Notes
-
[1]
Cf. « L’invitée : Françoise Héritier », entretien avec Thierry Paquot, Urbanisme, no 375, nov.-déc. 2010, p. 81-88.
-
[2]
Cf. La notion de personne en Afrique noire, sous la direction de Germaine Dieterlen, Paris, CNRS éditions, 1973, réédition chez L’Harmattan, 1993. Le texte de Françoise Héritier s’intitule « Univers féminin et destin individuel chez les Samo » (p. 243-254) et celui de Marc Augé « Sorciers noirs et diables blancs. La notion de personne, les croyances à la sorcellerie et leur évolution dans les sociétés de basse Côte-d’Ivoire (Alladian et Ébrié) » (p. 519-527).
-
[3]
Cf. « Saisir l’insaisissable et le transmettre », par Françoise Héritier, L’Homme, no 185-186, 2008, dossier « L’anthropologue et le contemporain. Autour de Marc Augé », p. 45-54.
-
[4]
Cf. « Inceste et substance. Œdipe, Allen, les autres et nous », entretien avec Jacques André, Incestes, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 91-133.
1Soignée depuis 1983 pour une polychondrite (maladie particulièrement rare), Françoise Héritier est décédée le 15 novembre 2017 à l’hôpital La Pitié-Salpêtrière d’une rupture de l’aorte. Ses parents sont des petits fonctionnaires. Aussi déménagent-ils selon leur affectation et les seules maisons liées à son enfance sont celles des grands-parents, en Bourgogne du sud et dans l’Auvergne livradoise [1]. Ce milieu social n’est pas du tout intellectuel et la bonne élève qu’est Françoise se doit d’acquérir en autodidacte la culture qui lui manque lorsqu’elle entre à l’université en licence d’histoire et de géographie, après ses années d’hypokhâgne au lycée Fénelon. Si elle se souvient comme d’excellents enseignants de Jean Dresch en géographie et d’André Aymard en histoire de l’Antiquité, c’est incontestablement Claude Lévi-Strauss qui provoque en elle un déclic décisif. Elle suit, en auditrice libre, son séminaire à partir de l’année 1954-1955 et lit Tristes tropiques (paru en 1955) un an ou deux après sa sortie en librairie. À l’automne 1957, Claude Lévi-Strauss fait part d’une mission en Haute-Volta (l’actuel Burkina Faso) : elle candidate et l’obtient, bien que femme, ce cas n’étant pas prévu ! « Cet homme, me confie-t-elle, m’a sortie du ronron. Je ne m’y plaisais pas mais, d’une certaine manière, j’avais l’impression que la vie, telle qu’elle était présentée à chacun d’entre nous, ne pouvait être que routinière. Tout d’un coup, je m’apercevais que non, qu’elle pouvait être autrement, qu’il suffisait d’ouvrir les yeux et de le vouloir. J’avais pour moi une qualité qui était considérée comme un défaut pour les femmes : sans être une aventurière, je suis un peu aventureuse. J’ai une fâcheuse tendance à aller voir ce que je ne connais pas. » Elle découvre, avec l’anthropologue Michel Izard (1931-2012), qui devient son mari et le père de leur fille Catherine, une Afrique coloniale où le pouvoir est blanc et où les Africains n’ont jamais vu de près une femme blanche. Ils enquêtent alors sur les Samo, mais aussi les Mossi, les Bobo et les Dogons. Néanmoins, ce sont les Samo (environ 100 000 personnes au nord du pays) qui constituent son « terrain » privilégié. Elle séjournera au moins six ans parmi eux si l’on cumule ses différentes missions. C’est là qu’elle théorisera les « butoirs de la pensée » (« je désigne par là des objets qui forment un tout insécable et ne peuvent être esquivés », Retour aux sources, 2010), la « valence différentielle des sexes » (les femmes sont partout subordonnées aux hommes qui inventent un monde, réel et symbolique, assurant leur pouvoir) et « l’inceste de deuxième type ». En 1967, elle entre au CNRS dans le Laboratoire d’anthropologie sociale de Claude Lévi-Strauss. En 1978, elle obtient la médaille d’or du CNRS (pour son traitement informatique des alliances matrimoniales) et est élue directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle succède à Claude Lévi-Strauss à la direction du laboratoire puis, en 1982, au Collège de France (à la chaire d’étude comparée des sociétés africaines) jusqu’en 1999. Son successeur au Collège de France est Philippe Descola (né en 1949). Elle a été présidente du Conseil national du sida, représentante de la France au Conseil scientifique de l’université des Nations unies, membre du Conseil consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie ou encore vice-présidente de la Fondation Médéric-Alzheimer. Elle n’a jamais refusé d’intervenir dans les médias sur des questions sociétales, comme le mariage pour tous, la pénalisation des clients des prostituées, l’homoparentalité ou encore l’affaire Harvey Weinstein, sur le harcèlement sexuel. Elle a vécu une vingtaine d’années avec Marc Augé (né en 1935), qu’elle a rencontré en 1971 au colloque international sur la notion de personne en Afrique noire organisé par Germaine Dieterlen [2]. Puis, ils se sont revus au séminaire de Claude Meillassoux, de 1972 à 1974, sur l’esclavage en Afrique précoloniale et ont fini par cohabiter… « Nous nous nourrissions intellectuellement l’un et l’autre, je pense, se souvient-elle [3], et cette entente allait bien au-delà de la participation commune à des mêmes projets. Il arrivait toujours à me surprendre. Je ne sais pas vraiment ce que j’ai pu lui apporter, mais je sais ce que lui m’a apporté et, en premier lieu, cette capacité à saisir l’insaisissable et à le transmettre. »
2C’est la différence entre les hommes et les femmes et la hiérarchie qui en découle, du moins du côté des hommes qui dominent les femmes, comme une évidence naturelle, que Françoise Héritier va explorer justement pour démontrer qu’elle n’a rien de « naturelle » ! « La procréation, m’explique-t-elle, vient de l’homme. Les enfants résultent des hommes. Du coup, les femmes deviennent une denrée. Si les hommes veulent avoir des fils, il faut qu’ils s’approprient des épouses. La prohibition de l’inceste correspond à ce moment, tel que l’a décrit Lévi-Strauss, où, pour créer un lien social pacifique, les hommes sont obligés d’aller prendre des épouses ailleurs. » Ce qu’elle apporte, poursuit-elle, au schéma de Claude Lévi-Strauss, c’est que « hommes et femmes aient eu la conviction que les hommes avaient le droit de disposer du corps de leurs filles et de leurs sœurs pour les échanger. » C’est cela la « valence différentielle des sexes ». Par ailleurs, cette volonté d’avoir des enfants va consolider l’hétérosexualité au détriment de l’homosexualité, telle une norme sociale. Quant à « l’inceste du deuxième type », elle s’en explique à Jacques André [4] : « Si je considère que l’inceste de deuxième type des deux sœurs et de leur mère est l’inceste fondamental, c’est parce qu’il y a là une triple conjonction de la forme, de la nature (la consanguinité) et de la chair. Cette conjonction existe aussi dans le rapport père-fils. Pourtant j’ai placé en premier le rapport mère-fille parce qu’elles sont en plus issues l’une de l’autre, par l’accouchement. Dans le rapport père-fils, on peut bien dire aussi qu’ils sont issus l’un de l’autre, mais par une médiation qui est celle du corps de la mère ; le fils est au premier chef l’enfant de cette mère-là. » Toutes les sociétés se construisent sur « cet ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable et la valence différentielle des sexes. » Cette dernière s’avère profondément ancrée dans la culture des humains, depuis les temps les plus reculés, archaïques, et s’en débarrasser ne va pas de soi. Bien sûr, elle admet que des évolutions se profilent, via l’école, la législation (droit à l’avortement, autorisation de la pilule), le contrôle de la prostitution (elle s’élève contre l’idée que l’homme ne peut maîtriser son désir de copuler et qu’il lui faut de suite une femme disponible !), l’instauration de la parité dans la Constitution, etc.
3Dans Retour aux sources (2010), elle précise un certain nombre de choses sur son rapport au terrain et à l’enquête. Elle avoue que c’est à l’occasion d’un déménagement qu’elle retrouve un texte écrit en 1978 ou 1979 et souhaite alors l’éditer, d’où une introduction contextuelle. Elle se rend compte alors que l’ethnologie (ce travail obstiné, méticuleux, laborieux, qui relève et relate des faits et des gestes de la population étudiée, observée, décrite…) qu’elle a tant aimé pratiquer ne pouvait plus concurrencer l’anthropologie, plus noble, plus générale, plus systématique. Aussi réhabilite-t-elle l’ethnologie en accordant au « je » sa part, trop souvent bradée, rejetée au nom de l’objectivité scientifique. Or, elle considère qu’aucune discipline, sauf peut-être les mathématiques, n’atteint l’objectivité : « dans les sciences de l’homme, il est permis aussi, au-delà de la subjectivité du regard, de la méthode et du compte rendu, d’espérer observer des régularités et, à partir d’elles, d’énoncer avec prudence des lois. C’est pourquoi l’ethnologie est nécessaire, en sachant que s’y confrontent toujours deux subjectivités. » L’ethnologue se doit d’avoir un terrain, mais personne n’est vraiment informé et prêt à s’y rendre : « […] rien ne prépare jamais au choc qu’est le premier contact ni, plus encore, à l’émotion des retrouvailles quand on revient, comme rien ne prépare l’ethnologue à cet étrange tohu-bohu intime que représente pendant des années le va-et-vient entre deux cultures. » Elle a toujours aimé ce travail sur place, malgré l’écart entre elle et la « population » étudiée, puisqu’elle voyageait dans le monde, alors que les Samo restaient dans leur village pour travailler la terre, avec une rare opiniâtreté. C’est pourtant là qu’elle comprend leur « monde » : « Que les femmes perdent du sang, qu’elles font les garçons comme les filles, que le sperme est fécondant, que la vie se traduit par le sang et la chaleur, qu’un corps chaud fait exsuder de l’humidité (sueur, condensation, buée, rosée…), que le corps a trois ombres dans certaines conditions de lumière, que des enfants sont de façon confondante le portrait de leur grand-père, que les arbres bruissent…, tous ces faits qui m’ont été expliqués sont autant de butoirs et d’évidences interprétées, dont l’association faite par l’esprit canalise la mise en forme d’un système de représentation particulier qui ordonne le tout. En quelque sorte, il y a des racines corporelles de la pensée, ce qui permet d’atteindre un niveau fondamental universel : mêmes données de la perception, interprétées par des mêmes systèmes neurovégétatifs, cérébraux et émotionnels. » Elle se rend compte que penser ce local revient à comprendre le global, ou pour le dire autrement que dans ce « terrain » minuscule, comparé à l’échelle de la Terre, elle y trouve une explication de ce qui divise et oppose les sexes, en les hiérarchisant. « La hiérarchie existe, entre les forces naturelles, entre les règnes (supra-humain, humain, animal, végétal), entre les occupants humains de la terre, entre les générations, entre les sexes. Elle est à la fois validée par le système d’interprétation et régulée à un autre niveau : certes, les hommes sont socialement et foncièrement inégaux, mais chaque groupe doit, à sa mesure qui définit ses compétences, participer à la recherche du bien commun, c’est-à-dire au maintien de cet équilibre idéal qui est le garant de la bonne venue de la pluie, de la fécondité et de l’absence de malheur. » Si ses travaux savants exigent une grande attention du lecteur et l’invitent à se doter de tout un vocabulaire technique, même si elle évite l’emploi de tout jargon, ce sont dans ses dernières publications, plus personnelles, qu’elle ose adopter une écriture littéraire. « Pour moi, écrire est une étape ultime, explique-t-elle dans son article pour Marc Augé en 2010, un exutoire organisé de l’ensemble du travail de réflexion et de documentation antérieur auquel je me suis livrée. Il me faut être bien sûre de ce que je vais avancer. » Elle admirait son talent d’auteur, ses dernières publications n’ont rien à lui envier… Françoise Héritier a dû, pour devenir une anthropologue connue et reconnue, se battre contre les préjugés sexistes tenaces à l’université ; aussi coopère-t-elle aux actions et revendications pour l’égalité des sexes menées par les féministes, dont elle se réclame. Françoise Héritier ? Anthropologue et féministe.
Références bibliographiques
Ouvrages de Françoise Héritier
- Aspects humains de l’aménagement hydro-agricole de la vallée du Sourou, avec Michel Izard, Antony, Les auteurs, 1958.
- Bouna, monographie d’un village pana de la vallée du Sourou, Haute-Volta, avec Michel Izard, Antony, Les auteurs, 1958.
- Les Mossi du Yatenga. Étude de la vie économique et sociale, avec Michel Izard, Antony, Les auteurs, 1959.
- L’exercice de la parenté, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1981.
- Les Complexités de l’alliance, avec É. Copet-Rougier (dir.), quatre tomes, Paris, éditions des Archives Contemporaines, 1990-1994.
- Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994.
- De l’inceste, avec B. Cyrulnik et Agnès Naouri (dir.), Paris, Odile Jacob, 1994 [rééd., 2010].
- Masculin/Féminin, tome 1, « La pensée de la différence », Paris, Odile Jacob, 1996 [rééd., 2008] et tome 2, « Dissoudre la hiérarchie », Paris, Odile Jacob, 2002 [rééd., 2008].
- De la violence (dir.), tome 1, Paris, Odile Jacob, 1996 [rééd., 2005] et tome 2, Paris, Odile Jacob, 1999 [rééd., 2005].
- Contraception : contrainte ou liberté ?, avec É.-É. Baulieu et H. Leridon (dir.), Paris, Odile Jacob, 1999.
- Corps et affects, avec M. Xanthakou (dir.), Paris, Odile Jacob, 2004. L’identique et le différent, entretiens, Paris, France Culture/L’Aube, 2008.
- Une pensée en mouvement, entretiens, Paris, Odile Jacob, 2009.
- La différence des sexes explique-t-elle leur inégalité ?, Paris, Bayard, 2010.
- Retour aux sources, Paris, Galilée, 2010.
- Le sel de la vie, Paris, Odile Jacob, 2012.
- Sida, un défi anthropologique, textes rassemblés par Salvador D’Onfrio, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
- Le goût des mots, Paris, Odile Jacob, 2013.
- Au gré des jours, Paris, Odile Jacob, 2017.
Sur l’œuvre de Françoise Héritier
- En substances. Textes en hommage à Françoise Héritier, sous la direction de J.-L. Jamard, E. Terray et M. Xantankhou, Paris, Fayard, 2000.
- Une anthropologue dans la Cité. Autour de Françoise Héritier, sous la direction de Marie-Blanche Tahon, Outremont, Athéna, 2010.
- « Les incertitudes de l’inceste. Autour de l’anthropologie symbolique de Françoise Héritier », Incidence, no 9, 2013.
- « Françoise Héritier », Cahiers de l’Herne, 2018.
Notes
-
[1]
Cf. « L’invitée : Françoise Héritier », entretien avec Thierry Paquot, Urbanisme, no 375, nov.-déc. 2010, p. 81-88.
-
[2]
Cf. La notion de personne en Afrique noire, sous la direction de Germaine Dieterlen, Paris, CNRS éditions, 1973, réédition chez L’Harmattan, 1993. Le texte de Françoise Héritier s’intitule « Univers féminin et destin individuel chez les Samo » (p. 243-254) et celui de Marc Augé « Sorciers noirs et diables blancs. La notion de personne, les croyances à la sorcellerie et leur évolution dans les sociétés de basse Côte-d’Ivoire (Alladian et Ébrié) » (p. 519-527).
-
[3]
Cf. « Saisir l’insaisissable et le transmettre », par Françoise Héritier, L’Homme, no 185-186, 2008, dossier « L’anthropologue et le contemporain. Autour de Marc Augé », p. 45-54.
-
[4]
Cf. « Inceste et substance. Œdipe, Allen, les autres et nous », entretien avec Jacques André, Incestes, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 91-133.