1La communication, c’est encore, et toujours, l’épreuve de l’autre. C’est-à-dire une expérience perpétuellement renouvelée et dont personne ne peut garantir, a priori, qu’elle réussira. C’est pourquoi au moment où il n’y a jamais eu autant de messages, d’échanges, d’interactions, la question de la communication reste toujours aussi incertaine, mystérieuse. « Informer n’est pas communiquer. » Voilà une des grandes ruptures de ce siècle expliquant d’ailleurs en grande partie pourquoi la communication humaine, toujours incertaine voire décevante, reste finalement moins légitime. Et pourquoi on lui préfère la communication technique… Et c’est pourtant cette communication humaine qui demeure la grande question parce que vivre, c’est finalement communiquer. Et si la communication technique fascine, c’est bien finalement toujours la communication humaine qui intéresse !
2D’où l’intérêt d’élargir la problématique de la communication au triptyque communication, incommunication, acommunication pour mieux comprendre les multiples logiques de la communication. Cet élargissement devrait éclairer les relations de plus en plus complexes entre information, signes, images, textes, sons… Entre communication et incommunication se glissent la négociation, la traduction, la cohabitation, la polysémie, l’altérité, les identités, les projections, les contentieux, les parasites… Bref toute une gamme de situations et d’échanges qui ont été jusqu’à présent peu étudiées. Le paradoxe ? C’est la multiplicité et la facilité des échanges qui obligent à une réflexion plus complexe sur les rapports entre information et communication, communication et incommunication, communication humaine et communication technique, alors même que l’on aurait pu penser que tout devenait plus simple…
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4La grande rupture, c’est la montée en puissance de l’incommunication, au fur et à mesure qu’il est de plus en plus facile d’échanger. L’incommunication ? Le fait de ne pas se comprendre. Certes, cela n’interdit pas l’existence d’un code commun, d’une langue et de références culturelles pour « se parler », mais sans pour autant « s’entendre »… L’incommunication, ou la première manifestation de l’altérité. Elle va du malentendu à l’incompréhension, au désaccord, à l’incompatibilité, à la querelle, à l’absence de volonté commune, à la discordance… C’est la rupture de l’échange, de la négociation. Par contre, avec l’acommunication, il n’y a même plus de cadre commun. On est « étrangers ». L’altérité est plus radicale. C’est la rupture de tout « contrat » de communication. Avec l’acommunication, on est proche de l’indifférence, voire de l’hostilité.
5Penser l’incommunication, c’est s’intéresser à ces quatre ruptures : la différence entre information et communication ; le décalage entre communication humaine et communication technique ; les relations compliquées entre information, culture, communication et connaissance ; l’altérité comme horizon de la négociation.
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7L’altérité ; voilà donc la question centrale de la communication, dont le récepteur est la première figure, et qui empêchera toujours le triomphe d’une approche rationnelle et prédictive. C’est probablement cette impossible réduction à une logique rationnelle qui explique les éternelles ambivalences à l’égard de la communication, et la recherche, grâce aux séductions techniques, des moyens pour réduire les effets imprévisibles de cette communication toujours à recommencer.
8Apparemment, l’altérité « n’existe plus », le monde est fini, connu, visible. Et pourtant, l’altérité n’a jamais été autant réelle, simultanément. Hier, on ne voyait pas l’autre, il était lointain et l’on se disputait entre voisins proches. Aujour d’hui tout le monde voit tout le monde, du bout de son smartphone et de son ordinateur. En permanence. En instantané. Sans avoir forcément rien de plus à se dire… Mais l’autre est là. On ne peut plus faire semblant de l’ignorer, comme on l’a fait pendant des siècles. Non seulement on n’est pas certains de se comprendre, mais il faut en plus se respecter. La communication apparait donc bien comme le concept central du monde ouvert. Communiquer ou cohabiter ? En tous cas, gérer l’obligation de se respecter. Cela change tout. Il y a donc à la fois un rêve d’intercompréhension facilité par la réalité d’un monde technique transparent et cette non moins réalité d’une cohabitation encore plus difficile à réussir aujourd’hui justement parce qu’on ne peut plus s’éviter…
9Les épreuves de la communication moderne obligent non seulement à revaloriser toutes les problématiques de l’altérité, mais aussi celle du temps qui échappe à la vertigineuse idéologie de la vitesse. Retrouver le temps et aussi l’érudition pour remettre en perspective historique et culturelle les révolutions de l’instant. Prendre de la distance par rapport aux promesses d’aujourd’hui. Relativiser, comparer et surtout valoriser l’humour, seul moyen de prendre ses distances par rapport aux promesses d’un monde encombré d’informations et de performances.
10Lutter pour préserver l’ouverture et la polysémie des mots, revaloriser les dimensions humaines, sociales et culturelles, limiter l’emprise de la technique, si rassurante, et finalement si frustrante. Bref, retrouver toutes les dimensions qui apparemment « encombrent » la communication, mais lui permettent en réalité de gérer les hommes et l’Histoire. Réduire les prétentions rationalistes et techniques. Assumer une certaine modestie. Lutter contre les idéologies scientistes et techniques aujourd’hui dominantes, comme il faudra lutter demain si par hasard l’idéologie sociale analysant tout en terme de « domination » et de « hiérarchie » et de « pouvoir » venait à envahir le champ de la communication.
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12La question centrale reste bien celle de la relation. Se frotter à l’autre. En affronter l’expérience. Échapper aux mondes virtuels. Sortir de l’information et des données. L’expérience, avec toutes ses limites, comme antidote aux mondes abstraits avec toutes leurs séductions. L’expérience pose directement la question de savoir à quelle condition cohabiter, pour se respecter, sans se dominer. Cohabiter, c’est-à-dire échapper à tous les réductionnismes et accepter que la question de la communication-négociation reste toujours ouverte. Cette philosophie apparemment modeste de la communication permet peut-être d’aborder le défi du xxie siècle qui est celui de l’incommunication. « La fin des distances physiques a révélé l’immense étendue des dis tances culturelles » contre lesquelles les performances de la communication technique ne peuvent pas grand-chose. C’est la conquête même de la mondialisation qui remet la question anthropologique, apparemment modeste, de la communication au centre de la diversité culturelle et de la cohabitation.
13Ni l’abondance de l’information, ni le flux des interactions ne résoudront cette question de l’altérité dans un monde ouvert et transparent.
14Avec la communication, on n’échappe pas à une interrogation métaphysique sur la place de l’un par rapport à l’autre.
15La redécouverte de la place irréductible de l’incommunication, voire de l’acommunication, n’est d’ailleurs pas un échec, au contraire. Elle rappelle simplement que ces deux dimensions apparemment contradictoires font partie de la même réalité ontologique. C’est d’ailleurs cette impossible satisfaction pour une « communication réussie » qui relance sans cesse ce processus, qui est aussi, finalement, celui de la vie.
16Le défi aujourd’hui est toujours le même, passer de l’information à la communication, du message à la relation, du même à l’épreuve de l’altérité.
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18Dans tous les cas, il est essentiel de penser ce tournant communicationnel, aussi fondamental que l’a été celui de l’écologie hier. Avec cette différence majeure, qui ne simplifie pas la question : la nature et les animaux sont fondamentaux à tout équilibre, mais les deux parlent peu. En tout cas beaucoup moins que les êtres humains qui n’arrêtent pas de communiquer, et de plus en plus sans jamais se comprendre, ni avoir envie d’arrêter d’échanger ni de vouloir se dominer ou s’influencer… Et ce tournant oblige à reconnaître l’égalité des partenaires, l’horizon de l’incommunication, la nécessité de la négociation, la perspective de la cohabitation.
19Le monde interactif tourne en réalité sur lui-même. Toutes les proximités permises par les expressions de soi et les interactions techniques ne garantissent aucun dépassement des innombrables égoïsmes. La révolution de la communication ne se comprend que liée à un projet politique démocratique qui la dépasse. Or pour le moment c’est la révolution de la communication qui semble, en elle-même, être la révolution politique…
20Oui l’information et la communication sont des concepts essentiels, tant pour les connaissances que pour la communication humaine et technique. Mais tout est à repenser. La revue Hermès depuis trente ans, avec optimisme, liberté et non conformisme, contribue avec d’autres à essayer de construire ce champ de recherche encore plus complexe que celui de l’écologie. Il a fallu cinquante ans pour que les précurseurs de la révolution de l’écologie se fassent entendre. Combien de temps faudra-t-il pour que les recherches sur la communication reçoivent la légitimité qu’elles méritent ? L’information et la communication sont l’objet d’une excessive idolâtrie technique et cognitive et d’une insuffisante prise en compte des enjeux théoriques, culturels et sociaux qu’elles mettent en œuvre. Comme si par une sorte de masochisme ontologique les hommes préféraient s’en remettre aux techniques plutôt qu’à une réflexion sur les condition de l’ouverture au monde, et à l’autre.
21En réalité, plus les techniques semblent pouvoir décupler les capacités humaines de communication, plus il faut garder à l’esprit que l’essentiel n’est pas là. Il est plutôt dans cette question : à quelles conditions cette ouverture sur l’autre peut-elle éviter de conduire à une plus grande indifférence, voire hostilité… ?