Notes
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[1]
Prix Nobel de littérature 1980, Czeslaw Miłosz est notamment l’auteur de La Pensée captive, essai sur les logocraties populaires (Miłosz, 2007).
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[2]
La pilule Murti-Bing – métaphore empruntée au roman d’anticipation Inassouvissement de S.I. Witkiewicz, paru en 1932. Cette pilule apporte sérénité et bonheur à celui qui l’avale ; toutes ses préoccupations métaphysiques disparaissent. Cependant, elle ne modifie pas la personnalité – d’où la schizophrénie qui s’installe progressivement.
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[3]
Technique de camouflage tirée de l’ouvrage de Gobineau Religions et philosophies dans l’Asie centrale. La vie sociale devient une forme de scène sur laquelle tout le monde joue, fait semblant pour cacher ses véritables pensées et idées. Miłosz distingue sept ketmans (national, de la pureté révolutionnaire, esthétique, professionnel, sceptique, métaphysique et éthique) adaptés à chaque cas.
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[4]
« Patocka disait que ce qui est le plus intéressant dans la responsabilité, c’est qu’on la porte partout avec soi » (Havel, 1989).
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[5]
Par exemple, le philosophe canadien Mathieu Bock-Coté, qui a récemment publié Le multiculturalisme comme religion politique (2016), considère que la France fait un pas de plus vers le politiquement correct à l’américaine.
1L’expression est devenue française, à usage multiple. Venue de l’autre côté du mur de Berlin à l’époque de la guerre froide, avec une connotation proche de newspeak orwellien à l’occasion des débats sur la sovietlangue et de la critique du socialisme réel, elle s’est émancipée en quelque sorte de son sens grave pour prendre des significations diverses proches en français d’aujourd’hui de « cliché », « stéréotype », « politiquement correct », « jargon abscons », « langage diplomatique », en s’éloignant peu à peu des idées de manipulation, propagande et langage totalitaire. Le terme « langue de bois », largement utilisé en français au moment du mouvement Solidarność (début des années 1980), peut être une traduction approximative du polonais dretwa mowa, ce qui veut dire langue figée de l’administration et des politiques. Glowinski (1990), dont les travaux sur le sujet font autorité en Pologne, se réfère à Orwell en choisissant le terme nowomowa (newspeak), tout en donnant des mots courants qui désignent ce phénomène dans la langue polonaise : dretwa mowa (langue engourdie, raide), mowa-trawa (discours de foin) datant des années 1960 ou des expressions postérieures : « émettre », « empoisonner », « embobiner ». Françoise Thom, dans son ouvrage désormais classique sur le sujet (Thom, 1987), situe l’origine de ce phénomène dès les années 50 du siècle dernier en Russie, avant qu’il ne soit question de Marx. Marie-Odile Thirouin (2012) ne suit pas ces hypothèses des origines polonaises ou russes de l’expression.
2Ce qui est certain, c’est que le terme – se référant clairement, à l’origine, à la sovietlangue – devient, avec le temps, de plus en plus polysémique en français, de telle sorte que, dans l’ouvrage de Delporte (2009) par exemple, il englobe des phénomènes aussi variés que la démagogie, la mauvaise foi, la vérité officielle, la propagande, le culte de la personnalité, la désinformation, « le politiquement correct » ou encore une convention langagière ou une figure de rhétorique.
3En 2010, la revue Hermès a décidé de consacrer un numéro entier à la langue de bois (Hermès, no 58, 2010), devenue omniprésente dans l’espace public, dans les médias, dans le discours politique, mais aussi dans le milieu de la recherche académique, dans l’administration nationale et internationale. Les responsables du numéro ont décidé d’analyser d’abord les raisons de cette omniprésence et d’interroger ensuite l’absence de contours clairs du phénomène du point de vue aussi bien linguistique que sociologique, politique, managérial, etc. Une des conséquences d’une telle approche était le titre choisi pour le volume : « Les langues de bois », et non pas « La langue de bois ». La thèse du numéro était la coexistence dans la langue française de plusieurs acceptions du terme au fonctionnement à chaque fois particulier et rarement élucidé. Les concepteurs du numéro ont mis en évidence que lorsque cette expression s’est véritablement installée en France, c’est le sens fort, celui des dissidents de l’Europe soviétisée, qui prédominait : la langue de bois renvoyait d’abord à la langue dévoyée. Ceux qui en parlaient dans cet esprit souhaitaient montrer le lien entre la langue et la liberté de penser ou, a contrario, la langue imposée et la privation de celle-ci. Cette réflexion menée à plusieurs a permis aussi de mettre en évidence – en complétant des recherches précédemment connues telles que La langue de bois (Thom, 1987), « Langue de bois, langue de l’autre et langue de soi. La quête du parler vrai en Europe socialiste dans les années 1980 », (Sériot, 1989), Le pouvoir de la langue ou la liberté de l’esprit (Dewitt 2007), Une histoire de la langue de bois (Delporte 2009) – l’existence de plusieurs controverses au sujet de la langue de bois, rarement discutée en effet.
Les deux sens de la langue de bois
4Une première controverse a surgi autour du bien-fondé de l’usage fort ou faible de ce terme. La langue de bois, dans son acception grave, entendu comme le newspeak décrit par Orwell dans 1984 ou par Miłosz [1], énonce sciemment le contraire de ce qui est ou autre chose que ce qui est. Certains sont d’avis qu’il ne faut pas la confondre avec une langue euphémisée par convention diplomatique, ni avec le « politiquement correct » qui prend de plus en plus de place dans les sociétés dites occidentales. Car, contrairement aux conventions que l’on choisit librement pour des raisons de bienséance, de pudeur ou de diplomatie, la langue de bois impose, avec son langage, une vision du monde et un décryptage de la réalité formatés, voire inversés, souvent au service d’un pouvoir qui y trouve sa légitimation – dans le but non pas de communiquer mais au contraire d’entraver la communication véritable, de bloquer toute controverse au sein d’un espace public sans contre-pouvoirs véritable.
5Certains chercheurs travaillant sur la langue de bois s’intéressent à la vie de l’esprit dans les systèmes totalitaires ou autoritaires. Ils ne veulent pas sous-estimer le rôle de la langue dans l’asservissement de l’esprit, tout comme dans sa libération de l’oppression. D’autres analysent le phénomène sur un plan plus théorique et tout en respectant l’expérience grave de ceux qui ont subi les ravages des totalitarismes, la relativisent en étendant le phénomène de « la langue de bois » à des situations autrement plus ordinaires (exercice de tout pouvoir, fonctionnement d’une administration devenue trop bureaucratique, abus d’un vocabulaire spécialisé par des experts jargonnant, euphémisation des propos abrupts ou difficiles à accepter par prudence, etc.), ce qui modifie le regard porté sur ce terme.
6Cette récente banalisation de la langue de bois, par son utilisation dans les contextes qui n’ont rien à voir avec l’origine de cette expression, choque ceux qui restent persuadés qu’il faut s’en méfier car pour eux ce phénomène ne relève pas seulement de l’analyse des sociétés totalitaires. Ils maintiennent que les langues de bois, même dans leur version apparemment « soft », peuvent présenter de réels dangers pour les démocraties. Mais s’en rendre compte n’est pas aisé, car les démocraties ont tendance à penser que le phénomène ne les concerne pas, invoquant notamment l’intelligence du récepteur et l’existence des contre-pouvoirs comme remède.
7L’argumentation de Miłosz, tirée de son expérience personnelle et de celle de son milieu, peut ébranler cette certitude. La pensée captive met en garde contre une trop grande confiance dans notre capacité de résistance face aux mécanismes à la fois psychologiques, sociologiques et linguistiques utilisés pour que notre conformisme soit plus fort que notre autonomie véritable. « Murti-Bing [2] », « ketman [3] », peur : ces trois techniques permettent à un pouvoir bien organisé de rendre captif tout esprit et plus particulièrement les esprits raffinés et sensibles (à l’esthétique, à la cause sociale, aux inégalités et aux injustices, à l’image de son ego enfin), contrairement à ce que s’imaginent souvent des intellectuels.
8Roland Barthes l’a immédiatement remarqué lors de son séjour en Roumanie en 1947-1948. Dans un texte où il analyse la politisation de la science sous l’effet de la langue de bois fraîchement introduite dans ce pays, il se penche sur plusieurs procédés de cette nouvelle rhétorique qui le frappe et qu’il juge, hélas, très efficace. Il parle à leur propos du pouvoir incantatoire destiné à imposer peu à peu à la pensée critique du lecteur les automatismes souhaités : l’utilisation des poncifs officiels sans lien logique avec le sujet traité, une variété de nominalisme dans lequel chaque mot implique à la fois son objet et le jugement qu’on porte sur lui, ou l’emploi de tautologies grossières, pour ne citer que quelques exemples de son analyse. Cette réflexion l’amène à penser que l’usage généralisé de la langue de bois conduit à une modification de la société qui devient une civilisation du postulat : les raisonnements sont des énoncés, sans argumentation, les termes sont toujours choisis à partir d’un postulat initial, transcendant à toute critique et qui sépare le monde en Bien et en Mal.
9Les observations de Barthes, font évidemment penser à la fois à 1984 d’Orwell et à l’analyse de Françoise Thom (1987) qui met le lien avec l’idéologie au centre de sa démonstration des mécanismes de la langue dévoyée :
L’idéologie passe un compromis avec les mots – elle leur impose un sens nouveau, elle pervertit les mots. […] L’idéologie est séduisante parce qu’elle invite à traiter les choses comme des mots, elle fait du monde une langue.
11Il n’est pas étonnant que notre époque postmoderne, celle de la post-vérité, qui a également « fait du monde une langue », manifeste un intérêt grandissant pour ces lectures devenues classiques sur la langue de bois qui décortiquent ses mécanismes lexicaux, syntaxiques, psychologiques : Orwell qui a forgé le terme de newspeak, l’ancêtre de la langue de bois dans son acception forte, mais aussi Klemperer, Glowinski, Skarga, Wat, Havel. Ces penseurs ont tous démontré comment les changements imposés dans la langue ordinaire conduisent à une modification de l’état d’esprit lorsqu’on parle et modifient certains comportements. Grâce à leurs analyses aussi bien linguistiques que philosophiques et sociologiques, nous pouvons désormais formuler quelques règles générales qui peuvent être utiles pour ne pas confondre ce qui relève de la langue de bois et ce qui relève d’autres phénomènes apparemment proches et qui ne devraient peut-être pas être mis dans la même catégorie. La controverse sur l’usage fort ou affaibli repose sur ce désaccord.
12Pour Glowinski (1990), l’essentiel repose sur le fait que les mots priment sur la réalité, que les paroles font la réalité. Le linguiste parle à ce propos de « parole magique » (Ibid.) : les choses nommées par cette parole se mettent à exister, celles qui ne sont pas nommées cessent d’exister.
13Il montre ensuite, ce qu’a très bien analysé également Françoise Thom, que le mode interprétatif prédomine. Les mots sont pré-interprétés : ils ne servent pas à signifier mais sont un instrument de tri (Thom, 1987). Glowinski (1990) appelle ce mécanisme la « ritualisation » de la langue de bois, qu’il définit comme « le postulat que dans certaines situations, on ne peut parler que de telle ou telle façon ». Il analyse la langue bois non pas du point de vue sémantique mais surtout en tant que signe, en s’intéressant à sa réception, ce qui permet selon lui de déduire beaucoup de choses sur l’état de mentalité de la société, sur les techniques utilisées par le pouvoir en place, etc.
14Ce même point de vue anime la philosophe polonaise Barbara Skarga (2012), qui s’intéresse à la question d’apparition et de disparition des courants d’idées sous l’effet de la langue de bois. Elle a notamment beaucoup réfléchi à ce qu’elle a appelé « la pensée chercheuse », c’est-à-dire ce que l’on peut considérer comme une pensée vivante – en quelque sorte le contraire de la langue de bois qu’elle a essayé de définir.
15La philosophe a repéré deux dangers majeurs pour la liberté de pensée : l’excès de codification et l’excès d’institutionnalisation. Les deux sont indispensables pour la rigueur scientifique, pour éviter le chaos et la dispersion. Mais lorsqu’on le fait pour des raisons principalement idéologiques, il y a un réel danger d’homogénéisation des courants de pensée, d’élimination de toute idée dérangeante ou trop novatrice.
Une notion à distinguer du « politiquement correct »
16Ces quelques exemples appliqués à l’analyse du langage totalitaire – langue de bois dans son acception forte – font réfléchir sur le lien avec « le politiquement correct » des démocraties qui intéresse de plus en plus de chercheurs. Ce qu’on appelle « le politiquement correct » est un mode de communication qui lisse certes la communication sociale en permettant d’éviter la violence verbale, mais en même temps qui encourage une expression qui peut renvoyer à une vision par trop pacifiée des relations sociales et humaines. Il peut frôler le mensonge qui empêche le débat nécessaire à la résolution de problèmes. Avec les mots imposés par l’usage (même bien intentionné), on peut imposer aussi une vision du monde dangereusement angélique ou tout au moins orientée. Le premier risque est donc de passer à côté du réel et de prendre pour référent non pas les choses, mais les idées que l’on se fait des choses (tout comme dans le cas de la langue totalitaire « où les mots ne renvoient pas au réel mais à une glose immuable à propos du réel », pour reprendre la formule de Françoise Thom, 1987).
17Vaclav Havel, homme de théâtre, devenu dissident, puis homme de pouvoir, chef d’État démocratique libéré d’un système totalitaire, a analysé dans ses essais politiques (Havel, 1989) la langue de bois de la bureaucratie tchèque des années 1970. Cette réflexion est troublante car elle fait montre des dérives de toutes les bureaucraties lorsqu’elles échappent au contrôle. C’est une belle leçon d’esprit civique à travers une réflexion sur l’affaiblissement du lien social qui s’installe notamment à cause de la langue utilisée.
18Ce qui frappe d’abord dans l’analyse de Havel, c’est l’anonymat des formules utilisées. Lorsque les personnes dans l’administration ne prennent pas la responsabilité [4] de leurs propos et, sous prétexte de neutralité ou d’impartialité, se cachent derrière les formules impersonnelles, l’action publique perd sa valeur au sens de la politique comme morale appliquée. Cela provoque l’indifférence et l’apathie de ceux à qui on s’adresse, dit-il, au lieu de créer un lien et la volonté d’agir ensemble. L’apathie mène au conformisme, le conformisme à ces pratiques routinières qui tiennent lieu de l’activité politique de masse. Tout le monde vit dans un diktat du rituel.
19Ces trois penseurs qui ont décrit la langue de bois dans son acception forte insistent tous sur les mêmes aspects : lien rompu entre le sujet et sa parole, lien rompu entre la réalité et les choses et remplacement de cette réalité par une fiction forgée par l’idéologie.
20Et pourtant, le débat existe en France sur une certaine utilité de la langue de bois. La langue de bois a beau avoir mauvaise presse – de nombreux observateurs pensent en effet qu’elle est néfaste à la communication car, en imposant un style, un lexique, elle impose une vision du monde aux interlocuteurs en les privant, à leur insu, ou avec leur accord mou, de la liberté de penser –, certains défendent pourtant la thèse inverse : la langue de bois, dans sa version soft, est consubstantielle à la démocratie (Wolton, 2010). En imposant certaines limites à la spontanéité, elle permet d’éviter la violence verbale, l’irrespect de l’Autre, les débordements racistes ou xénophobes par exemple que l’on souhaite faire disparaître de l’espace verbal commun même au prix d’hypocrisie ou de léger mensonge.
21Tout le monde n’est donc pas persuadé du caractère néfaste et dangereux de toutes les langues de bois, surtout lorsqu’elles sont prises dans une acception affaiblie, et non pas celle de la manipulation ou d’une langue dévoyée. Rapprochées alors à la bienséance contemporaine, elles peuvent être vues comme un rempart contre les dérives violentes et garantes d’une cohabitation harmonieuse dans des sociétés devenues de plus en plus complexes et difficilement gérables.
22Ceux qui ne partagent pas cette vision de la langue de bois évoquent la valeur essentielle de la démocratie qu’est la liberté. Or, la liberté fondamentale d’une personne est son style – style de vie, style vestimentaire –, son habitat, son intérieur, l’esthétique choisie. Le style d’expression en fait bien évidemment partie. Imposer une manière de s’exprimer peut être une forme de violence douce que certains acceptent tant qu’il s’agit de conventions librement choisies. Que dire de la situation où elles sont imposées par un usage dont la transgression coûterait trop cher ? Nous sommes là devant un vrai débat sur les limites du « politiquement correct » comme un bien ou comme un piège de la démocratie contemporaine. Certains chercheurs, notamment nord-américains, s’inquiètent de plus en plus de ce phénomène [5].
La langue de bois contemporaine
23Comment analyser en effet la langue de bois contemporaine ? Elle a beau être de bois, elle évolue. Elle est souvent perçue comme la langue d’hier, autrement dit une langue obsolète et ringarde, et a tendance à être remplacée par ce qu’on appelle le « parler-vrai », une langue sans détours qui, contrairement à la langue de bois qui communique sans informer, informe en communiquant, directement dans la langue de l’autre, une langue simple, comprise par tous et non réservée à une élite. C’est sous la pression de l’évolution de l’opinion publique que la « langue de bois » technocratique des années 1980-1990 est devenue aujourd’hui impraticable. Elle sonnerait automatiquement faux, c’est-à-dire apparaîtrait pour ce qu’elle est, à savoir une langue de bois.
24Mais ce n’est pas parce que l’on utilise une langue simple, courante et compréhensible par tous que l’on met un terme à la langue de bois. Le « parler vrai » peut devenir simplement une des formes possibles de la langue de bois. De ce point de vue, ce que l’on pourrait appeler la « nouvelle communication » – et pas seulement dans le domaine de la politique : dans celui aussi de la « société civile » ou des entreprises, etc. – a massivement recours à cette nouvelle forme de langue de bois.
25Phénomène polymorphe et hautement polémique, la langue de bois ne se laisse pas décrypter uniquement par des méthodes d’analyse du discours. Il est primordial, pour comprendre ce phénomène complexe, de pratiquer une approche pluridisciplinaire en croisant un regard théorique avec les résultats de l’observation du terrain. La voix de ceux qui la pratiquent ou qui la combattent tels que journalistes, éditeurs, enseignants, diplomates, communicants est en effet fort intéressante.
26Car la question centrale que tout le monde se pose est au fond une question éthique : comment ne pas être dupe de la parole de l’autre ? Personne ne se vante d’utiliser la langue de bois. Elle est, et a toujours été, un repoussoir. C’est toujours « la langue de l’autre ». La question fondamentale reste la liberté de penser versus « la pensée captive ». À quel moment se produit ce que Philippe Breton (1997) appelle la parole manipulée, c’est-à-dire le fait d’« entrer par effraction dans l’esprit de quelqu’un pour y déposer une opinion sans qu’il s’en rende compte » ?
27Pour y faire face, il convient de manifester une sorte de vigilance active à l’égard de ce qu’on entend pour ne pas en être victime crédule. Les écrivains et les poètes sont d’excellents décrypteurs de la langue de bois. Françoise Thom (1987) a raison en disant que « la seule issue de la langue de bois est la littérature ».
28Une bonne connaissance de la rhétorique aussi permet d’éviter de succomber à la force séduisante et incantatoire des formules toutes faites que l’on qualifie aujourd’hui « d’éléments de langage ». Lorsque le rapport à la réalité et à l’expérience éloigne la langue du langage ordinaire, lorsque ce qu’elle décrit n’est pas, le bon sens peut être d’une défense non négligeable, à condition de ne pas en perdre l’usage sous l’effet d’intimidation ou d’enchantement.
29L’exercice de la traduction peut être également bénéfique – le jargon, le langage spécialisé se laisse vulgariser, traduire, expliquer car il a un référent dans la réalité. La langue de bois a un référent dans une autre langue – idéologique – et non pas dans la réalité. On ne peut donc pas traduire de manière simple ce qu’elle dit. C’est un test qui ne trompe pas.
30L’humour est un rempart redoutable et largement utilisé dans la littérature comme dans la vie courante. Il met en évidence les absurdités (« là où la loi prime sur la raison il faut en rire », ont dit les écrivains de l’Est qui ont choisi le grotesque pour sauver le bon sens dans le monde kafkaïen de la bureaucratie absurde). Sur un plan plus sérieux, on peut se révolter contre l’hypocrisie et le mensonge (attitude éthique, la droiture) lorsque la langue de bois détruit les valeurs auxquels on tient. L’apport d’Hermès dans l’analyse de la langue de bois consiste à actualiser la réflexion sur ce concept et rendre compte de son caractère polymorphe, polysémique, controversé et évolutif.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bock-Coté, M., Le Multiculturalisme comme religion politique, Paris, éditions du Cerf, 2016.
- Breton, P., La Parole manipulée, Paris, La Découverte, 1997.
- Delporte, C., Une Histoire de la langue de bois, Paris, Flammarion, 2009.
- Glowinski, M., Nowomowa po polsku, Varsovie, Pen, 1990.
- Havel, V., Essais politiques, Paris, Calmann-Lévy, 1989.
- Klemperer, V., LTI, la langue du Troisième Reich, Paris, Albin Michel, 2002.
- Miłosz, C., La Pensée captive. Essais sur les logocraties populaires, Paris, Gallimard, 2007.
- Sériot, P., « Langue de bois, langue de l’autre et langue de soi. La quête du parler vrai en Europe socialiste dans les années 1980 », Mots, no 21, déc. 1989, p. 50-66.
- Skarga, B., Penser après le Goulag, textes réunis par Joanna Nowicki, Paris, éditions du Relief, 2012.
- Thirouin, M.-O., « À la recherche de la “langue de bois”. Enquête sur la datation et les pseudo-origines d’une lexie », in Queffelec, C. et Stistrup Jensen, M. (dir), Littérature et langue de bois, Paris, Eurédit, 2012, p. 19-35.
- Thom, F., La Langue de bois, Paris Julliard, 1987.
- Wolton, D., « De l’utilité de la langue de bois », Hermès, no 58, 2010, p. 157-165.
Numéro d’Hermès cité
- Hermès, « Les langues de bois », sous la dir. de J. Nowicki, M. Oustinoff, A.-M. Chartier, no 58, 2010.
Notes
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[1]
Prix Nobel de littérature 1980, Czeslaw Miłosz est notamment l’auteur de La Pensée captive, essai sur les logocraties populaires (Miłosz, 2007).
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[2]
La pilule Murti-Bing – métaphore empruntée au roman d’anticipation Inassouvissement de S.I. Witkiewicz, paru en 1932. Cette pilule apporte sérénité et bonheur à celui qui l’avale ; toutes ses préoccupations métaphysiques disparaissent. Cependant, elle ne modifie pas la personnalité – d’où la schizophrénie qui s’installe progressivement.
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[3]
Technique de camouflage tirée de l’ouvrage de Gobineau Religions et philosophies dans l’Asie centrale. La vie sociale devient une forme de scène sur laquelle tout le monde joue, fait semblant pour cacher ses véritables pensées et idées. Miłosz distingue sept ketmans (national, de la pureté révolutionnaire, esthétique, professionnel, sceptique, métaphysique et éthique) adaptés à chaque cas.
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[4]
« Patocka disait que ce qui est le plus intéressant dans la responsabilité, c’est qu’on la porte partout avec soi » (Havel, 1989).
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[5]
Par exemple, le philosophe canadien Mathieu Bock-Coté, qui a récemment publié Le multiculturalisme comme religion politique (2016), considère que la France fait un pas de plus vers le politiquement correct à l’américaine.