1Ils sont immenses, en dépit du travail de défrichage entrepris par Hermès avec ses trois collections, et des travaux menés ailleurs qui essaient aussi de sortir du discours commun depuis deux générations. La difficulté de ce champ de recherche est son immensité. Des neurosciences à la diversité culturelle en passant par la politique, les sciences cognitives et les incommunications religieuses. Tout est là, à penser, à condition de ne pas oublier l’humour, l’ironie, pour essayer de desserrer l’étau de la technique dans la communication. En réalité, ce qui est en cause, c’est moins la place exorbitante de la technique que le vide politique et anthropologique concernant cet immense domaine. À la limite, l’omniprésence de la technique permet de ne pas voir le manque de valeurs susceptibles de donner par ailleurs un sens à la mondialisation sans boussole. Et c’est cette absence de boussole qui accentue la valorisation de la communication technique, à qui on demande en plus le soin d’orienter et de donner un sens à ce monde ouvert qui tourne comme une toupie.
2C’est donc bien cette confiance disproportionnée accordée aux techniques dans toute pensée politique qui oblige à ce travail critique, non seulement pour accroître une réflexion sur les failles, les manques, les forces, concernant le statut des techniques de communication dans un univers normatif, mais aussi pour délester ces mêmes techniques d’une responsabilité qu’elles ne peuvent assumer…
3C’est en cela qu’il y a bien deux philosophies politiques de la communication qui s’opposent : celle qui valorise le rôle des techniques, faisant rebondir d’une génération technique sur une autre le soin de réussi une « meilleure » communication mondiale et dont les industries et l’économie sont les alliés. Philosophie largement dominante aujourd’hui et d’autant plus en expansion que le progrès technique paraît sans limite.
4L’autre philosophie, à laquelle j’adhère, minoritaire, insiste au contraire sur la dimension humaine de la communication et donc sur l’importance des choix politiques.
5* * *
6Cinq directions de recherche :
71) D’abord accroître le travail critique pour sortir de l’idéologie techniciste et moderniste. Reprendre les innombrables promesses, performances de ce monde interactif, évaluer et comparer. Sortir du discours encombré des prouesses techniques et manier l’ironie et l’humour, les meilleurs antidotes par rapport au positivisme technique. Se décaler et rire de tout ce qui, des neurosciences à l’homme augmenté, des big data à l’intelligence artificielle et aux robots, annonce le règne de ce monde interactif où grâce à ses innombrables applications, l’homme sera enfin en paix avec lui-même et ses voisins… Ironie, comparaison, humour, évaluation… autant de moyens pour relativiser les promesses de cette furie technologique qui a, de plus, le charme de pouvoir être capable d’apporter les solutions universalistes à un monde qui ne sait plus quoi faire de sa liberté et de ses performances techniques…
8Détechniciser la réflexion sur l’information et la communication. Développer des travaux scientifiques interdisciplinaires. Comparer les modèles culturels sans les hiérarchiser. On ne pense ni ne rêve ni ne communique de la même manière d’un bout à l’autre du monde. Élargir la réflexion au-delà du numérique. Arrêter de répéter que toute la problématique des médias de masse est « dépassée ». On a besoin, et depuis toujours, de toutes les techniques de communication pour essayer, quand on le veut, de se comprendre.
9L’histoire des techniques prouve que, du livre au cinéma et à Internet, les techniques « antérieures » n’ont jamais disparu. Il y a certes un progrès technique évident, magnifique, séduisant, mais celui-ci ne suffit pas à faire un progrès dans la communication. L’homme a besoin de toutes les « applications techniques » pour essayer de s’exprimer et d’écouter l’autre… D’ailleurs, il est indispensable de ne pas abandonner les médias aux seules lois du marché, sous couvert « d’efficacité » et de « modernité », au moment où il faudra, au contraire, faire entrer Internet dans l’espace de la régulation et de l’intérêt général. Éviter ce chassé-croisé qui serait ridicule entre les médias abandonnés aux seules lois du marché, au moment où il faut justement sortir Internet des marchés pour l’encadrer par des valeurs d’intérêt général…
10Critiquer l’impunité dont bénéficient les industries impériales, trop souvent identifiées au « pur » progrès est indispensable pour retrouver un peu de marge de manœuvre. Aucune puissance industrielle et financière n’a jamais bénéficié d’une telle impunité.
11Éviter que la pensée politique qui obligera bientôt les GAFA à entrer dans la légalité politique démocratique étouffe l’autre question, beaucoup plus fondamentale, concernant la dimension anthropologique d’un monde dominé par l’information, la communication et les interactions. Autrement dit, ne pas oublier que la petite porte de la politique ouvre ensuite sur la grande porte de l’anthropologie. Surtout qu’il s’agit de techniques qui portent sur soi et l’autre. Et pour cela, lutter notamment contre l’idéologie de la vitesse. Avoir maîtrisé le temps et l’espace ne garantit nullement une meilleure intercompréhension. La lenteur est au cœur de tous les processus d’échanges humains et sociaux. Cet effort de connaissances à fournir légitime encore plus la multiplication de filières universitaires et les études comparatives. Retrouver par les connaissances, l’histoire, la culture, la comparaison, d’autres dimensions que les performances techniques.
122) Ensuite, penser les rapports de plus en plus complexes entre information, culture, communication, connaissance. Il y a de moins en moins de liens directs. Non seulement l’expansion de ces quatre activités est considérable, mais on devine, après l’euphorie des trente dernières années de la mondialisation, qu’il ne suffit pas qu’il y ait de plus en plus d’informations ou de big data en circulation pour qu’il y ait de plus en plus d’intercompréhension. Aujourd’hui, le monde technique est synchrone avec les valeurs de l’Occident. Donc l’expérience technique retrouve l’expérience sociale. Demain, les différences existentielles obligeront à plus de distance. D’autres expériences se feront jour. La fausse universalité des trois dernières décennies butera sur des réalités culturelles différentes. Les rapports au monde, à l’espace, au temps, à la géographie, ne sont jamais les mêmes. Plus il y a de vitesse dans l’échange de l’information, plus les visions différentes du temps, de la culture, apparaissent, obligeant à négocier.
13La culture et la connaissance sont autre chose que la somme des informations sur Wikipedia. Ne pas confondre la facilité d’accès à la connaissance avec la connaissance. La facilité des interactions ne suffit pas à augmenter la culture. Il faudra organiser un apprentissage de la cohabitation des expériences, des échelles de temps et des visions du monde. L’abondance d’informations ne suffit pas à créer une culture commune. Donc comparer. Introduire de la relativité, sans pour autant tomber dans le relativisme. Quel équilibre entre l’effet standardisateur d’un modèle culturel commun et la nécessaire prise en compte des différences culturelles ? Ni trop homogénéiser, ni trop relativiser. Tout est possible avec les techniques, créant une sorte de dédoublement et de toute-puissance pour chacun d’entre nous. Retrouver l’expérience, c’est se confronter à toutes les limites dont on pensait pouvoir s’affranchir avec les techniques.
14La grande différence à approfondir concerne l’information et la communication. Dans un cas, le message ; dans l’autre, la relation à l’autre. Pour cela, il faut distinguer les cinq formes d’information et de communication (cf. La communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS éditions, 2015). Pour l’information : l’information service, institutionnelle, relationnelle. Ce sont les trois plus simples et les plus rentables, surtout l’information service. Les deux plus compliquées sont l’information news et l’information connaissance, où il ne faut pas confondre la facilité d’accès à l’information et à la connaissance, avec une transformation de l’information et de la connaissance. Sortir de la pseudo-unité de l’information et mieux connaître les différences entre ces cinq catégories est indispensable. Même chose pour la communication. La communication-partage est l’idéal, mais il y a quatre autres formes, également compliquées : la séduction, la conviction, le contrôle et la manipulation. Les deux concepts sont les deux faces du même enjeu : la globalisation économique, avec la rentabilité et l’efficacité de l’information, face à la mondialisation, avec la reconnaissance de la diversité culturelle et l’obligation de faire cohabiter les identités. L’information, quel que soit le message, par sa rationalité, est indispensable à l’économie mondiale ouverte. Elle en est le symbole, jusqu’aux big data. La communication, par la complexité de l’échange, renvoie à la réalité de la diversité culturelle et à la difficulté de la cohabitation culturelle. Tout est là, dans cette opposition. L’unité et la rationalité de l’information contre la complexité de la communication, qui repose sur la gestion de l’altérité.
15Au point que les deux sens du mot se sont modifiés. Hier, l’information était rare et correspondait à l’événement. Aujourd’hui, elle est abondante, devenue un flux. À l’opposé, la communication était synonyme de relation dans des mondes communautaires. Aujourd’hui, elle est beaucoup plus difficile et souvent imprévisible, correspondant un peu à ce qu’était l’événement dans les logiques de l’information hier. Ce chassé-croisé est important et explique que le xxe siècle correspond à la révolution de l’information, tandis que le xxie siècle est confronté aux incertitudes de la communication. Mais en même temps, ce sont les deux faces du même problème : celui des échanges dans un monde ouvert. Approfondir les différences entre information et communication permet aussi de repenser les contenus des deux autres mots essentiels de ce carré, que sont la culture et la connaissance. Ces différences expliquent également l’opposition entre communication technique et communication humaine. La première est plus efficace que la seconde qui, par contre, correspond mieux à la complexité des rapports entre cultures et mondes symboliques.
163) Troisièmement, aborder la question de l’altérité, essentielle pour donner un sens à la révolution qui pour l’instant repose sur l’hypothèse d’une mondialisation identique. Comment éviter qu’après 60 ans d’une vision lisse et homogène, toutes les promesses de la « révolution numérique » se fracassent sur les murs de la diversité culturelle et de l’altérité ? Plus que jamais, les techniques sont mondiales ; les cultures et les peuples ne le sont jamais. Comment concilier cette rationalité des outils avec la réalité de la diversité culturelle et de l’altérité ? C’est d’abord la question des réseaux et des conditions d’interaction. Si tout est réseau, comment penser le « hors réseau », car il y en a toujours un ? De même, l’augmentation des interactions techniques ne suffit pas à augmenter la communication humaine. Quel lien entre interaction et communication ? C’est aussi l’obligation de repenser le réductionnisme et d’apprendre à négocier avec des univers symboliques différents. Que faire de l’immense altérité, visible, ineffaçable, irrémédiable, irréductible ? Jusqu’où l’accepter ? Accroître les approches anthropologiques pour essayer de mieux comprendre les rapports entre identité, culture et communication.
17Les techniques ne peuvent créer l’universalisme, pas plus qu’elles ne peuvent légitimer un réductionnisme communautaire. Marge de manœuvre faible qui oblige à énormément de travail comparatif, passé et présent. Réintroduire le poids et la diversité des sociétés par rapport à l’apparent universalisme des services, sans tomber pour autant dans une sorte de réification des différences culturelles…
18Le triomphe de la communication technique oblige à repenser les rapports entre individu, communauté et société. Éviter ainsi les réductionnismes. Assumer les tensions entre les dimensions contradictoires de l’existence. Pour cela, parler, échanger, débattre, confronter les modèles, les incompatibilités culturelles et sociales. Palabrer. Perdre du temps là où en on a gagné. Éviter les réductionnismes, qu’ils soient scientifiques, techniques ou sociologiques. Avec la communication, il n’y a jamais de solution homogène. L’hétérogénéité revient vite. On retrouve d’ailleurs ici les limites de l’information. Elle devait simplifier la vision du monde, mais elle ne peut rien finalement sans la question de la communication et sans la relation à l’autre.
19Un exemple de la complexité de ces quatre dimensions (information, communication, culture, connaissance) à l’heure d’Internet et des big data ? Hier, information et communication étaient rares et, finalement, onéreuses. Aujourd’hui, elles sont abondantes et quasiment gratuites. Les flux ne sont plus chers, seuls les appareils ont réellement un coût. Mais jusqu’où l’information et la communication, et demain les connaissances, car il s’agit du même mouvement en faveurs des « biens communs », peuvent-elles être gratuites ? Jusqu’où respecte-t-on ce qui est gratuit si simultanément le gratuit concerne l’information et la communication qui restructurent l’économie et les rapports sociaux ? Si tout est gratuit, qui paye ? Où est la légitimité ? Entre la gratuité et le chacun pour soi communautaire, il y a une difficulté à laisser la place à une réelle altérité. Qu’est-ce qui se paie ? La question du prix est donc bien au cœur de cette économie de l’information.
20Autre défi pour ce carré information, connaissance, culture, information : valoriser les liens entre altérité et communication. S’il n’y a pas de communication sans altérité, celle-ci doit donc trouver sa place dans toute réflexion sur la communication. Et seul le long terme permet de retrouver l’altérité. Et qui dit altérité dit identités culturelles. Repenser ce concept d’identité culturelle est essentiel. Hier, dans un monde fermé, l’identité était l’obstacle à la communication. Aujourd’hui, dans un monde ouvert, où tout circule, c’est l’inverse. L’identité devient la condition de l’ouverture et de la mondialisation. Aux xixe et xxe siècles, l’identité et le nationalisme ont conduit à la guerre. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Pas d’ouverture sans identité. Si on nie l’importance de l’identité, alors c’est la mondialisation comme symbole de l’ouverture et de la circulation qui devient le facteur de guerre. Renversement copernicien visible dans l’expansion des populismes et des nationalismes trop facilement caricaturés. Et dans cette revalorisation de l’identité, il faut distinguer, évidemment, l’identité refuge, fermée, oppositionnelle, et l’identité relationnelle qui est la condition pour qu’il y ait un échange.
214) Quatrièmement, il n’est pas possible d’accorder plus de place à l’information et à la communication dans l’espace public si, simultanément, une légitimité plus grande n’est pas accordée à la diversité culturelle. La diversité culturelle ? La seule réalité permettant de nuancer les effets désastreux d’une rationalisation excessive de l’information. Assumer la diversité culturelle, c’est reconnaître l’importance des identités culturelles, leur rôle comme chicanes essentielles à la communication triomphante.
22Et d’abord reconnaître l’Europe comme le plus grand laboratoire de cohabitation culturelle pacifique existant au monde. 500 millions d’habitants, 28 pays, 26 langues, une multitude d’incompréhensions, de malentendus, et cependant une cohabitation. Les diversités culturelles sont assumées, revendiquées. C’est à ce prix que l’expérience se développe. La reconnaissance de la diversité culturelle rendra évidemment plus compliqués les thèmes autour de la « société du numérique », car il n’y a plus un modèle, mais une multiplicité de modèles de sociétés. La capacité technique ne peut rien contre la différence entre émetteur et récepteur ni contre la diversité des points de vue sur l’histoire.
23L’intérêt de l’Europe, comme domaine de recherche sur la complexité des processus de communication, est qu’elle mélange ouverture, identité et incommunication. Une situation inédite, et surtout assumée au cœur du projet. L’Europe ? Le royaume de l’incommunication. Et c’est au travers de ces incommunications qu’elle se construit, entre rêve, nécessité, projet, utopie. Pour faire progresser cette conscience commune, il faut évidemment rendre obligatoire l’apprentissage de deux langues nationales européennes autres que la sienne. Et faire travailler les différents pays sur les questions qui fâchent pour comprendre pourquoi et comment on s’oppose. Connaître les dissemblances pour sortir progressivement des incommunications. Par exemple, sur les migrations, la solidarité intra-européenne, l’incapacité de l’Europe à valoriser ses propres réussites, les différentes conceptions de la diplomatie… Et les sujets de dissensus ne manquent pas. C’est en les décortiquant que l’on comprendra mieux les ressemblances et différences, et les rapports de plus en plus complexes entre identité, histoire, communication et altérité. En un mot, comprendre et comparer les formes de communication politique éloignées ou contradictoires existant en Europe, espace où tout le monde se parle et échange sans forcément se comprendre… L’Europe devrait être pionnière dans une réflexion sur les GAFA. Sa tradition humaniste et politique est un atout considérable. Et cet esprit critique sera déterminant pour les autres continents qui ne bénéficient pas d’une telle expérience sur plusieurs siècles.
24Au-delà de l’Europe, la mondialisation des techniques bute sur la diversité des espaces publics symboliques ; de l’ONU aux États, aux réunions régionales à la diversité des ONG et aux entreprises mondiales, chacun de ces puissants et nombreux acteurs voit différemment cet « espace public mondial » en gestation. Autrement dit, tous ces découpages de l’espace mondial, qui n’est pas encore « public », sont autant de traces de l’indépassable diversité culturelle. Les outils sont les mêmes, mais tout le reste est différent. Il est indispensable de faire des études de cas pour savoir comment sont structurés ces espaces publics nationaux, régionaux… Et ce sont bien ces décalages entre le caractère mondial des outils et la diversité des réalités historiques et culturelles qui empêchent d’unifier la vision d’un monde. Les contradictions et les tiraillements de l’Europe sont peut-être l’exemple le plus symbolique pour légitimer la confrontation entre mondialisation et diversité culturelle.
25La diversité culturelle, reconnue par la fondamentale convention de l’Unesco de 2005, est le meilleur antidote à l’emprise des GAFA. Et pas de légitimité de la diversité sans reconnaissance de l’importance des industries de la traduction et de l’interprétation. Un minimum de langue commune ne supprime pas l’importance de la traduction. Au contraire ! Si l’on voulait réellement une mondialisation pacifique, alors on reconnaîtrait que la première industrie de cette mondialisation devrait être celle de la traduction. On en est loin…
26Tout ce qui permet de comprendre pourquoi le monde moderne n’est pas une suite de réseaux, d’interactivités, de libertés et d’interconnexions, est essentiel. Rappeler l’importance cognitive, culturelle et politique de ce qui « freine et bloque » est indispensable à un moment où la puissance technologique « apporte » les solutions à toutes les « incommunications ». Et il n’y a pas aujourd’hui que l’Europe comme acteur de la diversité. Il y a toutes les langues et cultures mondiales au-delà de l’anglais conversationnel. La francophonie, par exemple, si elle sortait enfin de sa torpeur. Sans parler de cet acteur essentiel de la diversité : les langues romanes, qui comptent aujourd’hui un milliard de locuteurs.
27On menace beaucoup plus l’équilibre mondial élémentaire en niant les différences culturelles qu’en les reconnaissant. Le morcellement identitaire existe, la globalisation économique peut le nier, mais les industries de l’information et de la communication ne peuvent s’installer qu’à la condition, au contraire, de les reconnaître. Les paradigmes techniques du numérique ne peuvent pas grand-chose contre les violences identitaires, culturelles ou religieuses. C’est en les prenant en compte dans les négociations politiques que ces multiples facteurs de conflit culturel peuvent trouver une solution. En réalité, la politique, la culture, les idéologies, ne sont pas solubles dans les progrès inouïs des techniques de communication. C’est à l’oublier, avec toutes les promesses de la modernité, que l’on risque le retour de bâton. Ou bien la révolution technique renforce une globalisation qui n’est que financière et technique, ou bien elle sert, au contraire, à penser ces innombrables différences culturelles sans lesquelles il n’y aura aucune cohabitation politique pacifique.
28La force des réseaux est de bousculer les équilibres traditionnels, et d’être porteurs de liberté et d’émancipation. Ils ne peuvent conserver leur dimension d’émancipation qu’à condition d’apprendre à cohabiter avec ces altérités culturelles et religieuses. Le monde d’avant les réseaux n’était pas meilleur, loin de là. Et il existe par ailleurs des pouvoirs conservateurs et guerriers aussi dangereux que ceux portés par les GAFA. Mais les promesses des techniques de l’information dépendent aussi de leur capacité à ne pas ignorer les infrastructures politiques, symboliques, culturelles et religieuses qui traversent le monde. Participant au réaménagement symbolique du monde, elles peuvent autant contribuer à une évolution des pensées qu’à une radicalisation contraire. C’est cela, l’ambivalence de l’information et de la communication. D’ailleurs les djihadistes et autres terroristes depuis 30 ans ont parfaitement su utiliser ces nouveaux réseaux sans pour autant être affectés dans leurs choix idéologiques.
29Dans le rapport technologie-culture, même si les influences sont incessantes, ce sont toujours les données culturelles qui l’emportent. Et ceci depuis Gutenberg. Si l’invention de l’imprimerie a eu un rôle primordial dans la diffusion des idées de Luther et de Calvin, c’est à la condition de ne pas oublier l’existence d’une contestation préalable dans l’Église catholique. La culture critique s’était développée bien avant la technique. Ce n’est pas l’imprimerie qui crée la révolte et la Réforme, mais la Réforme qui utilise les nouvelles techniques pour généraliser son combat. Ne pas se tromper d’ordre de priorités. Tout le problème à chaque révolution des techniques de l’esprit est de savoir quelle peut être la proportion entre les données culturelles et techniques et le changement culturel et politique. Nous nous trouvons actuellement à un de ces carrefours de l’Histoire…
305) Enfin, cinquièmement, ce nouvel équilibre à trouver entre technologies de l’esprit, culture et politique oblige le monde académique à assumer ses responsabilités. Travailler l’histoire, évaluer toutes les initiatives depuis un demi-siècle, les échecs, autant que les réussites, débattre, comparer, développer des travaux interdisciplinaires et anthropologiques. Penser les différences. Critiquer les idéologies. Bref, créer une culture et une distance par rapport à la pression technique et économique. Le silence des clercs, et leur suivisme, sont plus que jamais inadaptés. Retrouver une fonction critique, bien silencieuse aujourd’hui, sur ce vaste domaine des technologies de l’esprit où l’on a l’impression que domine au contraire la seule logique de l’adaptation et de la modernité…
31L’idée essentielle est de rappeler qu’il n’y a pas de lien direct entre information, culture, connaissance et communication. Le volume croissant d’informations accessibles ne crée pas pour autant plus de connaissances, de culture, de communication. Tout simplement parce que dans ces trois cas, il ne s’agit pas seulement d’information ! Le temps, les oublis, les cultures, les savoirs, les traditions, etc. jouent aussi un rôle essentiel. L’être humain ne vit pas d’abord d’information, mais de culture, de connaissances, de communication. Wikipedia n’est pas la bibliothèque d’Alexandrie de demain… Bien sûr, tout est en interrelation, mais l’information ne vaut que par rapport aux trois autres dimensions. C’est pour cela que la « révolution de l’information » ne suffit pas à faire une révolution de l’homme ou de la société.
32Elle bute sur ce qui fait sa force et sa faiblesse : la vitesse. C’est la vitesse qui fascine aussi bien pour l’information que pour la connaissance, la culture et la communication. Mais cette vitesse pourrait aussi être le tombeau de cette révolution. On en voit déjà les dégâts avec la vitesse de l’information, où les innombrables détournements l’emportent sur les messages et la vérité. C’est le même problème pour la connaissance, la culture, la communication. Et peut-être encore pire. Si la vitesse est inséparable de l’information et de l’émancipation depuis un siècle, il n’en est pas de même pour la culture et la connaissance, qui requièrent au contraire du temps. La vitesse se révèle être autant un facteur de malentendus et d’hostilités que de liberté. La vitesse, hier progrès, peut devenir demain un fantastique facteur de déstabilisation, voire de conflits.
33* * *
34Trois métiers, en dehors des universitaires, doivent être valorisés.
35D’abord les journalistes. Depuis trente ans, leur critique à l’égard du numérique est trop faible. Ils ont plutôt été enthousiastes, trouvant dans l’explosion de l’information un allié et une victoire. Mais avec l’abondance, tout a changé. Et plus il y a d’information, plus le métier de contrôle de la vérité de l’information par les journalistes est indispensable. L’abondance d’informations ne relativise pas le rôle des journalistes, il le renforce. Sinon, on se noiera dans les rumeurs, manipulations et fake news. Chacun peut accéder à de multiples sources d’informations, mais fabriquer, légitimer et contrôler l’information est un métier avec une tradition, des règles, une déontologie, une histoire. Les journalistes, comme les universitaires, ont en réalité été les victimes du progrès technique. Ils ont pensé naïvement que la révolution technique de l’information créait une révolution politique de l’information. En réalité, c’est face à cette abondance de l’information qu’il faut réinventer les règles déontologiques. Plus il y a d’informations, plus la tentation sera grande de se passer de ces « empêcheurs de tourner en rond » que sont les journalistes, vigies indispensables de la démocratie. Et ce sont les journalistes d’agence et d’investigation qui sont les plus fragiles et les plus indispensables à défendre. Protéger nettement les lanceurs d’alerte, associations, ONG, avocats, syndicats, qui brisent les murs de l’information, car le paradoxe est le décalage entre l’omniprésence de l’information et la puissance des lobbys de toute sorte qui arrivent à empêcher toute vérité de l’information. Il suffit de se rappeler récemment les affaires du Mediator, du bisphénol A, des Panama Papers, de Monsanto ou des Lux Leaks…
36Les journalistes sont aussi au cœur d’une nouvelle réflexion à mener sur les limites de la liberté d’expression. Elle est certes une condition indispensable de toute démocratie et les réseaux se présentent aussi comme la condition d’une liberté d’expression encore plus grande. Mais cela pose deux problèmes. D’abord, celui des limites de cette liberté d’expression. Si tout le monde s’exprime, qui écoute ? Et dans l’expression, il n’y a pas non plus d’égalité. Certains s’expriment plus que d’autres. Et surtout, à l’échelle du monde, les inégalités d’expression sont considérables. Aujourd’hui, avec les réseaux, tout est public, et même « mondialement public ». Cette extension de l’échelle de diffusion de l’expression en change le statut. Autrement dit, il peut y avoir de nouvelles inégalités liées à cette liberté d’expression devenue systématiquement « publique ». Cela affecte évidemment le rôle et le travail des journalistes, mais plus généralement la place et le rôle des acteurs publics. Comment réguler une liberté d’expression sans limite ?
37Ensuite, les interprètes. Ils sont la condition structurelle pour se comprendre. Le temps de la traduction ? C’est celui de la prise de conscience de la réalité de l’altérité. Oui aux 300 mots anglais pour voyager, mais non pour se comprendre réellement. Les interprètes sont les passeurs et les réducteurs d’incompréhensions. On les croit inutiles, on rêve de pouvoir s’en passer ; en réalité, plus le monde s’ouvre, plus ils sont indispensables. La diversité linguistique est le premier passeport contre l’illusion d’une communication mondiale ! La traduction ? La première industrie d’une mondialisation qui mettrait la diversité culturelle et l’altérité au cœur de son projet. Utopique ? Pas plus utopique que de croire qu’avec Internet, les peuples se comprennent… D’ailleurs, il faudra bien comprendre un jour pourquoi il y a une telle fascination pour les techniques, et finalement si peu d’intérêt pour les langues…
38Enfin, les archivistes documentalistes. Plus il y a de données, plus leur compétence est indispensable. Et non l’inverse. C’est le même raisonnement que pour les journalistes. Plus généralement, les intermédiaires professionnels (enseignants, journalistes, traducteurs, documentalistes) ne sont pas les obstacles à la révolution numérique, mais le moyen de rappeler que l’information n’est rien sans l’aller-retour entre le récepteur et l’émetteur, entre information et communication, culture et connaissance. Toujours la même évidence. La révolution technique ne suffit pas à assurer la communication intersubjective. L’interactivité n’est pas synonyme d’intercompréhension.
39Pour comprendre la communication entre les hommes, il faut y ajouter finalement le rôle d’autres hommes. C’est comme pour l’histoire des techniques de communication. Chacune est plus efficace que la précédente, mais aucune ne remplace la précédente. Quant aux réseaux numériques, ils ne sont efficaces qu’à la condition d’être complétés par les médias et d’être intégrés dans une communication humaine… Autrement dit, la performance technique ne suffit pas à améliorer la communication humaine. C’est en cela que la communication est un concept politique indissociable du contexte.
40Ce qui repose la question du rôle et du statut de la communication. Là où l’information unifie et rationalise, la communication gère la cohabitation des logiques et des valeurs. L’information simplifie, et encore plus avec le triomphe de l’information technique. La communication complique, avec l’indépassable altérité du récepteur. C’est la raison évidente pour laquelle on préfère le plus souvent l’information. Et pourtant, il n’est pas possible de se passer de la complexité de la communication, constamment confrontée à la question de l’Autre. En réalité, pas de communication sans incommunication et a-communication. On a besoin des trois ; elles vont ensemble, dans toutes les dimensions de la vie, individuelle et collective. La communication ? Le symbole de la complexité individuelle, sociale, culturelle et politique. Un des concepts essentiels pour penser la rationalité et l’irrationalité, la paix et la guerre.
41La communication humaine se faufile finalement entre le palimpseste et la sérendipité, entre la répétition et l’ouverture, entre le même et l’autre. De quoi être fasciné, ou méfiant, ou les deux à la fois…