Couverture de HERM_080

Article de revue

Le regard des correspondants étrangers d’Hermès

La cohabitation culturelle en Océanie

Pages 297 à 299

1Dans le contexte du Pacifique, le postulat de ce qu’on a nommé la « troisième mondialisation » – importance de la diversité culturelle, de la communication et de la mobilité – est cohérent avec le vécu des sociétés îliennes, et ce depuis longtemps. À travers un océan qui constitue près d’un tiers de la surface de la planète, il s’agit de sociétés plurielles où la communication, c’est-à-dire l’échange, est un facteur vital et la mobilité de plus en plus marquée. Ce dernier phénomène n’a rien de nouveau, d’ailleurs, car en partant de l’Asie du Sud-Est il y a plusieurs milliers d’années, les Océaniens traversent les mers dans de grandes vagues de navigation sur plusieurs siècles, sans doute la plus grande migration de l’histoire de l’humanité, pour constituer ce que l’Occident appellera les espaces « micronésien », « mélanésien », « polynésien » comme s’il s’agissait – faussement – de vases clos.

2À notre époque d’une nouvelle mondialisation, ce phénomène de déterritorialisation s’exprime dans le fait que de nombreux insulaires vivent ailleurs que dans leurs îles natales – dans certains cas ils sont même plus nombreux ailleurs – ou ne vivent pas uniquement dans leurs îles natales, car ces populations mobiles ne se déplacent pas à sens unique : ils font dorénavant des va-et-vient réguliers en une circulation des personnes qui accompagne celle des biens et de l’argent qu’ils envoient à leurs familles dans leurs « propres » îles d’origine, depuis des métropoles qui elles-mêmes évoluent et se déplacent (Europe, États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Calédonie, etc.).

3Ces peuples, dont la structure sociale privilégie le groupe (famille, clan, tribu) – et donc où le relationnel l’emporte sur l’individu –, connaissent le phénomène du réseau, non pas comme concept mais comme élément fondamental de leur réalité sociale et culturelle, qui ne fait que se reproduire autrement dans la vie migratoire ou cette circulation persistante.

4Cela signifie aussi qu’ils ont l’habitude de négocier leurs identités : familiale, clanique, territoriale, adhésion religieuse. Cette négociation est d’autant plus pertinente qu’on est souvent soi-même l’autre. Ceci ne va pas seulement à contre-courant de « l’essentialisme » ethnocentrique de l’époque coloniale que met en cause la critique postcoloniale. Il s’agit de quelque chose de plus « essentiel » vis-à-vis de la reconnaissance de cette diversité dans un espace culturel où diversité ne rime pas avec isolement. Comme le rappelle l’écrivain et sociologue polynésien Epeli Hau’ofa, pour qui l’océan a toujours réuni plutôt que séparé les îles et les peuples – « nous sommes l’Océan » –, on peut avoir une vision océanienne comme ensemble diversifié sans penser à « l’éparpillement » ou à « l’isolement » des parties constituantes.

5L’Océanie est le bassin de la plus riche diversité linguistique au monde – un quart des langues parlées sur notre planète sont océaniennes, pour une population qui compte à peine 0,01 % de ses sept milliards d’habitants. Dans ces conditions le concept, voire la pratique de la « traduction » est courant dans beaucoup de ces territoires où le plurilinguisme des individus dépasse de loin le cadre langagier des « grandes langues » issues de la colonisation (anglais, français).

6L’Océanie serait donc un cas typique de la mondialisation de par sa façon exemplaire d’être un cas à part. On peut penser que l’espace océanien est à l’image de l’Internet : ce n’est pas vide ; il y a toujours un « entre », une connexion, une circulation. Cela concerne notamment la communication : la diversité linguistique et culturelle y est d’une importance capitale, dont on doit tenir compte pour comprendre le fonctionnement de ces sociétés et pour assurer le « vivre-ensemble » et le bien-être de la vie politique. Après tout, c’est la reconnaissance de la diversité culturelle dans le Pacifique, certes sur fond des « événements » en Nouvelle-Calédonie (1984-1988), qui a fait que la France a dépassé sa propre Constitution pour reconnaître, avec l’accord de Nouméa (1998), qu’elle est autre qu’elle-même. Mais l’absence de vraie politique communicative menace le fragile fondement du « destin commun » dans cette même collectivité à la veille du référendum (octobre 2018) sur « l’indépendance ».

7Dans le Pacifique, la religion n’est pas un facteur de tension – du moins les clivages protestants-catholiques ne sont plus un facteur d’instabilité comme ils ont pu l’être naguère en relayant les rivalités entre les grandes puissances coloniales : le christianisme est intégré au point où les États indépendants des années 1960 et 1970 l’ont souvent inscrit dans leurs constitutions, d’autant plus qu’il peut s’agir d’un syncrétisme. Mais la question identitaire, elle, peut être à double tranchant : d’une part, valorisation de la culture, revendication des droits, et d’autre part leurre qui cache le piège des divisions sociales et « ethniques ». Le cas de Fidji en dit long, où dans un contexte de « tensions ethniques » (indigènes, Indo-Fidjiens) une suite de coups d’État (1987, 2000, 2006, prolongé en période autocratique jusqu’à 2014) a balayé l’espoir d’un « Pacific Way » consensuel prôné naguère par les leaders fidjiens au lendemain des indépendances.

8Le Pacifique peut donc être considéré comme exemplaire de la « troisième mondialisation » jusqu’à en incarner certaines des menaces : montée de « l’ethnicité » ; disparition rapide des savoirs traditionnels ainsi que celle de la biodiversité et de la diversité culturelle ; perte inquiétante des langues vernaculaires ; usage, voire appropriation abusive, de formes traditionnelles de connaissance ; manque sinon absence de partage équitable des profits tirés de la culture (témoin la mélodie Rorogwela de Malaita, îles Salomon, transformée en tube à succès international par le duo français Deep Forest, en passant par un ethno-musicien faisant une collecte au nom de l’Unesco).

9Il y a pourtant des contre-courants, par exemple le festival des Arts du Pacifique qui a lieu tous les quatre ans dans une aire culturelle différente de l’Océanie, tantôt de la Polynésie, tantôt de la Mélanésie, tantôt de la Micronésie. Pendant trois semaines, cette fête d’échanges de coutume et de culture ainsi que d’informations comme connaissances et base de réflexion montre à quel point ces aires sont des vases communicants, et non pas clos. Il s’agit d’un exemple de promotion culturelle à l’opposé de celle des « industries culturelles ».

10Mais il y a aussi des intérêts économiques qui rejoignent la mondialisation : entre autres, écologie du tourisme en rapport avec les préoccupations de la COP21, etc. ; souci de gérer la propriété intellectuelle suivant la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886) tout en voulant l’adapter mieux à l’Océanie (à la place d’une vision occidentale individualiste aux dépens de l’identité du groupe, reconnaître l’importance du relationnel dans la production des « œuvres » et objets qui ne sont pas toujours d’ailleurs conçus comme de « l’art » par les peuples concernés).

11Il n’en reste pas moins des paradoxes, même si ceux-ci s’expliquent par des enjeux géopolitiques aussi bien que par le contexte local : ainsi, sur les 145 pays membres de l’Unesco qui ont signé la Convention sur la protection de la diversité des expressions culturelles (2005), seuls deux sont des États insulaires « océaniens » : Samoa (2015) et Timor-Leste (2016) – et encore sans ratification. Certes, la pression, notamment des États-Unis, a pu s’exercer sur certains petits États du Pacifique (en Micronésie, par exemple). Mais on comprend aussi que les ressources manquent et des choix stratégiques doivent être faits : investissement par exemple dans une autre dimension de l’Unesco pour faire inscrire des sites sur la liste du Patrimoine mondial. Sans parler d’une certaine méfiance éventuelle vis-à-vis des instances internationales : à l’instar de l’Organisation mondiale du commerce, où seuls trois États pacifiques, sur les 165 membres, ont adhéré malgré de grandes pressions qui ont été exercées sur eux.

12Mais si on voulait un exemple où communication et cohabitation culturelle vont ensemble et du fait que ces sociétés peuvent, face à la mondialisation commerciale, réussir une négociation qui tourne à profit le même phénomène de la mondialisation, on pourrait la trouver peut-être dans le grand succès en Polynésie française – véritable phénomène social – du film (2016) de Disney Vaiana : la légende du bout du monde, traduit en tahitien, qui a donné une impulsion à l’apprentissage de cette langue sur place dans un contexte où les langues autochtones se trouveraient par ailleurs sur une trajectoire qui marquerait leur déclin. Situation gagnant-gagnant – restitution de la tradition dans une négociation mondialisée – à condition d’inscrire cette évolution, cette cohabitation culturelle, dans la continuité… ?


Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0297

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