyen de la NRF ? », L’histoire, no 386, avr. 2013.
-
[39]
Valérie Marin La Meslée, « Roger Grenier : hommage à l’homme mémoire de Gallimard », Le Point, 10 nov. 2017.
-
[40]
Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998.
-
[41]
Les Instantanés I et II, Paris, Gallimard, 2007 et 2014.
-
[42]
Roger Grenier, Le palais des livres, Paris, Gallimard, 2011.
-
[43]
Parmi ceux-ci, on peut citer : Albert Camus soleil et ombre, 1987, Pascal Pia ou le droit au néant, 1989, Regardez la neige qui tombe, impressions de Tchékhov, 1992, Trois heures du matin Scott Fitzgerald, 1995.
-
[44]
À l’exception du Camus soleil et ombre.
-
[45]
Un jour, un livre avec Olivier Barrot et Roger Grenier, 8 jan. 2008.
-
[46]
Le palais des livres, Paris, Gallimard, 2011.
-
[47]
Idem.
-
[48]
Trois années, pièce adaptée de Tchékhov, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin – Théâtre français et du monde entier », 2006.
-
[49]
Les feux de la rampe, Gallimard, 1953. Adaptation du scénario de Charlie Chaplin.
-
[50]
Le palais des livres, Gallimard, 2011.
-
[51]
Idem.
-
[52]
Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998.
1« Monsieur Roger Grenier n’écrit qu’à bon escient. Il ignore la foire aux vanités et n’est pas de ceux qui mènent raffut », écrivait en 1972 Christian Dedet [2] saluant la sortie d’un nouveau recueil de nouvelles de l’auteur, Une maison place des fêtes. Cette phrase aux échos saint-simoniens évoque l’essentiel du grand écrivain que fut Roger Grenier.
2S’il est né à Caen le 19 septembre 1919, c’est à Pau que Roger Grenier passera son enfance et son adolescence. Sa mère y tient un magasin d’optique et ses parents font plus tard l’acquisition d’un cinéma, s’avérant une entreprise financière malheureuse qui inspirera, en particulier, Ciné-roman (Paris, Gallimard, 1972. Prix Fémina). À l’école, son point fort est le latin. Il lit beaucoup et sa mère, inquiète, ira à ce sujet consulter à Bordeaux un grand professeur de médecine qui la rassurera ! Enfant et adolescent, il ne tient pas de journal et ne rédige aucun roman. Mais Roger Grenier puisera dans la mémoire de cette enfance pyrénéenne et provinciale des sources inépuisables de rencontres, de personnages, de situations, d’impressions et d’émotions. Comme il le confie en 2016 : « J’ai traité dans mes livres des sujets qui comptaient beaucoup pour moi. Si je n’ai jamais écrit mes mémoires ou mon journal (c’était un choix délibéré de ma part), j’ai néanmoins souhaité évoquer des épisodes marquants de ma vie, et c’est sous cette forme-là que cela s’est présenté [3]. » Le ski, la lecture et le cinéma sont les occupations favorites du jeune homme. La photographie le passionne. Vers l’âge de dix ans, il reçoit son premier appareil, un Baby box de Zeiss, suivi d’autres qui déclencheront, par une série de hasards, des rencontres importantes que l’écrivain évoquera plus tard avec un humour distancié [4]. Dick, son premier braque, lui fait entamer un long compagnonnage avec les chiens, dont le dernier sera Ulysse, auquel il consacrera un subtil et délicieux hommage [5].
3Son baccalauréat en poche il commence une licence de lettres à Bordeaux tout en étant surveillant au lycée Montaigne. C’est à cette période que la guerre éclate. « La guerre nous a faits », disait Claude Roy, grand ami de l’écrivain, à propos de leur génération. Guerre de 1914-1918 des pères, guerre de 1939-1940 qui n’allait pas tarder à être celle des fils… Mobilisé en avril 1940, Roger Grenier se retrouve en Algérie, enrôlé dans le troisième régiment des zouaves de Constantine. C’est l’expérience de l’absurdité, de la violence et de l’injustice « sous les ordres d’officiers abrutis qui nous punissaient d’avoir perdu la guerre. Ils nous faisaient enchaîner des marches forcées, pratiquaient des sanctions d’un autre âge [6]… » Voulant échapper au STO, Il reprend ses études à Clermont-Ferrand et retrouve par hasard « la matheuse au Leica [7] » qui lui fait connaître Laurent Schwartz, Jean-Toussaint Desanti, Daniel Lagache et le mouvement de résistance CDLR (Ceux de la résistance) qui se présente comme apolitique. Au milieu de ces intellectuels, il découvre la littérature américaine contemporaine. À Paris, il poursuit ses activités d’agent de liaison dans le mouvement CDLR.
4Roger Grenier confie à plusieurs occasions qu’il ne s’est jamais autant amusé que la semaine qui a abouti à la libération de Paris [8]. Et d’ajouter : « Quand on est jeune on se croit immortel ! » Dans un climat de surprises et d’impondérables, l’écrivain remplit des missions pour lesquelles il arpente la capitale dans tous les sens [9]. Il participe à la prise de l’Hôtel de ville aux côtés de personnalités connues comme André Thirion, Léo Hamon et Roger Stéphane. Le retour à l’ordre et à l’organisation sonne pour lui la fin de la récréation. Il commence une thèse avec Gaston Bachelard sur la question du temps dans la poétique de Baudelaire, qu’il ne finira pas.
5Grenier travaille dans des petits hebdomadaires [10] issus de la résistance dans un immeuble qui abrite également Combat [11], journal sorti de la clandestinité, apolitique, dont la responsabilité est confiée à Albert Camus et Pascal Pia, résistants, autrefois à la tête de l’Alger républicain [12]. « Nous allons tenter de faire un journal raisonnable. Et comme le monde est absurde il va échouer [13] », prévient Pia, prémonitoire. Coïncidence et heureuse rencontre, comme il y en aura beaucoup dans la vie de l’écrivain, Camus embauche Grenier dans son journal. Pour celui-ci, Camus est un initiateur et un grand frère qui promet de ne jamais le laisser tomber : « Je connais peu de gens qui pourraient dire une chose pareille. Il ne m’a en effet jamais laissé tomber [14]. » Il ajoutera plus tard : « Camus m’a appris des raisons de vivre, qui vont bien au-delà du journalisme [15]. » Pascal Pia, lui, est un personnage déjà légendaire que Malraux a présenté avant guerre à Camus. De milieu modeste, Pia quitte son foyer à un âge précoce. Résistant, hypermnésique, érudit, poète, éditeur [16], journaliste, reporter de guerre, homme de presse, Pia impressionne également le jeune Roger Grenier qui se construit en s’inspirant de « ce tandem [17] ». « Deux modèles de vie s’opposaient : il y avait le nihilisme de Pia, l’homme désespéré qui ne croit à rien, et il y avait l’optimisme raisonné de Camus. Deux attitudes devant la vie que je m’appropriais, passant de l’une à l’autre [18]. »
6Il suit comme chroniqueur judiciaire les procès de la collaboration, en particulier ceux de Darnand, Laval, Rebatet et Luchaire. L’écrivain raconte avec humour et distanciation les circonstances qui ont présidé à la parution de son premier livre, Le rôle de l’accusé (Gallimard, 1949), issu de cette expérience : « À Combat tout le monde écrivait, une vraie succursale de la NRF ! Alors moi aussi. J’ai donc fait un essai de phénoménologie du fonctionnement de l’appareil judiciaire. Camus l’a pris dans sa collection “Espoir” pleine de titres désespérants [19]. » Olivier Todd observe que « Sous le journaliste Roger Grenier, Camus a vite perçu un écrivain doué [20]. » L’écrivain évoque avec une distance humoristique ses débuts littéraires : « En prenant mon manuscrit, Camus me donna le contrat type en vigueur à l’époque. On s’engageait pour dix livres. Avec celui qu’on venait d’apporter, cela faisait onze. Je signai en ricanant, persuadé que je n’écrirais plus jamais [21]. » Ainsi commence une œuvre de plus de cinquante ouvrages de genre différents : la nouvelle y tient une place importante, aux romans s’ajoutent des essais, des mémoires et des portraits, sans oublier des scénarios [22] de cinéma, des dramatiques pour la radio et une adaptation théâtrale [23] ainsi qu’un nombre impressionnant de préfaces et la correspondance avec Brassaï [24].
7Lorsque Combat disparaît en 1947, Grenier est engagé à France Soir où il restera jusqu’en 1963. Il collabore à quelques numéros des Temps modernes à partir de février 1946. La radio [25] lui ouvre ses portes comme journaliste littéraire. Il a toujours préféré, soulignera-t-il à plusieurs reprises, faire découvrir quelqu’un que de parler de soi. Il écrit également des fictions pour la radio. « […] J’ai toujours beaucoup aimé écrire pour la radio. C’est un genre spécifique. Ni de la littérature, ni du théâtre, encore moins du cinéma. Tout passe par le son, uniquement le son. On peut jouer avec les voix, la musique, les bruits. On peut étager plusieurs plans sonores. User ou non d’un narrateur [26] […] ». À la télévision française, il est conseiller littéraire à l’émission Lire [27]. En visionner certains numéros nous plonge dans un autre temps de l’art de la conversation littéraire, bien avant Apostrophes, où le journaliste Roger Grenier s’efface pour donner la parole à des écrivains encore peu connus à l’époque comme Kundera, Styron ou Alejo Carpenter…
8Son premier roman Les Monstres sort en 1953 suivi des Embuscades en 1958. L’écrivain est né : « …j’ai écrit un roman pour voir si je savais aussi faire un roman. Puis des nouvelles. Écrire a tourné à l’habitude, pour ne pas dire à la manie, une manie dans laquelle je m’enfonce chaque jour davantage, de sorte qu’à présent, je suis incapable de goûter aucune autre activité, aucune autre distraction. J’en suis arrivé à me sentir coupable quand je n’écris pas… ». Son premier recueil de nouvelles, Le Silence, sort en 1961. Plusieurs autres suivront, qui font de Roger Grenier un des plus grands nouvellistes contemporains. Romans et nouvelles vont alterner. Interrogé sur la manière dont il pratique la nouvelle, l’écrivain confie qu’il part « souvent d’un fait réel, de quelque chose que j’ai vu ou qu’on m’a raconté, et un jour, tout à coup, j’ai envie d’écrire sur ce sujet. » Comparée à celle du roman, pour lui, l’écriture d’une nouvelle est rapide : « le roman est un compagnon avec qui l’on vit pendant des mois, parfois des années, tandis qu’il suffit, si l’on peut dire, d’écrire une nouvelle une fois qu’elle est au point dans la tête. Après, on n’y pense plus. » Parmi une production régulière, Le Palais d’hiver (1965) et Ciné Roman (1972), prix Femina de l’année, demeurent ses deux romans les plus connus et traduits en plusieurs langues. La ville de Pau est le décor de ces deux fictions fortement inspirées de personnages simplement entrevus, ou évoqués par d’autres, et de faits autobiographiques. L’écrivain explique volontiers dans plusieurs entretiens que son processus d’écriture se nourrit de souvenirs revendiquant du temps de maturation et un esprit d’escalier : « Et il y en a qu’on met dans un petit coin de sa mémoire en se disant qu’un jour, ça fera un livre. Certains écrivent immédiatement. Moi, je suis dans le cas inverse : je rumine pendant des années, et un beau jour j’éprouve la nécessité de faire revivre ces gens-là. C’est ce que l’on appelle l’esprit d’escalier. Je pense que cela permet de mieux construire les choses [28]. » En 1975, il reçoit le prix de la nouvelle de l’Académie française pour Le miroir des eaux, constitué de deux grandes nouvelles. L’ensemble de son œuvre est couronné par le grand prix de littérature de l’Académie française en 1985. De nombreux autres prix lui seront attribués. L’écrivain publiera jusqu’à la fin de sa vie des nouvelles : Le temps des séparations (2006) et Brefs récits pour une longue histoire (2012). Le Veilleur (2000), son dernier roman, poursuit la restitution du passé pour mieux analyser le présent, et plonge le lecteur dans la perplexité des destinées. L’écriture de Grenier en dehors des modes n’en finit pas d’interroger la critique : « Avec son écriture poliment narquoise, faire mouche en affectant l’impassibilité, là pourrait bien résider le secret de cet art [29]. »
9Claude Roy, en comparant le talent de Grenier à celui d’un navibotteliste [30], exprime exactement le processus de l’écriture de son grand ami : « Roger Grenier est ce marin bricoleur qui fait tenir dans une bouteille un trois-mâts sous les vents alizés, avec l’océan et ses grands fonds, le ciel, le sel, l’iode et la courbure de la terre. Il peut faire tenir toute une enfance dans les vingt-quatre pages de Tras los Montes, toute une vie et sa perte dans les cinquante pages de La guêpe, les destins successifs de deux générations dans la Répétition et des dizaines d’années dans les quelques pages du Pierrot noir [31]. » C’est l’art du retenu, du court et du lisse qui donne à l’imaginaire du lecteur une très grande latitude et libère des zones secrètes d’émotion.
10Auteur de Gallimard depuis 1948, sous les conseils de Claude Roy, il rencontre Claude Gallimard. Il est engagé en 1964 comme attaché à la direction littéraire de la maison : « C’était une maison familiale, une monarchie de droit divin pourrait-on dire [32]. » Pendant dix ans son bureau est en face de celui de Gaston Gallimard, situation de proximité qui permettra à l’écrivain de raconter des anecdotes savoureuses : « Une chose qui me fascine, c’est les sauts dans le temps qu’on peut faire. J’ai beaucoup parlé avec Gaston Gallimard : comme lui était né de parents qui déjà étaient proches de grands artistes de Renoir, de Rodin, etc., il me racontait des sauts dans le temps qui donnaient le vertige. Il disait “Mon père m’a dit que Catulle Mendès lui a raconté une nuit où Baudelaire est venu coucher à la maison [33]”. »
11Son premier travail est d’améliorer les relations entre le service commercial et le service littéraire. Il entre au comité de lecture en 1971, où il restera pendant presque cinquante ans. Le travail de lecteur devient avec le temps celui d’éditeur avec un accompagnement attentif des auteurs. Sylvie Germain et Daniel Pennac font partie de ses découvertes. « Son exceptionnelle longévité dans le poste » l’a fait devenir, « une mémoire, voire un oracle [34]. » Toute l’année 2011, les éditions Gallimard fêtent leur centenaire. Des publications et productions médiatiques sont prévues à cet effet [35]. Roger Grenier écrit le texte d’un album souvenir [36] illustré par Georges Lemoine évoquant les lieux sacrés de l’immeuble historique. Antoine Gallimard sollicite l’écrivain pour représenter à l’étranger Gallimard durant cette année anniversaire. Devenu « l’homme-mémoire [37] » de la maison, il est demandé pour les commémorations comme celles du centenaire de la naissance de Camus et de Gary. « Il n’y a plus que toi qui as connu… », lui dit-on [38] pour lui demander d’évoquer la mémoire des auteurs disparus. L’écrivain avec le temps ne perd rien de son enthousiasme pour son métier et le contexte dans lequel il travaille : « Mais ce que je trouve merveilleux, c’est qu’en cent ans, cette maison n’a pas perdu son âme. On y est toujours heureux de découvrir un jeune poète [39]. »
12Roger Grenier laisse des textes dont le genre est parfois indéfini se nourrissant de la mémoire et de ses souvenirs.
13Le format court reste privilégié. Le secret d’une photo, évoquant sa passion pour la photo, et Fidèle au poste, rappelant ses années de journaliste littéraire à la radio, sont composés d’une série de brefs récits contant des anecdotes, des rencontres ou des réflexions. Parfois le factuel soulève des problématiques qui traversent le temps : rôle de la photographie dans la presse, les écrivains et la photo, la littérature à la radio et l’écriture des dramatiques.
14Andrélie paraît au Mercure de France en 2005 dans la collection « Traits et portraits ». L’ouvrage est organisé en chapitres courts qui, selon les procédés habituels de l’écrivain, constituent des tableaux ou des courtes nouvelles qui s’emboîtent les uns aux autres. Andrélie est de fait un roman inspiré par la mère de l’écrivain. Se refusant à tout trait autobiographique, celui-ci envisage sa mère « comme un personnage de roman… quelqu’un d’assez singulier pour qu’il soit légitime d’en faire son portrait et de raconter son histoire sans en tirer la moindre leçon. » C’est la femme qui l’intéresse et non la mère. Tout Roger Grenier est là : ne rien dire qui indiquerait au lecteur d’aller dans un sens ; s’effacer le plus possible ; autoriser le lecteur à vagabonder et à rêver sur les personnages et leur destinée, lui permettre de les ressentir par instants vivants, sans qu’il ne puisse jamais aller plus loin qu’au seuil de l’identification. L’écrivain court toujours après la mémoire. « La mémoire nous dit Grenier est déjà elle-même un romancier. ». L’écrivain de la mémoire écrit donc sur les fictions de la sienne.
15Dans les Larmes d’Ulysse, le format court est toujours privilégié. Reprenant à son compte la réflexion de Valéry sur l’animal « énigme inévitable – opposée à nous par la similitude [40] », Grenier évoque les liens qui l’unissaient à son chien Ulysse disparu et observe les relations des écrivains avec ces animaux. Il ouvre de fait la question de la relation de l’homme à l’animal.
16Les Instantanés [41] offrent une galerie de portraits d’écrivains du xxe siècle que Grenier a rencontrés et fréquentés, tels qu’il les voit pris au vif dans ses souvenirs. Drôles, parfois moqueurs, jamais méchants, ces instantanés font entrer le lecteur dans des moments privés, jamais impudiques, des grands écrivains : « Nous créons un rapport tout à fait personnel avec les écrivains du passé que nous aimons. Nous ne les verrons jamais mais nous les chérissons, même si des années, voire des siècles nous séparent d’eux [42]. »
17On le voit, que ce soit dans le journalisme ou dans l’art du portrait, Roger Grenier a beaucoup écrit sur les écrivains. Mais il a également publié des essais littéraires [43] qui témoignent, en dehors de la connaissance approfondie des textes, d’une grande richesse documentaire et d’une analyse personnelle très sensible qui ne cherche pas à convaincre le lecteur, mais à lui faire découvrir sous d’autres angles moins académiques, en butinant, parfois avec des chemins de traverse, une personnalité et une œuvre. Le format court est utilisé comme un instantané et l’approche n’est pas chronologique [44]. La grande admiration que Grenier porte à Tchékhov se traduit par la publication de nombreuses préfaces à des pièces de théâtre et nouvelles. Le Palais des livres (2011) développe une réflexion littéraire sur l’écriture à partir de thématiques comme le fait divers, la nouvelle, la vie privée, l’inachevé, etc. L’art de Grenier est de proposer plusieurs pistes de réflexion, et s’il en privilégie une particulièrement, il le fait sans esprit de prescription.
18Roger Grenier s’est toujours tenu à l’écart des pièges et des excès idéologiques. Les trompettes du gaullisme n’ont pas eu de prise sur ce résistant ayant participé à la libération de Paris, et bien qu’ayant beaucoup de camarades communistes, il reste imperméable aux sirènes staliniennes. L’exercice de la distanciation humoristique, de l’auto-ironie et de la dénonciation de l’illusion engage Roger Grenier dans une exigence de vérité. Quand ses visiteurs lui demandaient ce qu’il y avait de neuf, il avait l’habitude de répondre en souriant : « Camus ! », ce qui en disait long sur ses fidélités philosophiques et politiques. Un fond d’anarchisme pondéré et un mépris gentil pour le politique sans doute, mais surtout cet amour admiratif pour la littérature : « La politique ça passe, on lit toujours Homère [45]. »
19Roger Grenier nous parle de temps lointains et de provinces disparues. Dans Le Palais d’hiver, c’est l’après-guerre de 1914 ; dans Cinéroman, c’est juste avant celle de 1939-1940. Des personnages « tantôt fétus emportés par les catastrophes, tantôt pareils à des bœufs allant du labour à l’étable » (Andrélie, 2009) peuplent romans et nouvelles et expriment des rancœurs, des déclassements et des joies parfois de courte durée. « La vie décomposée et recomposée à travers le prisme du roman nous permet de réfléchir. » (Ibid.) Le tour de passe-passe de l’écrivain fait que le lecteur rencontre dans ce passé des silhouettes et des vies dont les destinées devenues intemporelles le questionnent.
20Roger Grenier, journaliste de presse écrite, de radio et de télévision, grand amateur de photographie et scénariste témoigne de l’évolution des médias, de la presse et de l’édition. Il rappelle une époque de grande liberté, mais aussi d’exigences, et trouve la radio contemporaine moins débridée que celle qu’il a connue. L’évolution de la photo est source de réflexion sur la spécificité de ce langage par rapport au texte en s’appuyant sur les conceptions de certains photographes connus.
21L’écrivain a une pratique intermédiale de l’écriture : « Du mythe grec au fait divers d’aujourd’hui, l’esprit n’a pas changé. Seuls les moyens d’expression évoluent [46]. » Le fait divers l’a amené à la nouvelle. Entre ces deux genres, l’écrivain trouve des correspondances. Grenier abonde dans le sens de Barthes estimant que parce que le fait divers ne renvoie qu’à lui-même, il s’apparente au conte et à la nouvelle. Le format court, si présent dans son œuvre, atteste de cette influence de l’écriture journalistique sur son écriture littéraire. Grenier trouve que la télévision ne rend pas le fait divers plus compréhensible : « Plus près de la vérité matérielle, la télévision est plus loin du sens [47]. » L’écrivain a également pratiqué l’adaptation : une nouvelle de Tchékhov en pièce de théâtre [48] et un scénario de film en roman [49]. Il s’est essayé finalement à beaucoup de langages, allant de l’un à l’autre avec naturel et gourmandise.
22Pourquoi écrire ? Cela reste la question amusée et fréquente que Roger Grenier pose aux écrivains vivants et disparus, mais aussi à lui-même. Les réponses sont toujours dépourvues de prétentions intellectuelles et de bavardages : « On peut penser qu’au bout du chemin, écrire, ne pas écrire, le résultat est le même. Disons que c’est un divertissement au sens pascalien, que je me suis trouvé, sans attacher plus d’importance qu’il n’y convient [50]. » Sartre et Beckett réagissent par une autre interrogation : « Que faire d’autre [51] ? » Quand on a fait le choix de la littérature, il faut vivre avec elle. Roger Grenier dans la dernière page des Larmes d’Ulysse intitulée « Le livre chien » nous propose une figure de ce compagnonnage : « Et si la littérature était un animal qu’on traîne à ses côtés, nuit et jour, un animal familier et exigeant, qui ne vous laisse jamais en paix, qu’il faut aimer, nourrir, sortir ? Qu’on aime et qu’on déteste. Qui vous donne le chagrin de mourir avant vous, la vie d’un livre dure si peu, de nos jours [52]. »
Notes
-
[1]
Claude Roy, L’Étonnement du voyageur, Paris, Gallimard, 1990.
-
[2]
Christian Dedet, « Pourquoi le travail social », Esprit, avril/mai 1972.
-
[3]
Roger Grenier, « Roger Grenier, un regard sur le xxe siècle », entretien avec Guillaume Narguet, Zone critique, 14 fév. 2017. En ligne sur : <zone-critique.com/2017/02/14/roger-grenier-regard-xxe-siecle/> (consulté le 15/03/2018).
-
[4]
Roger Grenier, Dans le secret d’une photo, Paris, Gallimard, 2010.
-
[5]
Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998.
-
[6]
« Roger Grenier. Entretien avec un zouave en liberté chez Gallimard », La Croix, 16 août 2010.
-
[7]
Cette jeune enseignante de mathématiques qu’il avait connue au lycée Montaigne de Bordeaux l’avait initié au Leica, appareil de photo encore rare avant guerre.
-
[8]
Il s’inspirera de ce moment de vie dans Les embuscades, roman qu’il trouvera trop héroïque ; il préférera le ton de la nouvelle « La Guêpe » dans le recueil de nouvelles Le Silence en 1961.
-
[9]
Entretien Roger Grenier et Charles Pergulu de Rovin, Souvenirs de la libération de Paris, août 2012. En ligne sur : <www.dailymotion.com/video/x32e7bt>, consulté le 15/03/2018. France Inter, le « 7/9 », Bruno Duvic reçoit Christine Levisse-Touzé et Roger Grenier en juillet 2014. Exposition « Août 1944, la libération de Paris : le combat pour la liberté », Hôtel de ville de Paris.
-
[10]
Libertés et Volontés, où il rencontre Georges Bataille et Tristan Bernard.
-
[11]
Combat, dont de Gaulle disait à Malraux : « Vos amis de Combat, dommage que ce soient des énergumènes, ce sont les seuls honnêtes. »
-
[12]
Devenu le Soir républicain, qui disparaît en janvier 1940.
-
[13]
Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant, Paris, Gallimard, 1989.
-
[14]
Termes employés par Roger Grenier dans un entretien avec Valérie Marin La Meslée, rapporté dans « Roger Grenier : hommage à l’homme mémoire de Gallimard », Le Point, 10 nov. 2017.
-
[15]
Entretien avec Roger Grenier, « Roger Grenier : Camus m’a appris des raisons de vivre », L’Obs, 4 janvier 2010.
-
[16]
Son dernier travail sera un catalogue monumental des Livres de l’enfer, du xvie siècle à nos jours, C. Coulet et A. Faure (éd), 1978.
-
[17]
Termes employés par Roger Grenier dans un entretien avec Valérie Marin La Meslée, rapporté dans « Roger Grenier : hommage à l’homme mémoire de Gallimard », Le Point, 10 nov. 2017.
-
[18]
Cf. note 18.
-
[19]
Propos de Roger Grenier repris par Pierre Assouline dans « Roger Grenier, le doyen de la NRF ? », L’histoire, no 386, avr. 2013.
- [20]
-
[21]
Michel Crépu, Roger Grenier (1919-2017), site des éditions Gallimard.
-
[22]
Six scénarios co-écrits avec Claude Chabrol. Au cinéma et à la télévision, il a écrit également des scénarios, adaptations et dialogues pour René Clément, François Leterrier, Serge Moati, Edouard Molinaro, Philippe Condroyer, Marcel Camus.
-
[23]
Trois années, pièce adaptée de Tchékhov, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin – Théâtre français et du monde entier », 2006.
-
[24]
Brassaï, Roger Grenier, Correspondance (1950-1983), précédé de Brassaï et les lumières de la ville, Paris, Gallimard, 2017.
-
[25]
Jusqu’en 1945, Paris vous parle, puis Fernand Pouey lui demande à partir de 1947 aux côtés de Yvan Audouard et Marc Bernard de faire un magazine littéraire hebdomadaire Littérature. Roger Grenier fait également à la radio d’autres types d’émissions.
-
[26]
Roger Grenier, Fidèle au poste, Paris, Gallimard, 2001.
-
[27]
Début 1965.
-
[28]
Valère-Marie Marchand, entretien avec Roger Grenier, « Le fond et la forme doivent être inséparables. Et puis il faut trouver sa propre forme », Salon littéraire, 17 août 2012. En ligne sur : <salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1797839-interview-1-2-roger-grenier-le-fond-et-la-forme-doivent-etre-inseparables-et-puis-il-faut-trouver-sa-propre-forme>, consulté le 15/03/2018.
-
[29]
J.-C. Lebrun, Roger Grenier. « Un traité du désenchantement ? », L’Humanité, 17 fév. 2000.
-
[30]
Personnes qui mettent les navires en bouteille.
-
[31]
Claude Roy, L’étonnement du voyageur, op. cit.
-
[32]
Entretien avec Roger Grenier réalisé par Olivier Gariguel et Michel Crépu, « Soixante dix ans à l’air libre », La Revue des deux mondes, sept. 2014.
-
[33]
France Culture, Carnet nomade, 7 fév. 2015.
-
[34]
J.-P Catinchi, Le Monde, 14 novembre 2017.
-
[35]
On peut citer entre autres : Gallimard le roi Lire, documentaire Arte ; exposition à la BNF ; etc.
-
[36]
Gallimard, 2011.
-
[37]
Valère-Marie Marchand, entretien avec Roger Grenier, « Le fond et la forme doivent être inséparables. Et puis il faut trouver sa propre forme », Salon littéraire, 17 août 2012. En ligne sur : <salon-litteraire.linternaute.com/fr/interviews/content/1797839-interview-1-2-roger-grenier-le-fond-et-la-forme-doivent-etre-inseparables-et-puis-il-faut-trouver-sa-propre-forme>, consulté le 15/03/2018.
-
[38]
Propos de Roger Grenier repris par Pierre Assouline dans « Roger Grenier, le doyen de la NRF ? », L’histoire, no 386, avr. 2013.
-
[39]
Valérie Marin La Meslée, « Roger Grenier : hommage à l’homme mémoire de Gallimard », Le Point, 10 nov. 2017.
-
[40]
Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998.
-
[41]
Les Instantanés I et II, Paris, Gallimard, 2007 et 2014.
-
[42]
Roger Grenier, Le palais des livres, Paris, Gallimard, 2011.
-
[43]
Parmi ceux-ci, on peut citer : Albert Camus soleil et ombre, 1987, Pascal Pia ou le droit au néant, 1989, Regardez la neige qui tombe, impressions de Tchékhov, 1992, Trois heures du matin Scott Fitzgerald, 1995.
-
[44]
À l’exception du Camus soleil et ombre.
-
[45]
Un jour, un livre avec Olivier Barrot et Roger Grenier, 8 jan. 2008.
-
[46]
Le palais des livres, Paris, Gallimard, 2011.
-
[47]
Idem.
-
[48]
Trois années, pièce adaptée de Tchékhov, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin – Théâtre français et du monde entier », 2006.
-
[49]
Les feux de la rampe, Gallimard, 1953. Adaptation du scénario de Charlie Chaplin.
-
[50]
Le palais des livres, Gallimard, 2011.
-
[51]
Idem.
-
[52]
Les larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, 1998.