1Brigitte Munier : Une interview de toi s’imposait pour le numéro anniversaire des 30 ans d’Hermès tant ton œuvre incarne cette foi en la fécondité de la transdisciplinarité qui anime la revue : ne te donnes-tu pas tel un « passeur de savoir » jamais en peine de tours de passe-passe pour faire craquer le dogmatisme du cloisonnement disciplinaire ? Peux-tu en parler davantage ?
2Étienne Klein : Oui, et je voudrais dissiper une forme d’ambiguïté : je ne suis pas exactement un militant des relations obligatoires entre les disciplines ou de l’interdisciplinarité systématique. Mon propos est plutôt de formuler d’abord des questions (concernant des sujets qui m’intéressent…), puis de voir quelles disciplines doivent être sollicitées pour y répondre. Je pars donc d’un problème mieux que d’une volonté de requérir des disciplines a priori. Finalement, ce qui m’intéresse (on comprend toujours le sens de ce que l’on a voulu faire à la fin, quand on l’a fait), ce sont les positions dans lesquelles je suis situé « entre », au sens proposé par François Jullien. Je ne suis ni dans la philosophie, ni dans la physique : je me place « entre ».
3Quand on distingue les disciplines, une sorte de réflexe mène à les hiérarchiser : sitôt qu’on affirme que a n’est pas égal à b, on en vient à se demander si a est plus grand ou plus petit que b. Dans le travail de François Jullien, l’idée d’écart, fort intéressante, m’a beaucoup inspiré après coup : il s’agit de maintenir en tension les deux disciplines qui inspirent et de les placer en vis-à-vis sans les hiérarchiser. Prenons l’exemple de la question du temps : dans le souci de n’oublier personne, on interroge un physicien, un philosophe, un biologiste, etc., et on finit par se demander si le concept même de temps a de l’intérêt, s’il y a autant de temps que de temporalités différentes et de disciplines distinctes. Il faut donc s’interroger : par exemple, s’agissant du temps, les philosophes et les physiciens parlent-ils de la même chose ? Si tel n’est pas le cas, pourquoi utilisent-ils le même mot ? S’ils traitent de la même chose, en revanche, en disent-ils la même chose ? Si tel n’est pas le cas, à qui accorder le plus de crédit ? Il est plus intéressant et fécond de procéder ainsi que de mettre les disciplines côte à côte en tentant de les faire dialoguer.
4J’ai eu envie d’écrire mon dernier livre, Matière à contredire, après avoir été surpris par le corpus des ouvrages imposés pour le traitement du temps lors de l’agrégation de philosophie de 2012 : il n’y avait que des philosophes (saint Augustin, Kant, Bergson, Husserl, Merleau-Ponty, etc.) et pas un seul livre d’Einstein ! J’en ai demandé la raison et reçu, en guise de réponse, un argument parfaitement pragmatique et étranger à la philosophie : il invoquait l’inaptitude des correcteurs à juger des copies mobilisant un savoir scientifique. On tourne en rond ! Mon propos est de cesser cette circularité et de prendre au sérieux certains acquis de la physique comme la signification de la détection des ondes gravitationnelles ou celle du boson de Higgs… C’est quand même très impressionnant ! Je ne veux pas dire que la physique décrit le réel ni que les théories ayant rendu possibles ces découvertes sont vraies : je veux seulement rappeler qu’on ne saurait comprendre leur efficacité sans imaginer leur capacité à toucher quelque chose ayant à voir avec la réalité. Il faut se soucier de cela, y compris d’un point de vue philosophique ! Car, comme le dit Paul Claudel : « Les choses qui existent sont importantes ». On peut, bien sûr, en appeler au langage et interroger ce que l’on nomme le temps, questionner la légitimité des physiciens à en parler, se demander si Newton a eu raison d’appeler temps la variable t et s’il n’aurait pu la nommer autrement (auquel cas, cela aurait changé la façon de la penser)… Je suis ouvert à tout, mais au moins faut-il bien concevoir qu’il n’y a pas eu de révolution majeure en physique après 1930 : la relativité restreinte (1905) ; la relativité générale (1915) ; la physique quantique (années 1920) ! Si l’on a fait des milliards de découvertes depuis et acquis des données en très grand nombre, aucune n’a contraint à reprendre les fondements de ces révolutions qui résistent (en dépit de physiciens rêvant de montrer qu’elles sont fausses). Il faut donc bien admettre que ces théories touchent quelque chose qui a à voir avec le réel : cela impose de les prendre au sérieux. Si les théories changeaient tous les quatre matins, mon discours serait bien sûr différent.
5Brigitte Munier : Dans tes ouvrages, d’étourdissants jeux de mots mènent à des jeux de sens d’autant plus vertigineux qu’ils paraissaient plus simples : c’est le cas des « Métamorphoses du vide » ou des paires de la mer de Dirac présents dans Matière à contredire (2018), ton dernier livre, dont tu m’as dit que l’anagramme est Rédaction téméraire !
6Étienne Klein : Il y en a une autre : « récréation à méditer » !
7Brigitte Munier : Tu fais des mots autant de sphinx quelque peu sardoniques et tes Anagrammes renversantes (2011) promettent « le sens caché du monde »… Jusqu’à quel point ?
8Étienne Klein : Pour moi, cela relève du jeu pur ; je ne suis pas du tout kabbaliste et le Sens caché du monde n’est qu’un (sous-) titre d’éditeur. Cela dit, six mois après la publication, Jacques Perry-Salkow a découvert l’anagramme du titre que nous avions cherchée sans succès – et nous en sommes tombés par terre : « anagrammes renversantes » donne « sens savamment réarrangé » ! Fou, non ?
9La trouvaille d’une belle anagramme semble déceler une langue cachée dans la langue… C’est un peu lacanien. Lacan a écrit des pages sur les anagrammes qu’il a beaucoup théorisées en tentant de montrer que l’inconscient joue au scrabble : quand on dit un mot, une phrase, peut-être l’inconscient en entend-il (ou veut-il en dire) un autre, une autre. Qu’aurait-il pensé s’il avait su que la réponse à sa question fondamentale (« Qu’est-ce que le moi [1] ? ») se trouve dans son énoncé même : « C’est quelque émoi » ? Et qu’aurait-il dit de l’anagramme de la fameuse toile de Courbet qu’il dissimulait sous un autre tableau : « L’Origine du monde, Gustave Courbet » donne « Ce vagin où goutte l’ombre d’un désir » ?
10Brigitte Munier : Tu as écrit un grand nombre d’essais mais, à ma connaissance, un seul recueil de nouvelles, L’Atome au pied du mur, où tu parviens à faire rire tes lecteurs avec de la physique ! Pourquoi toi, philophysicien féru de littérature, ne pratiques-tu pas davantage ce type d’écrit ? Cette question intéresse directement la revue Hermès, toujours plus curieuse de l’apport des œuvres littéraires et artistiques à l’intelligence des thématiques traitées dans chacun de ses numéros.
11Étienne Klein : Ma réponse est fort simple. J’ai écrit ces nouvelles pendant que je rédigeais ma thèse de philosophie dont l’écriture, obligatoirement codée et nullement joueuse, me pesait. Chacune de mes nouvelles porte sur un sujet traité dans cette thèse et la fiction me permettait de jouer d’une façon interdite par ce travail universitaire. C’était pour me détendre ! Et je n’écris pas de roman parce que je ne sais pas écrire les dialogues !
12Brigitte Munier : Mais il y a des dialogues dans tes nouvelles !
13Étienne Klein : Oui, mais, un roman c’est une expérience de pensée de longue durée, exigeant d’inventer des personnages et de les faire vivre dans un univers plus ou moins fictif durant deux cents pages… Je ne sais pas faire cela. Je crois que l’on finit par sentir ce que l’on peut pratiquer avec le sentiment d’être à sa place. Mon affaire, c’est la clarification : clarifier les propositions qui sont faites de façon à permettre aux gens – aux étudiants notamment – de comprendre ce qu’il y a derrière une certaine forme d’obscurité première ; c’est mon côté Wittgenstein. Mon truc, ce n’est pas d’inventer de nouvelles histoires.
14Brigitte Munier : Ton dernier livre évoque les problèmes issus du big data (pages 117 à 120), rejoignant ainsi une préoccupation que Dominique Wolton formule en ces termes : « Avec l’essor du numérique, des neurosciences, de l’intelligence artificielle et des big data, quels changements ont lieu dans les rapports entre communication humaine et communication technique ? Y a-t-il le risque d’un nouveau scientisme ? »
15Étienne Klein : Sans être compétent sur la question des changements advenus dans les rapports entre communication humaine et communication technique, il me semble que chacun se trouve de plus en plus en position d’être un nœud dans les réseaux de communication : je l’observe dans mes propres pratiques et dans celles de mes étudiants. On partage, diffuse, délègue ou relègue une masse d’articles sans les avoir lus et on se retrouve gestionnaire de beaucoup plus d’informations que l’on en peut intellectuellement traiter. Une pente, sans doute irrésistible, me paraît nous porter à devenir plus sensibles aux flux d’informations qu’à leurs contenus : une compétition farouche sévit aujourd’hui pour capter l’attention et seuls comptent les flux et le nombre d’internautes ayant liké. La concurrence est telle que nous sommes de plus en plus sollicités, mais captons de moins en moins – aucun esprit ne saurait être attentif à tout ce qui le traverse. Comment le cerveau va-t-il s’adapter ? Lâchera-t-il prise ? Soumis à ce déluge, comment allons-nous nous y retrouver psychiquement tandis que les mêmes canaux transportent semblablement les informations, les faits, les croyances, les opinions, les connaissances qui s’entremêlent et se contaminent ? Aurons-nous le courage d’aller chercher des informations nous mettant mal à l’aise ou bien conserverons-nous les seules informations propres à nous conforter dans nos opinions et pensées ? Les gens tendent à partager les contenus correspondant à ce qu’ils pensent déjà tant ils aiment à être fortifiés dans leurs opinions. Le risque est de créer des silos cognitifs !
16En outre, le big data réclame une nouvelle pédagogie, car il se prête à l’identification de corrélations que l’on peut aisément (et dangereusement) confondre avec des relations de cause à effet : cela peut mener à toutes sortes de manipulations ! On a récemment traité comme une causalité cette corrélation établie aux États-Unis selon laquelle les femmes dotées d’un fort QI font moins d’enfants que la moyenne… C’est une simple corrélation qui, exploitée comme une causalité, mène à des propositions aberrantes. Oui, il va falloir une pédagogie de la communication dans un monde de big data.
17Brigitte Munier : Quels sont les changements principaux intervenus par rapport à la communication, et notamment dans les rapports entre information et communication ? Pourquoi la communication fait-elle l’objet d’une telle dévalorisation ?
18Étienne Klein : J’avais trente et un ans et étais en poste au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) quand j’ai écrit mon premier livre : cela a suscité un trouble parmi mes collègues, car il était alors convenu d’attendre la retraite pour écrire… Un changement d’attitude radical s’est aujourd’hui produit puisque nous sommes tous incités à écrire des ouvrages. Par ailleurs, la communication passait alors pour moi par le livre mais, à présent, si les jeunes lisent beaucoup, ils lisent peu d’ouvrages, et d’autres formes de communication viennent compléter le livre comme tel : les youtubers attirent vers la lecture des gens qui n’y sont pas spontanément portés et constituent une sorte de chaînon manquant entre diverses formes de communication. Qu’en penser ? Doit-on, pour faire de la pédagogie, utiliser ces canaux de transmission que certains jugent dévalorisants ? Je pense qu’il ne faut pas faire les choses en fonction de la valeur qui leur est communément attribuée mais agir par goût, par plaisir, en visant tout de même une certaine efficacité. Pour moi, diffuser et clarifier les connaissances est devenu une mission politique.
19Brigitte Munier : Pourrais-tu citer une expérience personnelle et forte de communication, qu’elle soit positive ou négative ?
20Étienne Klein : J’ai reçu un jour une lettre manuscrite avec des dessins absolument sublimes : une lettre élégamment tournée de quatre pages et sans fautes d’orthographe, écrite par un monsieur désireux de me remercier pour mes livres qu’il dévorait ; à la fin, il m’expliquait qu’il était éboueur à la ville de Caen. J’en ai bien reçu quelques-unes comme cela, mais celle-ci a été la plus marquante car l’homme avait un talent d’écrivain et de dessinateur. Il a même fait mon portrait au stylo à bille [2]. Je lui ai répondu et nous avons eu un échange. Si je fais le bilan, j’ai eu de nombreux témoignages de gens comme cela. Moi qui pensais être surtout lu par les étudiants (ce qui est peut-être vrai), je le suis aussi beaucoup par des agriculteurs, par des gens qui ont arrêté de faire des études mais poursuivent une sorte de formation permanente grâce à France Culture et aux livres – ce que ne font pas forcément ceux qui passent par les grandes écoles. Recevoir une telle lettre provoque une grande émotion. Puis il y a, parfois, les rencontres dans la rue, celles de personnes – en général des étudiants – qui m’arrêtent pour me dire qu’elles ont décidé de faire de la science grâce à mes livres… à moins que mes livres ne leur aient donné le regret de n’avoir point fait de science.
21Pour moi, la communication est un enjeu éthique. En sciences, on considère souvent que l’éthique commence au niveau des seules applications (faut-il construire des centrales nucléaires, cultiver des cellules-souches, etc. ?), mais je pense qu’elle s’impose déjà dans la façon que l’on choisit pour dire ce que l’on sait : si la façon de dire ne rend pas justice aux connaissances à transmettre, des malentendus surgiront, car les choses mal dites seront mal pensées. Voici qui contraint à oublier le style universitaire et à jouer avec les mots pour un travail de la langue : d’emblée, elle ne dit pas la science. Deleuze jugeait qu’il fallait creuser une langue étrangère au sein même de la langue : il faut torsionner la langue, la contorsionner suivant un travail tout à la fois scientifique et littéraire. J’aime bien les mots !
22Quand j’étais en classes préparatoires, un professeur m’a demandé d’arrêter de lire des ouvrages littéraires au motif que je perdais mon temps ! Comment peut-on dire une chose pareille ? C’était une forme de violence d’autant plus grande que… je lui ai alors un peu obéi. Mais cela n’a pas duré !
23Brigitte Munier : Qu’est-ce qui a changé en trente ans dans les rapports entre sciences, techniques et société ? Quel rôle ont joué l’information et la communication dans cette évolution ? En quoi la communication est-elle une condition structurelle de l’interdisciplinarité ?
24Étienne Klein : Ce qui a changé n’est pas tellement la nature des relations entre sciences, techniques et société mais leur intensité. La technique et la science modifient nos vies, nos conditions humaines, comme dirait Hannah Arendt, nos façons de travailler, de communiquer, d’inter agir, etc. La grande nouveauté, outre l’intensité évoquée, c’est l’extrême complexité des objets techniques : un téléphone portable réunit les contributions d’une quinzaine de prix Nobel de physique ! Le rapport que nous entretenons avec ces objets est une relation magique, et cela aussi est nouveau : même un individu sortant d’une école avec un diplôme d’ingénieur ne saurait expliquer aujourd’hui comment fonctionne en détail un téléphone portable. Autrefois, sur la route des vacances, par exemple, on voyait des voitures fumantes sur le bas-côté avec le père de famille, la tête sous le capot, en train de réparer le moteur : qui assiste encore à cela ? À présent, on appelle par un numéro vert un gars équipé d’un boîtier électronique, mais l’accès à la réalité du moteur est esquivé. Comment ce système peut-il tenir ? Avec la technologie, nous savons que nous faisons l’histoire mais sans pouvoir en déterminer la nature ou le contenu. Y aura-t-il encore des livres dans dix ans ? Mettra-t-on des trucs dans le cerveau des gens pour leur inculquer les connaissances dont ils ont besoin ? Personne n’en sait rien. C’est envisageable et cela pose la question du politique : doit-il agir sur la technologie ou doit-il seulement être là pour la contrôler, la réguler ? Pour moi ce sont des questions assez nouvelles.
25La communication est une condition structurelle de l’interdisciplinarité car il faut que cela circule. Demeurent toutefois des problèmes cognitifs : quand un physicien spécialisé sur un sujet très étroit ouvre sa messagerie le matin, il trouve dix articles parus dans la nuit sur son domaine. Il les lira, certes, mais on lui demande, en plus, ce qu’il pense des travaux produits par des spécialistes relevant d’une autre discipline ! Va-t-il, peut-il, répondre ?
Références bibliographiques
- Klein, E., L’Atome au pied du mur, Paris, Le Pommier, 2000.
- Klein, E., Matière à contredire, Paris, éditions de L’Observatoire, 2018.
- Klein, E. et Perry-Salkow, J., Anagrammes renversantes. Le sens caché du monde, Paris, Flammarion, 2011.