1Pour le quatrième dictionnaire de l’Académie française (1762), la controverse est un terme qui relève du domaine de la religion et « plus ordinairement de la dispute qui se fait sur des points de Foi, entre les Catholiques & les Hérétiques ». Aujourd’hui, le même terme renvoie principalement à des débats ou des disputes qui impliquent des sciences ou des techniques, leurs objets, leurs mesures, leurs effets, mais il s’est débarrassé de son dualisme originaire. Le terme de controverse est devenu un outil d’analyse courant des sciences sociales pour désigner des affaires qui impliquent des technosciences mais qui, loin de s’y limiter, soulèvent des questions de tous ordres. Avec la seconde modernisation, telle que définie par Ulrich Beck, qui interroge le progrès scientifique et ses impacts, ces controverses deviennent en effet de plus en plus nombreuses, de plus en plus prégnantes, de plus en plus débattues (Meyer, 2015a). Elles ne sont plus limitées à un secteur donné (Lascoumes, 2002), mais deviennent transverses. Certes, la science (comme la technique) a toujours donné lieu à des disputes, mais son espace de débat s’est considérablement élargi : non seulement les sujets sont beaucoup plus nombreux, mais surtout les débats sont moins confinés, ils ne sont plus réservés aux professionnels de la science, aux techniciens ou aux experts ; les lieux dans lesquels ces sujets peuvent être discutés se multiplient ; les parties prenantes se font entendre et font reconnaître l’obligation d’entendre le point de vue des profanes.
2Le développement de cette approche n’est pas tant lié à la prolifération indéniable des controverses, mais plutôt à la force d’un programme théorique appuyé sur des méthodes d’analyse (Pestre, 2007). En effet, depuis les premiers travaux en sociologie STS (sciences, techniques et société) à la fin des années 1970, et tout particulièrement l’article fondateur de Michel Callon (republié en 2006) sur le véhicule électrique, l’approche en termes de controverse a donné lieu à de nombreuses recherches pour comprendre ces débats qui mêlent de manière inextricable des gènes, des budgets, des articles de loi, des disputes entre économistes, des effets isotopiques, des appareils de mesure, des usagers en colère, etc. (Akrich, Callon et Latour, 2006). Pour se cantonner à la revue Hermès, elle a par exemple exploré dès ses débuts nombre de ces controverses hybrides : à qui appartient l’image d’une personne (Viera, 1994), comment s’entendent les acteurs impliqués dans le commerce équitable (Bucolo, 2003), comment comprendre le succès médiatique du « déclin de la France » (Bouchard, 2006) ou encore qu’engagent les images de la mort d’un enfant palestinien (Bourdon, 2007).
3Cet article commence par qualifier ce que recouvre la notion de controverse et ce qui permet d’en expliquer la prospérité ; puis il s’interroge sur ce qu’elle fait au politique, et termine en se demandant pourquoi la notion interpelle tout particulièrement les travaux sur la communication, alors même que ceux-ci l’ont longtemps ignorée.
Ce que font les controverses
4Ainsi abordée, la notion de controverse se distingue de celle de polémique, de débat, de dispute, de conflit, de querelle, etc. même s’il y a bien affrontements entre des acteurs, des conceptions, des intérêts différents. Les controverses ne sont pas (seulement) des polémiques dès lors que l’on prend en compte leur caractère instituant (Lemieux, 2007) : on entendra ici que la controverse qui intéresse les sciences sociales ou qui habite la une des journaux est une dispute (ou un conflit) qui performe le monde dans lequel elle s’inscrit. Elle provoque la création de nouveaux groupes d’acteurs, conduit à la production de nouveaux savoirs, modifie les règles et normes. Son périmètre est d’autant plus difficile à circonscrire qu’il s’agit d’un phénomène dynamique dans lequel les options techniques, économiques, sociales, etc. sortent transformées des épreuves subies (Barthe, 2011).
5La controverse est toujours porteuse d’incertitudes liées à des questions à la fois scientifiques, techniques et sociales : qu’il s’agisse du dérèglement climatique, du statut des données personnelles, de l’enfouissement des déchets nucléaires, les « faits » n’y parlent pas d’une voix unique et assurée. Le problème ou les problèmes que lève la controverse sont discutés, mais surtout les termes mêmes des problèmes, la façon de les formuler, leur espace de définition, les parties concernées ne font pas l’objet d’accord. Et il n’y a pas une institution unique, sous quelque forme que ce soit, en mesure d’imposer une issue à la controverse.
6En effet, même sur des questions circonscrites, la science ne peut plus systématiquement être convoquée comme dernier recours, soit parce que les experts ne sont pas d’accord, soit encore parce que les preuves ne permettent pas de trancher. Un bel exemple de ce dernier cas est illustré par le problème des sangliers surabondants dans le Var : pour pouvoir imputer des responsabilités de leurs méfaits (et savoir si c’est la faute des chasseurs qui ont relâché des cochons dans la nature ou si ce sont les sangliers qui se sont par trop reproduits), l’ADN des animaux est testé – mais l’animal se révèle hybride et personne ne sait dire s’il s’agit d’un sanglier, d’un cochon, d’un cochonglier… Cette épreuve, ici, n’arrête rien.
7On voit donc bien que le dualisme ordinaire du savoir (vrai/faux, prouvé/conjectural, etc.) ne fonctionne pas, ou du moins ne fonctionne pas à chaque coup. Cela ne signifie d’ailleurs pas que tous les points de vue qui s’opposent dans une controverse se valent. Le programme fort de David Bloor, auquel font référence nombre de travaux sur des controverses, impose un principe de symétrie qui conduit à analyser dans les mêmes termes les différentes positions qui s’opposent, ce qui pour certains obligerait à une totale neutralité ; mais il s’agit là d’un principe heuristique qui n’empêche pas de reconnaître que toutes les positions ne se valent pas. Accorder de l’attention aux points de vue des positions minoritaires ou illégitimes n’empêche pas l’analyste d’évaluer la valeur des arguments, des expérimentations, des autorités, etc. mobilisés. Les preuves se construisent dans la controverse par l’agrégation d’alliés : des articles scientifiques, des alliances industrielles, des images de microscope électronique, des financements, des citations, etc.
Agentivité et politique
8Cette sociologie des controverses s’emploie donc à reconstituer le cercle des actants impliqués dans un débat, qu’il s’agisse d’acteurs individuels ou collectifs, d’objets, de textes juridiques, de discours politiques, de techniques, etc. et d’en comprendre l’agentivité, c’est-à-dire la capacité d’agir et de faire agir. Elle prétend rendre compte d’un processus de mobilisation et d’enrôlement d’un débat mis à l’agenda public, et qui s’avère donc d’ordre politique.
9Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur le lien entre démocratie et espace public, tous les régimes produisant aujourd’hui, et en quantité, des sujets de controverse publiquement débattus. On fait ici l’hypothèse, qui reste à explorer, que l’espace public organisé sous les conditions de la démocratie n’est pas une condition obligée du développement des controverses. Le « tribunal du public » existe bien avant et la politisation de la sphère publique s’observe dès le milieu du xviiie siècle (Fressoz, 2011). Il existe aussi dans les sociétés autoritaires, comme le montre l’analyse de la délibération parlementaire dans des pays arabes (Dupret et Ferrié, 2014). Dans les sociétés démocratiques, les pouvoirs publics apportent d’ailleurs souvent comme réponse à cette politisation des controverses la mise en place de différents dispositifs participatifs, soit comme des moyens de faire émerger une parole publique équipée, soit, hélas, pour faire taire les contestations avec un « gri-gri » participatif.
10Deux approches critiques nous permettent d’affiner cette question de l’agir politique de la controverse.
11La première (Huët et Sarrouy, 2015) la conteste en l’accusant de ne rien connaître de l’expérience vécue et d’être « aveugle à tout ce qui ne relève pas d’une opération stratégique de conversion et/ou d’opposition » ; elle soutient ainsi que la controverse de Notre-Dame-des-Landes lui serait par exemple inintelligible. C’est d’une part négliger la première moitié de l’assertion liminaire : suivre ce que font les actants ne conduit pas à les enfermer dans une définition étroite et nominaliste de l’objet controversé – ici, la lutte contre l’aéroport –, mais bien au contraire à comprendre sur quelle(s) définition(s) du monde ces actants, dont font partie les zadistes, s’appuient, quelles ressources politiques ils mobilisent pour construire cette expérience spécifique et non réductible qu’est la lutte contre l’aéroport.
12C’est d’autre part réduire à une définition balistique le « faire agir » en le rabattant sur ses « effets » : les actes ne compteraient que pour ce qu’ils provoquent. La sociologie des controverses rajouterait d’ailleurs (dans une version jobarde) de l’intentionnalité à l’affaire en voyant, dans les effets des actions, des résultats volontairement obtenus. Or cette sociologie se donne pour objectif précisément de suivre comment et sous quelles conditions les actants se transforment et se reconstruisent au moment d’une controverse en s’alliant avec les acteurs historiques du conflit, en expérimentant de nouvelles formes d’occupation, en récusant les dispositifs participatifs, etc. Bref, la capacité d’agir n’est pas réductible à de la stratégie.
13Le deuxième type d’approche critique soutient que la sociologie des controverses revient à désarmer le politique en focalisant les luttes sur des sujets locaux ou spécialisés, voire en conduisant à une individualisation dépolitisante des débats publics (Comby, 2014). Comby (2015, p. 35) prend l’exemple du traitement de la controverse sur le dérèglement climatique et explique qu’en traitant de manière très asymétrique les climato-sceptiques, en leur ôtant toute légitimité, les médias soutiennent « une vision universalisante et individualisante » de la controverse, ce qui conduit à éliminer tout engagement politique substantiel… D’autres acteurs peuvent aussi contribuer à la mise hors politique des débats, comme les institutions publiques (Barthe, 2014). Étudiant les vétérans des essais nucléaires français, il montre comment, pour faire « advenir » leur cause dans l’espace public, les vétérans vont se tenir à distance des positions politiques (anti-nucléaires entre autres) qui leur tendent les bras et en quelque sorte « dépolitiser » leurs revendications (Barthe, 2010).
14Cependant, ce confinement qui vise à extraire les modes d’agir du domaine des politiques n’est qu’un des cas de figure possible ; les rôles sont plus contrastés et les différentes formes de participation ne conduisent pas nécessairement à « dépolitiser » les débats. L’étude de la contamination au biphényl polybromé (PBB) des troupeaux de bétail dans le Michigan dans les années 1970 (Reich, 2013) le met en évidence en montrant le rôle des profanes dans la publicisation du problème et la restructuration des forces par l’alliance que les agriculteurs établissent avec les consommateurs par l’intermédiaire des journalistes. Bref, ils font bien un travail de recomposition de la cité, et modifient l’ordre des pouvoirs. En outre, comme le note Lascoumes (2002), la participation au déroulement d’une controverse peut élargir le répertoire d’action collective, permettre aux groupes engagés de développer leurs ressources argumentatives et renforcer leur capacité à faire émerger des contre-expertises. Cette participation s’inscrit donc bien dans le registre de l’action politique, explorée à tâtons par des acteurs dont les ressources émergent et se constituent à travers leurs actions dans l’espace public.
Controverses communicantes
15Car la controverse dont il s’agit ici se parle, se raconte, se transforme dans des discours et débats publics ; elle relève donc de dispositifs communicants pour la formulation des arguments, l’intéressement de nouveaux acteurs, la circulation et la modification des énoncés, les formes d’implication des pouvoirs publics, etc. Et pourtant, comme l’écrivent Badouard et Mabi en introduction du numéro 73 d’Hermès, la communication est bien souvent le point aveugle de l’étude des controverses. Reconnaître les relations entre communication et controverse est d’autant plus pertinent qu’il ne s’agit pas seulement d’un type de contenu parmi d’autres ; les controverses interrogent la communication parce qu’elles offrent « un retour réflexif sur les pratiques de connaissances (enquête, argumentation) et sur les productions multiples qu’elles font circuler » (Le Marec, 2015).
16Les médias sont de ce fait une ressource centrale (mais, bien sûr, non unique) des affaires controversées. Au point que bien souvent leur responsabilité est imputée aux médias et certains acteurs impliqués considèrent que le problème vient d’un déficit de communication, d’un manque d’informations. L’ignorance du public et l’absence de pédagogie exacte et appropriée alimenteraient (ou permettraient de clore) le débat, comme cela a été expliqué à propos de l’inoculation antivariolique (Fressoz, 2011).
17Or les médias sont un acteur parmi d’autres, ni transparent ni démiurge. Ils sont une des arènes dans lesquelles se composent et se formulent les controverses, arènes qui ne se recoupent que partiellement : les débats des revues scientifiques percolent dans les débats parlementaires (mais ni avec exactement les mêmes acteurs, ni des enjeux identiques) qui eux-mêmes vont se déployer, en d’autres termes et avec d’autres acteurs, dans la presse, etc. Cette arène, comme les autres, agit et est agie par les contenus qui s’y expriment. Elle agit comme lanceur d’alerte, comme chambre d’écho ; elle dénonce, amplifie ou étouffe, donne du poids, compare, confronte, confine ou libère etc. Elle a ses propres contraintes, avec ses normes professionnelles (Lemieux, 2007), ses contraintes sémiotiques (Jeanneret, 1998), ses enjeux économiques… mais, pour chaque controverse, elle se reconfigure et se transforme. Le média n’est en effet pas un acteur transparent qui se contenterait de reproduire des discours déjà présents dans d’autres arènes. La mise en médias de discours, fussent-ils entièrement produits ailleurs, conduit à une transformation des textes, avec leur agentivité propre (Le Marec, 2013), leur public défini et projeté, leur format spécifique (avec sérialité et effet kiosque), etc.
18Ainsi, les études de controverse déclinent des formats divers d’intervention des médias selon les cas. Il semble donc surprenant d’attribuer aux médias (ou plus largement aux outils de communication) un format défini d’action, qu’il s’agisse de celui d’agent de dépolitisation ou de deus ex machina. Si « les dynamiques de publicisation des controverses se trouvent toujours prises dans un jeu avec des forces opposées, des forces qui visent à leur confinement et leur empêchement » (Meyer, 2015b), les médias ne sont pas nécessairement du côté de la claustration. Étudier leur action suppose de répondre à plusieurs questions, encore trop peu étudiées : sur les modes de circulation de l’information (en particulier entre les différents espaces) ; sur le degré d’autonomie des médias face à la fois à des problèmes techniques spécialisés et à l’émergence de nouvelles approches profanes ; sur le rôle d’Internet dans la construction des connaissances et leur diffusion.
Références bibliographiques
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- Viera, J., « La propriété des images : l’exemple américain », Hermès, no 13-14, 1994, p. 81-94.
Numéro d’Hermès cité
- Hermès, « Controverses et communication », sous la dir. de R. Badouard et C. Mabi, no 73, 2015.
Mots-clés éditeurs : agir politique, débat, médias, controverse
Date de mise en ligne : 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0247