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Article de revue

« Le technolibéralisme nous conduit à un “avenir régressif” »

Pages 255 à 258

1Brigitte Chapelain : Qu’est-ce qui a changé pour vous en trente ans dans les rapports entre sciences, techniques et société ?

2Éric Sadin : La technique, en tant que champ relativement autonome, a disparu. Il n’existe plus qu’un monde technoscientifique inféodé aux instances économiques qui dictent les trajectoires à emprunter. Aujourd’hui, il ne demeure plus que du technoéconomique. Il s’agit là d’un fait majeur de notre temps. Historiquement, les scientifiques, les ingénieurs, bénéficiaient d’une indépendance. Depuis le début du xxe siècle, l’industrie les a peu à peu intégrés en son sein, soumettant leurs recherches à des objectifs définis par des bureaux de tendances et les départements de marketing. Il est loin le temps où le mathématicien Alexandre Grothendieck, par exemple, avait appris avec indignation que l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), dont il contribuait à la renommée internationale, bénéficiait de fonds provenant de l’OTAN via le ministère de la Défense nationale français. Il s’était efforcé de faire annuler cette source de financement, mais son initiative essuya un refus de la part de sa hiérarchie, à la suite de quoi il démissionna de toutes ses fonctions au sein de l’institution. Il avait alors fondé, avec d’autres, en 1970, le groupe Survivre et vivre, qui publiait notamment une revue qui témoignait d’une conscience admirable relativement à la responsabilité des scientifiques et des ingénieurs, dont ferait bien de s’inspirer cette corporation qui, selon moi, a dorénavant vendu son âme.

3Brigitte Chapelain : À ce sujet, vous citez des exemples actuels.

4Éric Sadin : Nous savons que l’intelligence artificielle (IA), appelée, à terme, à interférer dans tous les secteurs de la société et tous les pans de nos vies, constitue un enjeu majeur de notre temps. Ceux qui travaillent à ses développements œuvrent au sein d’entreprises qui dictent la nature des programmes de recherche. Voyez le cas de Yann LeCun, un des meilleurs spécialistes français du machine learning, qui a été enrôlé depuis quelques années par la firme Facebook pour diriger l’unité de recherche française sur l’IA. Comment voulez-vous que cette personne puisse manifester une quelconque distance critique ? Aujourd’hui, ce sont les grandes entreprises qui définissent les programmes et les chercheurs s’y soumettent. C’est la triste réalité. C’est pour cette raison que je m’oppose au concept de pharmakon selon lequel la technique serait à la fois remède et poison. C’était peut-être le cas lorsque les artefacts contenaient des formes d’ambivalence dans leurs usages, mais désormais les productions techniques répondent, dans leur quasi-intégralité, à de strictes visées utilitaristes, qui n’offrent aucune alternative dans leurs utilisations. Dorénavant, le monde économique détermine la trajectoire des développements techniques : il n’existe plus que du technoéconomique.

5Brigitte Chapelain : Quels autres facteurs y contribuent ?

6Éric Sadin : Les techno-discours sont puissants et massifs, ils forgent nos représentations. Ils circulent sans que suffisamment de discours critiques ne les contredisent ou démontrent leur inconséquence. Par exemple, à la fin des années 1990, s’est répandue comme une traînée de poudre, de par le monde, l’idée que les réseaux allaient nous conduire vers un âge radieux de l’émancipation. De nouvelles structures relationnelles et communicationnelles se constituaient, une infinité de corpus textuels, sonores et iconiques devenaient subitement accessibles de partout.

7Un lien de cause à effet a vite été établi entre surcroît d’information, facilité de communiquer et possibilité pour les individus de gagner en autonomie et pour les sociétés de construire, grâce à l’apport de tous, des modèles plus éclairés et plus viables. On le sait, les choses se sont passées tout autrement, voyant de façon apparemment paradoxale l’émergence de formes de repli sur soi, et le régime de l’expressivité – à l’œuvre de façon quasi névrotique sur les réseaux sociaux – supplanter celui de la mise en œuvre de projets communs, autrement nommée action politique. Tous ces discours étaient abusifs, fondés sur des raccourcis conceptuels, et se sont imposés comme des vérités de l’époque. En réalité, les réseaux, ont vite été investis et capitalisés par le régime privé. Google a compris, parmi les premiers, que les informations pouvaient constituer le cœur d’un nouveau modèle économique, fondé sur leur traitement structuré et leur exploitation commerciale à diverses fins.

8Brigitte Chapelain : Et qui a conduit ensuite à l’émergence de ce que vous nommez « l’âge de la mesure de la vie » ?

9Éric Sadin : Aujourd’hui, ce qui fut nommé à juste titre, au tournant du nouveau millénaire, « l’âge de l’accès », demeure mais se voit agrégé par un autre mouvement, que je nomme « l’ère de la mesure de la vie ». Car ce ne sont plus seulement les différents champs symboliques (écrit, son, image) qui se trouvent réduits à des codes numériques, mais plus largement le réel qui se trouve réduit à des données. Ce phénomène, actuellement en émergence massive, est rendu possible par la prolifération d’objets connectés et de capteurs, appelés à terme à s’étendre à toutes les surfaces de nos quotidiens. Il s’opère une traçabilité de nos gestes individuels et collectifs, gérée par des systèmes d’intelligence artificielle conçus en vue de deux objectifs majeurs : suggérer des offres de produits et produits supposés adaptés à chaque profil, et instaurer une organisation automatisée des affaires humaines tendue vers leur plus haute optimisation. Ce n’est plus seulement l’attention des personnes qui entend être captée, mais la vie, dans la perspective d’instaurer une société toute entière fondée sur le feedback, la rétroaction, où chaque fragment du réel se trouve collecté et traité en vue de lui faire prendre le meilleur cours supposé, répondant généralement à des intérêts privés ou à de seules visées utilitaristes.

10Brigitte Chapelain : Vous affirmez qu’une puissante doxa entoure les développements actuels de l’intelligence artificielle ?

11Éric Sadin : La doxa techno-libérale est omniprésente ; il relève d’une question de salut public d’analyser les enjeux de façon clinique et désintéressée. Nous ne cessons de gloser sur les possibles conséquences de l’intelligence artificielle, mais sans jamais chercher à identifier sa cause et à l’appréhender au sein d’une vue d’ensemble. Or, son origine peut être identifiée : c’est celle d’un changement de statut des technologies numériques. Car elles se voient chargées d’une fonction dont nous n’aurions, jusqu’à peu, jamais pensé les affecter. Dorénavant, certains systèmes computationnels sont dotés, nous les avons dotés, d’une troublante vocation : énoncer la vérité. Le numérique s’érige comme une puissance alèthéique, destinée à révéler l’alètheia, soit la vérité, dans le sens défini par la philosophie grecque antique comme la manifestation de la réalité des phénomènes à l’opposé des apparences. Il se dresse comme un organe habilité à expertiser le réel de façon plus fiable que nous-mêmes autant qu’à nous révéler des dimensions jusque-là masquées à notre conscience.

12L’intelligence artificielle est appelée à imposer sa loi, orientant du haut de son autorité les affaires humaines. Et ce, non pas de façon homogène, mais s’exerçant à différents degrés pouvant aller d’un niveau incitatif, à l’œuvre dans les assistants numériques personnels conseillant un régime diététique par exemple, à un niveau prescriptif, dans le cas de l’examen de l’octroi d’un emprunt bancaire, jusqu’à atteindre à des niveaux coercitifs, emblématiques dans le champ du travail, voyant des systèmes édicter à des personnes les gestes à exécuter. Désormais, une technologie revêt un « pouvoir injonctif » entraînant l’éradication progressive des principes juridico-politiques qui nous fondent, le libre exercice de notre faculté de jugement et d’action étant substitué par des protocoles destinés à infléchir chacun de nos actes en vue de leur insuffler, presque de leur « souffler », la bonne trajectoire à suivre.

13Brigitte Chapelain : Dans votre dernier livre, vous dénoncez la « silicolonisation du monde » qui favorise cette démission collective ?

14Éric Sadin : La Silicon Valley incarne l’insolente réussite industrielle de notre temps. Elle regorge de groupes qui dominent l’industrie du numérique, les Apple, Google, Facebook, Uber, Netflix, etc. et qui engrangent des chiffres d’affaires faisant rêver les entrepreneurs du monde entier. Toutes les régions du globe cherchent désormais à dupliquer son cœur actuel de métier, soit l’économie de la donnée et des plateformes. Depuis peu, la Silicon Valley ne renvoie plus seulement à un territoire, elle a généré un esprit en passe de coloniser le monde, porté par de nombreux missionnaires : industriels, universités, think tanks, et par une classe politique qui encourage l’édification de valleys sur les cinq continents, sous la forme d’« écosystèmes numériques » et d’« incubateurs de start-up ». La silicolonisation, c’est la conviction que ce modèle représente l’horizon indépassable de notre temps et qui, de surcroît, incarnerait une forme lumineuse du capitalisme. Un capitalisme d’un nouveau genre, paré de « vertus égalitaires » car offrant à tous – du « startupper visionnaire » au « collaborateur créatif » ou à « l’auto-entrepreneur autonome » – la possibilité de s’y raccorder et de s’y « épanouir ». Mais ce qui n’est pas vu, c’est qu’au-delà d’un modèle économique, c’est un modèle civilisationnel qui en train de s’instaurer à grande vitesse, fondé sur la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation automatisée de secteurs toujours plus nombreux de la société.

15Brigitte Chapelain : Comment voyez-vous l’avenir ?

16Éric Sadin : Les tenants de l’industrie du numérique se vantent d’incarner l’avenir et d’œuvrer au bien de l’humanité grâce aux « technologies de l’exponentiel » appelées à « cracker » toutes les structures de la société dans un joyeux feu d’artifice disruptif permanent. Dans les faits, ils nous conduisent vers un « avenir régressif » défaisant en l’espace de moins d’une génération nombre d’acquis issus de luttes menées durant des siècles, à la seule fin d’assouvir leurs intérêts particuliers. C’est pourquoi, il me semble que nous devons, à toutes les échelles de la société, citoyens, syndicats, associations, défendre le bien commun et notre droit à déterminer librement du cours de nos destins. Nous vivons un moment critique. Car c’est maintenant et durant la troisième décennie du xxie siècle que se jouera soit le développement irréfréné d’un technolibéralisme entendant nous soumettre intégralement à ses logiques, soit la sauvegarde des valeurs humanistes qui nous constituent.


Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0255

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