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Je renvoie pour une exploration plus approfondie de la longue carrière de Danielle Darrieux à l’ouvrage collectif en cours de publication aux Presses universitaires de Bordeaux, Danielle Darrieux. La traversée d’un siècle, issu du colloque international qui s’est tenu à Bordeaux du 3 au 5 mai 2017, sous la direction de Gwénaëlle Le Gras et Geneviève Sellier.
1Le « cas » Danielle Darrieux illustre bien les aveuglements de la cinéphilie et des études cinématographiques françaises : en effet, cette actrice dont la carrière a été d’une longévité et d’une richesse unique – on ne lui trouve qu’une seule rivale, Katharine Hepburn à Hollywood – n’a fait l’objet jusqu’en 2017, année de son centenaire et de sa disparition, d’aucune publication digne de son talent et de sa célébrité. La première biographie digne de ce nom, parue en 2017 sous la signature de Clara Laurent, n’a même pas donné lieu à une soirée d’hommage à la Cinémathèque française, qui a visiblement considéré que sa rétrospective de 2009 était suffisante… Le colloque international organisé la même année à l’université Bordeaux Montaigne, et dont les travaux vont être publiés en 2018, est le premier consacré à la star.
2Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer (sans l’excuser) ce qui ressemble à une disparition programmée dont elle n’est pas la seule à être victime, même si elle est la plus emblématique.
3Tout d’abord l’appartenance de Danielle Darrieux à un cinéma populaire qui, depuis les débuts du parlant, trouve la faveur du public mais souffrira après-guerre de la stigmatisation de la critique cinéphilique telle qu’elle s’est constituée dans les années 1950 autour des revues comme Les Cahiers du cinéma et Positif. Le seul cinéma populaire qui a trouvé grâce aux yeux des rédacteurs (masculins) de ces revues est celui d’Hollywood, suffisamment éloigné pour pouvoir être transformé sans difficultés en un panthéon d’auteurs dont seules les qualités formelles étaient mises en avant. On sait que les cinéastes de la Nouvelle Vague sont issus de cette cinéphilie qui s’est construite contre le cinéma populaire français qui l’a immédiatement précédée, lequel a été stigmatisé sous le vocable ironique de « cinéma de papa » ou « cinéma de qualité ».
4Or Danielle Darrieux appartient pleinement à ce cinéma populaire, depuis ses débuts en 1931. Recrutée à 14 ans, grâce à sa fraîcheur et à sa jolie voix de soprano, pour jouer dans Le Bal, une adaptation du roman d’Irène Némirovsky, où elle incarne une adolescente rebelle, elle va rapidement devenir tête d’affiche dans des comédies où son naturel fait merveille, mais aussi sa voix, dans un genre où les chansons sont quasiment un passage obligé. Mais c’est sa rencontre avec Henri Decoin – journaliste sportif venu au cinéma, de 27 ans son aîné – qui, en devenant son mentor et son mari, va faire d’elle une star, statut qu’atteignent très peu d’actrices françaises durant les années 1930.
5À côté des comédies gentiment sociales où elle est la partenaire attitrée d’Albert Préjean (de 25 ans son aîné) dont la persona populaire et bon enfant permet de contenir ses velléités rebelles de jeune fille capricieuse, Henri Decoin la convainc de prouver son talent dramatique dans des films historiques comme Mayerling (Litvak, 1936) et Katia (M. Tourneur, 1938), et dans des mélodrames sociaux comme Abus de confiance (Decoin, 1937) et Retour à l’aube (Decoin, 1938).
6Son succès est tel qu’elle part à Hollywood avec son mari en 1938, un contrat de sept ans avec Universal en poche, qu’elle rompra après le tournage d’une seule comédie, The Rage of Paris (Koster, 1938), rétive aux contraintes de l’usine à rêves.
7De retour en France, elle a le temps de tourner une brillante comédie pour Decoin, Battement de cœur, avant que la guerre n’éclate. Pendant toutes les années 1930, elle est la seule à incarner une figure féminine qui prend en compte le désir d’émancipation économique et amoureuse des jeunes femmes des classes moyennes urbaines, de plus en plus présentes dans le secteur tertiaire, mais qui doivent finalement se plier au contrôle patriarcal.
8Si Premier Rendez-vous est encore une comédie à succès sous la direction de Decoin, c’est surtout un film produit par la Continental, la société de production créée par l’occupant allemand pour faire de Paris la rivale d’Hollywood dans le cadre de « l’Europe nouvelle » du Reich. Commence alors une période plus sombre pour l’actrice qui a divorcé de Decoin et subit les pressions de l’occupant pour tourner des comédies légères alors qu’elle n’est plus vraiment une jeune première. Elle accepte de tourner deux autres films pour la Continental, en échange de la libération de son futur mari, le playboy diplomate dominicain Porfiro Rubirosa, avec qui elle se retire en 1942 à Megève en résidence surveillée.
9À la Libération, même si elle échappe aux foudres du comité d’épuration, sa carrière a du mal à repartir et elle ne retrouvera la faveur du public qu’en 1948 avec le rôle dramatique de la reine d’Espagne dans Ruy Blas, adaptation de la pièce d’Hugo par Cocteau, où elle a pour partenaire Jean Marais, et sur le mode léger avec Occupe-toi d’Amélie, adaptation de Feydeau par Autant-Lara en 1949.
10Dans cette deuxième partie de sa carrière, elle incarne des femmes aussi élégantes qu’intelligentes, tour à tour complices et victimes d’une société bourgeoise et patriarcale qui célèbrent les femmes pour mieux les opprimer. Certains films qu’elle tourne proposent une version violemment misogyne de cette « guerre des sexes » : dans La Maison Bonnadieu (Carlo Rim, 1951), elle fait ouvertement cocu son mari Bernard Blier, lequel ne parvient jamais à déjouer ses manœuvres machiavéliques ; dans Le Bon Dieu sans confession (Autant-Lara, 1953), elle exploite la passion que lui voue un homme riche pour entretenir son château et son mari ; dans Marie-Octobre (Duvivier, 1959), elle orchestre une vengeance qui va se retourner contre elle, voulant confondre, parmi les hommes de son ancien réseau de résistance, celui qui serait coupable de la mort de son amant, le chef du réseau.
11Mais son talent s’épanouit avec une subtilité nouvelle sous la direction en particulier de Max Ophüls, avec qui elle tourne trois films qui sont emblématiques des qualités techniques et artistiques du cinéma français des années cinquante : La Ronde (1950), Le Plaisir (1952) et Madame de… (1953), considéré à juste titre comme un chef-d’œuvre, grâce aux talents conjugués du réalisateur et de son actrice fétiche. Elle y incarne à la Belle époque, l’épouse aussi superficielle que charmante d’un officier supérieur (Charles Boyer) qui se laisse prendre au piège de l’amour pour un diplomate italien (Vittorio de Sica) et en mourra.
12Ce joyau ne doit pas faire oublier d’autres réussites exceptionnelles comme La Vérité sur Bébé Donge (Decoin, 1952), d’après Simenon, où elle incarne l’épouse de Gabin, brasseur d’affaires aussi séduisant qu’insensible, qu’elle finit par empoisonner pour faire cesser le supplice d’un mariage sans âme. Le film raconte la prise de conscience de Gabin sur le lit d’hôpital où il agonise, et où il revoie toutes les étapes d’un mariage qu’il a détruit par son cynisme tranquille, sans même s’en rendre compte.
13Dans ce registre sombre, on peut également mentionner L’Affaire Cicéron (1952), le film hollywoodien qu’elle tourne sous la direction de Mankiewicz avec pour partenaire le glaçant James Mason.
14Son prestige se mesure aussi à ses partenaires : elle tourne deux fois avec la jeune star masculine qu’est devenu Gérard Philipe, dans deux adaptations de grands romans du xixe siècle, typiques du cinéma de la « qualité française » (au bon sens du terme). Dans Le Rouge et le Noir (Autant-Lara, 1954), elle est une Madame de Rénal aussi passionnée que torturée face au cynisme puis à l’abandon de Julien Sorel, et la critique salue leur performance. Dans Pot bouille (Duvivier, 1957), elle passe de l’innocence au cynisme, dans un monde petit-bourgeois en proie au calcul égoïste.
15Cependant, à partir de la fin des années 1950, elle commence à subir la discrimination qui pèse sur les actrices d’âge mûr, au moment même où la Nouvelle Vague fait émerger une nouvelle génération de jeunes actrices. Les rôles qu’on lui propose sont moins intéressants ou secondaires, comme dans Le Désordre et la nuit (1958), un « Maigret » réalisé par Gilles Grangier où Gabin occupe toute la place, ou comme dans Landru (Chabrol, 1963) le seul film qu’elle tourne avec un cinéaste de la Nouvelle Vague, où elle n’est qu’une parmi d’autres des femmes assassinées par le tueur en série incarné par Charles Denner.
16Il n’est donc pas étonnant qu’elle se soit alors tournée vers le théâtre et la télévision, deux médias qui, pour des raisons différentes, sont moins discriminants à l’égard des actrices de plus de quarante ans. Mais ces deux médias, tout au moins dans le registre socioculturel où Darrieux s’illustre, souffrent du même mépris des élites cultivées que le cinéma populaire.
17Au théâtre, dans le genre du boulevard, elle crée en 1963 La Robe mauve de Valentine de Françoise Sagan, mis en scène par Yves Robert, qui sera un triomphe et qu’elle reprendra sous la forme d’un téléfilm en 1969. En 1970, elle enchaîne Domino de Marcel Achard et Coco, une comédie musicale américaine sur Coco Chanel, où elle prend la suite de Katharine Hepburn à Broadway en anglais, qu’elle donnera pendant trois mois. Parmi ses nombreux succès, on peut mentionner La Bonne Soupe de Félicien Marceau en 1980 et surtout Potiche de Barillet et Grédy en 1982, pièce récemment ressuscitée par l’adaptation cinématographique qu’en a faite François Ozon avec Catherine Deneuve. Elle enchaîne ensuite, l’âge venant, des rôles de vieille dame plus ou moins indigne, par exemple dans Gigi de Colette (1985), Adorable Julia de Marc-Gilbert Sauvajon (1986), La Maison du lac d’Ernest Thompson (1988) – rôle que Katharine Hepburn avait créé au cinéma en 1981 ; elle triomphe en 1995 dans Harold et Maude de Colin Higgins et son dernier succès est une pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt, Oscar et la dame rose, qu’elle crée en 2003, seule en scène, et qu’elle emmène en tournée en 2004.
18Pendant cette dernière partie de sa carrière, c’est la télévision qui va lui permettre de retrouver les succès populaires qu’elle avait eus au cinéma dans les décennies précédentes, grâce à des téléfilms et à des séries où elle peut donner libre cours à son dynamisme, à son naturel, à sa gaîté, avec un personnage de bourgeoise fantaisiste qui renoue avec ses rôles des années 1930, loin des figures sombres des années 1950, même si 8 des 19 fictions qu’elle tourne pour la télévision sont des drames. La série policière Miss (1979, 6 épisodes, scénario et dialogues Janine Oriano, réalisation Roger Pigault) souligne le charme juvénile de son personnage de veuve intrépide qui joue avec succès les détectives privés, affranchie du joug patriarcal. Dans L’Age vermeil (1984-1985, 4 épisodes, scénario Daniel Goldenberg, réalisation Roger Kahane), où deux sœurs décident de partager leur maison avec d’autres locataires de leur âge pour faire face aux frais d’entretien, elle paraît beaucoup plus jeune que sa sœur (Renée Faure) alors que cette actrice a un an de moins qu’elle.
19Dans la plupart de ces fictions télévisées, elle propose une vision moderne du troisième âge, beaucoup plus dynamique et positive que la vision précédemment incarnée au cinéma ou à la télévision par des acteurs comme Gabin et Vanel.
20À partir des années 1970, certains cinéastes de la marge, comme Paul Vecchiali, Dominique Delouche, Jacques Demy et André Téchiné, et quelques femmes cinéastes, comme Marie-Claude Treilhou, Jeanne Labrune et Anne Fontaine, lui permettront de retrouver soit des premiers rôles, soit des rôles secondaires dignes de son talent. Elle est la seule à ne pas être doublée dans la comédie musicale Une chambre en ville (Demy, 1982) comme c’était déjà le cas dans Les Demoiselles de Rochefort (Demy, 1967). Dominique Delouche valorise successivement son talent dramatique dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme (1968) et son talent comique dans Divine (1975). En haut des marches (Vecchiali, 1983) est une méditation sombre sur l’Occupation et ses séquelles. Dans Le Lieu du crime (Téchiné, 1986), elle est la mère de Catherine Deneuve et incarne une forme de sagesse.
21Dans Le Jour des rois (Treilhou, 1990), elle forme un trio réjouissant avec Micheline Presle et Paulette Dubost. Enfin 8 femmes (Ozon, 2002) lui rend un vibrant hommage en lui permettant d’interpréter « Il n’y a pas d’amour heureux », le poème d’Aragon mis en musique par Georges Brassens.
22Au vu de la diversité des rôles que cette actrice accomplie a incarnés pendant une carrière de plus 70 ans, on peut identifier une autre raison du peu de considération qui lui a été accordée par la cinéphilie critique et universitaire : elle a incarné des formes de féminité qui se caractérisent souvent par la gaîté, le dynamisme, y compris corporel, l’autonomie, mais aussi par la gravité, la détermination, l’intelligence. Le point commun de beaucoup des personnages qu’elle a créés est un esprit d’indépendance, ou tout au moins une conscience du caractère oppressif ou aliénant des normes patriarcales pour les femmes. Dans le registre de la comédie, cela donne des personnages souvent rebelles, même si dans les années 1930 le récit s’efforce de la faire rentrer dans le rang à la fin. Dans le registre du drame, cela se traduit par des histoires où elle est confrontée à l’incompatibilité entre ses désirs et l’ordre social, et dont l’issue est souvent tragique.
23Or les personnages féminins qui ont la faveur de la critique cinéphile et dont on trouve l’archétype dans les films de la Nouvelle Vague, se définissent d’abord et souvent exclusivement par leur relation amoureuse avec le protagoniste masculin, souvent un alter ego de l’auteur, depuis Jeanne Moreau chez Truffaut et Anna Karina chez Godard au tournant des années 1960, jusqu’à Charlotte Gainsbourg ou Marion Cotillard chez Desplechin et Juliette Binoche chez Assayas aujourd’hui. Autrement dit, des personnages féminins qui sont d’abord des fantasmes masculins et des objets de désir. Or Danielle Darrieux, si elle n’a pas échappé à diverses formes de misogynie qui associent les personnages féminins soit à une apparence superficielle, soit à des intentions machiavéliques (et parfois les deux !), n’a pas donné prise à une des dimensions les plus récurrentes des personnages féminins au cinéma : leur réduction à des objets sexuels. On peut sans doute en trouver la raison dans le type physique qu’elle incarne, mince, sportive, modestement pourvue des « appâts » (lèvres pulpeuses, poitrine et fesses rebondies) que le cinéma associe aux « sex symbols ». Ses atouts sont avant tout dans son jeu et dans sa voix, ce qui lui a permis de durer, mais l’a rendue peu conforme aux canons de la beauté féminine telle que le cinéma l’a privilégiée. Contrairement à ce que pourrait laisser croire son ambition artistique qui se veut loin des conventions du cinéma commercial, le cinéma d’auteur a toujours utilisé des actrices de préférence jeunes et belles, l’âge et le physique ingrat étant réservés aux personnages masculins, sans que leur aura en souffre…
24Avec l’émergence des femmes cinéastes depuis les années 1970 et 1980, les rôles se sont multipliés et diversifiés pour des actrices d’âge mûr ou pour des formes de beauté féminine moins conventionnelle, ce dont Danielle Darrieux a pu profiter à la fin de sa vie. Mais elle reste une pionnière en ce sens qu’elle a réussi à contourner les discriminations liées à l’âge, en bifurquant à 40 ans vers la télévision qui est devenue aujourd’hui mieux qu’une bouée de sauvetage pour la plupart des actrices, non seulement en France mais aussi aux États-Unis.
25Elle est aussi une pionnière à travers les figures féminines qu’elle a créées, de la jeune fille rebelle des années 1930 à la femme intelligente des années 1950, jusqu’à la vieille dame indigne des années 1980-1990.
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Je renvoie pour une exploration plus approfondie de la longue carrière de Danielle Darrieux à l’ouvrage collectif en cours de publication aux Presses universitaires de Bordeaux, Danielle Darrieux. La traversée d’un siècle, issu du colloque international qui s’est tenu à Bordeaux du 3 au 5 mai 2017, sous la direction de Gwénaëlle Le Gras et Geneviève Sellier.