Notes
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Selon les termes de Kosolleck (1979)
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« Parmi les singularités qui distinguent le siècle où nous vivons de tous les autres, est l’esprit méthodique et conséquent qui dirige depuis vingt ans les opinions publiques. Jusqu’ici ces opinions erraient sans suite et sans règles au gré des passions des hommes ; et ces passions s’entrechoquaient sans cesse, faisaient flotter le public de l’une à l’autre sans aucune direction constante » (Rousseau, 1999).
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[3]
Hermès, no 4 (1989), no10 (1992), no13-14 (1994).
1Notion fossile, concept insaisissable, artefact ou force politique structurante des régimes démocratiques, l’opinion publique est une question fondatrice de la modernité politique dont elle épouse les contours et les vicissitudes. L’invocation rituelle du concept d’opinion publique dans le champ médiatique et politique, à l’heure du culte de la transparence et de l’immédiateté, invite à revisiter cette notion problématique mais toujours féconde.
Généalogie d’un concept
2Dans le passage du concept d’opinion à celui d’opinion publique se jouent l’avènement de la modernité démocratique et les contradictions qui lui sont propres.
3Le terme d’opinion, doxa, tel que théorisé par la pensée grecque, renvoie dès son apparition à un régime ambivalent, tour à tour négatif (assimilé par Platon à l’ignorance et aux préjugés dans l’allégorie de la caverne) et positif (Aristote l’assimile à des topoi, jugements partagés à partir desquels se construisent une sociabilité langagière et un échange de raisons). La puissance critique du concept d’opinion est thématisée au xviie siècle sous la plume de Pascal et s’épanouit au cours du siècle suivant. L’opinion, qualifiée de « reine du monde » par Pascal, renvoie au régime frivole de la vie mondaine, vie nourrie d’imaginations et modelée par la puissance des grandeurs d’établissement. Au même moment, la dimension sociale et agissante de l’opinion est théorisée outre-Manche par John Locke, qui évoque, aux côtés de la loi divine et de la loi civile, la force (mais aussi la versatilité) de la loi de l’opinion. Le siècle des Lumières voit l’émergence et la consécration du concept d’opinion publique, qui devient le pilier de la philosophie politique du siècle de la critique [1]. Plusieurs termes circulent à ce moment sous la plume de Necker, Condorcet, Saint-Just et Rousseau : esprit public, bien public, conscience publique, tous ces termes renvoyant à une critique de l’absolutisme. Avec toutes les précautions qui s’imposent, le terme d’opinion publique apparaîtrait pour la première fois en 1776 dans Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, où il renvoie à deux dimensions : « l’empire du jugement des autres » d’une part, le nouvel esprit du siècle d’autre part [2]. L’opinion publique devient un principe de jugement individuel et collectif, une force inaliénable qui met fin au règne de l’obéissance aveugle à la nécessité extérieure. Les autorités traditionnelles sont ébranlées par ce principe d’examen public, « tout haut et en communauté » selon les termes de Kant (2013 [1784]), qui ouvre un travail en commun d’évaluation du vivre-ensemble et de prise de décision sur le cours du monde. La force de l’opinion rejoint alors les questions d’éducation et d’accès au suffrage universel ; elle est thématisée au xixe siècle autour des notions de foule et de peuple, mobilisant – selon les auteurs – une perspective émancipatrice ou tyrannique.
4À l’approche dynamique d’une puissance souveraine succède l’approche statique-statistique de l’opinion, objet de mesures régulières et affinées. La statistique sociale allemande, puis française et anglaise, permet aux gouvernants du xixe siècle d’être en phase avec des sociétés en pleine transformation. La publication de ces données rend possible une prise de conscience publique qui aiguillonne la pratique politique des gouvernants et des gouvernés. Le souci de renforcer le processus démocratique est clairement théorisé par George Gallup qui met au point la technique des sondages dans les années 1930. Celle-ci se développe de part et d’autre de l’Atlantique et connaît un âge d’or au cours du xxe siècle, anesthésiant au passage la réflexion théorique. La thèse de Habermas (1962, tr. fr., 1973) et l’article au titre provocateur de Pierre Bourdieu publié en 1973 (« L’opinion publique n’existe pas ») remettent en question l’approche quantitative et réifiée de l’opinion publique réduite à des pourcentages. La critique de Pierre Bourdieu repose sur trois points : d’une part, les sondages misent sur le fait que chacun peut avoir une opinion sur tout ; d’autre part, les sondages reposent sur le principe selon lequel toutes les opinions se valent ; enfin, ils présupposent un consensus sur l’opportunité de la question posée. La question des sondages, instruments de manipulation, de connaissance ou de liberté, « réveille » le concept et suscite des travaux nombreux qui réexaminent les lieux et modalités d’exercice du politique, en les articulant sur la question des médias, des institutions et des publics.
5La question du singulier et du pluriel de l’opinion publique revient sur le devant de la scène, mobilisant différentes visions et postures tant politiques qu’épistémologiques. Dès lors qu’est créé en 1973 un Eurobaromètre mesurant les opinions publiques européennes, la question de l’unité de l’opinion publique rebondit tandis que la question de son périmètre est aujourd’hui envisagée dans une perspective de relations internationales. D’autres travaux invitent à repenser l’articulation des forces centrifuges et centripètes dans la dynamique sociale, mobilisant le qualificatif de mosaïque ou le concept d’arène publique. Faut-il penser l’opinion publique comme un artefact construit à partir de l’agrégation d’opinions diverses ? Le recours à la notion de majorité permet-il de lever les difficultés ? La question du point de vue épistémologique revient en force. Elle est située à différents niveaux possibles selon les auteurs : à partir de l’individu (perspective psychologisante), à partir du collectif (approche sociologique), à partir des médiateurs qui la portent, voire la façonnent. La question des terrains et méthodes d’investigation se complexifie. La posture objectiviste se développe, déniant le privilège accordé au déclaratif, soucieuse de n’observer que des comportements. L’approche philosophique d’un singulier abstrait tend à céder la place à l’observation des mille et un contours d’un pluriel concret. Le concept d’opinion publique ne cesse d’être réinventé à l’aune des nouvelles formes participatives développées dans des sociétés à l’idéal délibératif et à l’heure de la montée en puissance des réseaux sociaux. Écartelé entre une approche normative et une approche descriptive, le concept d’opinion publique ne disparaît pas pour autant. Sa fécondité heuristique reste entière.
L’opinion publique, à la croisée des chemins d’Hermès
6La revue Hermès participe à la réflexion déployée autour du terme au cours des dernières décennies. La traduction française du terme habermassien d’« Offentlichkeit » a ouvert la voie à un choix interprétatif bien particulier. Alors que ce terme allemand pourrait être traduit par public, publicité (le fait, l’état d’être public), opinion publique et espace public, c’est ce dernier terme qui a été retenu en France et dans plusieurs numéros de la revue [3]. À partir de 1995, la qualification évolue et rejoint la thématique de la communication (et) politique (Hermès, no 17-18, 1995), de l’opinion publique (Hermès, no 31, 2001), de l’audience (Hermès, no 37, 2003) et des paroles publiques (Hermès, no 47, 2007). Hermès a joué un rôle important dans la dé-spatialisation de l’approche et dans l’approfondissement de la dynamique politique en présence.
7Trait constitutif des sociétés démocratiques, l’opinion publique constitue une sorte de fil rouge qui parcourt les numéros d’Hermès depuis sa création, tant cette notion se situe au croisement de communication et de politique. Elle est ici interrogée sous trois angles qui sont autant de pistes d’investigation ouvertes, plurielles et toujours vivaces : l’opinion d’un public, l’opinion en public, l’opinion publiée.
8L’opinion publique est l’opinion d’un public sur lequel il convient de s’interroger. La notion de public(s) est ainsi mise à l’épreuve au fil des numéros, revisitée dans une perspective plurielle et interdisciplinaire. L’analyse du dévoiement du concept de public au profit d’approches marketing mobilisant les termes d’audiences et de publics est ici récurrente (cf. Hermès, no 17-18, 1995, et Hermès, no 37, 2003). Selon Dominique Wolton (2003), la pratique intense des mesures d’audience ne permet aucunement de comprendre une demande : elle ne peut qu’enregistrer les réactions à une offre. La thématisation de la question du concept de public passe au fil des numéros par un travail de complexification-éclaircissement. L’exploration des espaces traditionnels (cafés, places) et nouveaux (espace numérique) de formation et de rencontre d’un public est menée au fil des numéros. Parallèlement, et à plusieurs reprises, Dominique Wolton met en évidence les contradictions de l’espace public, médiatisé ou non.
9La question de l’opinion en public renvoie à celle des lieux de formation, information, transformation de l’opinion. Espaces de convivialité, espaces urbains, cafés sont analysés par des historiens, urbanistes et philosophes qui établissent une distinction fondatrice du politique entre le régime du commun et celui du public. La traduction d’un article d’Elisabeth Noelle-Neumann (1989) dans le numéro 4 ouvre une voie nouvelle en invitant à penser conjointement publicisation et silence. Selon l’auteure allemande, l’opinion publique est autant affaire de parole que de silence, ce dernier constituant une spirale dans laquelle l’individu mesure intérieurement son jugement à l’aune du groupe.
10La question de l’opinion publiée est celle des modalités d’expression et de diffusion de l’opinion. Cette question ne concerne pas seulement le rôle des médias et des journalistes dont le pouvoir est interrogé (Hermès, no 35, 2003). Le numéro 13-14 (1994) l’envisage plus largement, à la lumière des structures institutionnelles et des processus de production du sens examinés au fil des articles, dans une perspective macro-sociale. L’examen de la tension médiation/médiatisation anime bon nombre d’articles, mettant l’accent sur le déséquilibre constitutif de nos sociétés entre « un trop peu de médiation » et un « trop-plein de médiatisation » (Breton, 1995), creuset d’un plaidoyer en faveur de la médiation qui anime la revue.
L’opinion publique à l’heure du Web 2.0
11Le développement des réseaux numériques, que l’on dit sociaux, conduit à une remise en cause de la notion de public et de média. Solution et problème à la fois, Internet bouleverse les schémas de communication traditionnels qui distinguaient émetteur, message et récepteur. Le Web, dans son usage 2.0, donne aux citoyens et acteurs politiques de nouvelles ressources d’action et d’expression, et ceci à une large échelle. On suppose ainsi que le public n’est plus (si tant est qu’il l’ait été) l’audience inerte des panels et des sondages et qu’il est devenu un acteur actif. De nouvelles pratiques d’auto-publication sont techniquement rendues possibles par le Web, déclassant ou remplaçant au passage les circuits traditionnels d’expression. De nouveaux médiateurs interviennent, qui diffusent leurs opinions et n’hésitent pas à utiliser les dispositifs de jugements intégrés sur de nombreuses plateformes (le célèbre bouton « Like »). Si Internet élargit la démocratisation des procédés de publication, ses possibilités avivent la question de la médiation (désormais mise en doute) et suscitent des attentes souvent inconsidérées. Avec Internet, les médiateurs de l’opinion publique ne sont plus les groupes de gens de lettres, de parlementaires et de journalistes qu’une idéologie contemporaine de l’immédiation renvoie aux vieilles lunes. Les réseaux numériques augmentent de manière quasi exponentielle les relais d’opinion potentiels, de l’expert à l’amateur ; chacun peut diffuser une information, vraie ou fausse, à son réseau. Le culte du « tous journalistes » ou du « journalisme citoyen » se développe dans un contexte marqué par la porosité des frontières entre sources d’information, médias et public. Différents mouvements sociaux (Tea Party, Manif pour Tous, Pegida) s’emparent de la Toile pour s’y exprimer et organiser des rassemblements qui ne semblent guère éloignés de ces communautés imaginées, analysées par Benedict Anderson. Blogs, tweets et autres Instagram créent de micro espaces de discussion qui cherchent à influencer le débat public. De nouveaux métiers apparaissent – nommés tantôt « influenceur », tantôt « référenceur » –, consistant en une activité de partage de contenu et d’information relative à des opinions, des produits ou un marché. Ces métiers visent à façonner une présence et une identité numériques, ils développent une stratégie d’omniprésence sur les réseaux dits sociaux et sont au service d’enjeux réputationnels, de création de régimes d’attention et de stratégies de visibilité d’acteurs individuels ou collectifs, économiques ou politiques. Si les pratiques numériques du nouveau président des États-Unis ne cessent d’étonner par leur caractère compulsif et souvent mensonger, les études menées en France sur les blogs politiques concluent toutes aujourd’hui à leur rôle limité.
12Les dynamiques d’opinion se jouent à présent en ligne et hors ligne, suscitant au passage une réorientation des outils de mesure classiques (sondages, enquêtes déclaratives), complétés par l’analyse quantitative des médias numériques. Les données numériques concernant les caractéristiques des publics sont l’objet d’une discipline en plein essor, le data mining ou forage de données, dont le marketing contemporain a compris tout l’intérêt.
Références bibliographiques
- Blondiaux, L., La Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
- Breton, P., « Médias, médiation, démocratie. Pour une épistémologie critique des sciences de la communication politique », Hermès, no 17-18, 1995, p. 321-334.
- Bourdieu, P., « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes, no 318, 1973, p. 1292-1309.
- Cardon, D., La Démocratie Internet, Paris, Seuil, 2010.
- Champagne, P., Faire l’opinion, Paris, Minuit, 1990.
- D’Almeida, N., La Société du jugement. Essai sur les nouveaux pouvoirs de l’opinion, Paris, Armand Colin, 2012.
- Habermas, J., L’Espace public, Paris, Payot, 1973.
- Kant, E., Réponse à la question, Qu’est ce que les Lumières ?, Paris, Larousse, 2013.
- Koselleck, Le Règne de la critique, Paris, Minuit, 1979.
- Manin, B., Paquino, P. et Reynié, D. (dir), Opinion publique et démocratie, Paris, CNRS éditions, 1987.
- Monnoyer-Smith, L., Communication et délibération. Enjeux technologiques et mutations citoyennes, Paris, Lavoisier, 2010.
- Noelle-Neumann, E., « La spirale du silence », Hermès, no 4, p. 181-189.
- Reynié, D., Le Triomphe de l’opinion publique, Paris, Odile Jacob, 1998.
- Rousseau, J.-J., Rousseau, juge de Jean-Jacques, Paris, Flammarion, 1999.
- Rousseau, J.-J., Les Confessions, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009.
- Wolton, D., « Avant-propos. Audience et publics : économie, culture, politique », Hermès, no 37, 2003, p. 27-34.
Publications d’Hermès citées
- Hermès, « Espaces publics en images », sous la dir. de D. Dayan et I. Veyrat-Masson, no 13-14, 1994.
- Hermès, « Communication et politique », sous la dir. de G. Gauthier, A. Gosselin et J. Mouchon, no 17-18, 1995.
- Hermès, « L’opinion publique. Perspectives anglo-saxonnes », sous la dir. de L. Blondiaux et D. Dayan, no 31, 2001.
- Hermès, « Les journalistes ont-ils encore du pouvoir ? », sous la dir. de J.-M. Charon et A. Mercier, no 35, 2003.
- Hermès, « L’audience – Presse, radio, télévision, Internet », sous la dir. de R. Chaniac, no 37, 2003.
- Hermès, « Paroles publiques. Communiquer dans la cité », sous la dir. de F. Massit-Folléa et C. Méadel, no 47, 2007.
- Alloing, C., E-reputation : médiation, calcul, émotion, Paris, CNRS éditions, coll. « CNRS Communication », 2016.
Mots-clés éditeurs : médiations, pluralité, critique
Date de mise en ligne : 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0209Notes
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[1]
Selon les termes de Kosolleck (1979)
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[2]
« Parmi les singularités qui distinguent le siècle où nous vivons de tous les autres, est l’esprit méthodique et conséquent qui dirige depuis vingt ans les opinions publiques. Jusqu’ici ces opinions erraient sans suite et sans règles au gré des passions des hommes ; et ces passions s’entrechoquaient sans cesse, faisaient flotter le public de l’une à l’autre sans aucune direction constante » (Rousseau, 1999).
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[3]
Hermès, no 4 (1989), no10 (1992), no13-14 (1994).