Notes
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[1]
Voir le site : <routes-traductions.huma-num.fr/>.
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[2]
Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés », in Écrits juifs, trad. fr. Paris, Fayard, 2011, p. 422.
-
[3]
M. Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, Introduction à la philosophie [1930], tr. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1987, p. 57sq.
-
[4]
Si Parménide (Lille, Presses universitaires de Lille, 1980) propose l’édition et la traduction du Traité du non-être. Voir : <www.centreleonrobin.fr/membres/9-cassin-barbara/3-cassin-barbara>.
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[5]
« Solo tres dias y dos noches del invierno de 1782 requirió William Beckford para redactar la trágica historia de su califa. La escribio en idioma francés ; Henley la tradujo al inglés en 1785. El original es infiel a la traduccion ; Saintsbury observa que el francés del siglo XVIII es menos apto que el inglés para comunicar los “indefinidos horrores” (la frase es de Beckford) de la singularisima historia.
La version inglesa de Henley figura en el volumen 856 de la Everyman’s Library ; la editorial Perrin, de Paris, ha publicado el texto original, revisado y prologado por Mallarmé. Es raro que la laboriosa bibliografia de Chapman ignore esa revision y ese prologo. »
« Sobre el “Vathek” de William Beckford », texte de 1943, inclus dans Otras inquisiciones (1952). Jorge Luis Borges, Obras Completas, Buenos Aires, Emecé Ediciones, 1989 [1e éd., 1974]. -
[6]
John L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. fr. Gilles Lane modifiée, Paris, Seuil, 1970, p. 153.
-
[7]
Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 38. Le constat injonctif : « Plus d’une langue » est repris littéralement dans la « Prière d’insérer », Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996.
-
[8]
Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique, Paris, Albin Michel, 2007 (éd. augmentée, trad. M. Syrotinski, Google me. One-click Democracy, New York, Fordham University Press, 2017).
-
[9]
Jacques Lacan, « L’Étourdit », Scilicet, no 4, Paris, Seuil, 1973, p. 47.
1Michaël Oustinoff : Du 14 décembre 2016 au 20 mars 2017, vous avez organisé une exposition intitulée « Après Babel, traduire » au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). À notre connaissance la première du genre, elle se décline maintenant à Genève du 11 novembre 2017 au 25 mars 2018, et demain peut-être en d’autres lieux, en Inde, à Dakar, à Buenos Aires. Commençons par une question provocatrice : en quoi la traduction a-t-elle de l’importance ?
2Barbara Cassin : Il y a bien des manières d’y répondre ! Je dirais, pour commencer, que la traduction a toujours été une histoire de pouvoir. Dès le Moyen Âge, le lien est fait entre la traduction comme translatio studii (transfert de savoir) et la translatio imperii (transfert de pouvoir).
3Avec quelques amis au sein du labex TransferS, nous avons mis en place un dispositif interactif accessible en ligne : « Les routes de la traduction [1] ». Une sorte de plan de métro parisien, mais où les lignes se nomment, non pas Vincennes-Neuilly, mais Aristote, Euclide, Galien, Ptolémée, Luther, les 1001 Nuits, Luther, Marx ou Tintin, avec pour stations Athènes, Rome, Alexandrie, Bagdad, Cordoue, Wittenberg, mais aussi Shanghai ou Calcutta. Que les routes de la traduction soient les routes du pouvoir, c’est une affirmation qui découle de l’histoire même.
4Nous avons d’ailleurs présenté ce dispositif à la dernière Foire du livre de Francfort, dans le pavillon qui s’appelait, non pas pavillon de la France, mais pavillon du français, qui compliquait donc le rapport à la langue : non pas d’abord une langue nationale mais, comme dirait Derrida, une langue qui « n’appartient pas » – ce que devrait être, ce qu’est peut-être, la francophonie.
5L’un des deux grands axes de l’exposition que j’ai organisée au MuCEM est justement ce rapport entre traduction et politique.
6Je propose de définir la traduction comme un savoir-faire avec les différences. Cela vaut pour la pratique du traducteur, qui est entre deux langues, cultures, mondes, et qui stationne « entre » pour les faire passer l’un dans l’autre. Mais il me semble que c’est, plus largement, ce dont nous avons besoin aujourd’hui comme citoyens. La traduction est non seulement un bon paradigme pour les sciences humaines, mais c’est un bon apprentissage de la citoyenneté. L’instruction civique dans les lycées, dans les collèges, pourrait passer par un apprentissage de la traduction.
7La traduction n’est pas seulement ce qui permet de communiquer – le globish (global English) suffirait après tout pour ce faire. Car, pour moi, avec la traduction de textes ou d’œuvres en langue, il s’agit de faire percevoir la teneur de langue d’une parole, d’un texte ou d’une œuvre. Donc leur teneur de culture et d’histoire, leur singularité. Je ne dis pas, loin de là, qu’il ne faut pas « communiquer ». Mais pour que la traduction soit un outil vraiment politique, il faut comprendre et faire comprendre qu’il s’agit avec une langue d’un certain rapport au monde. La traduction est un bon apprentissage de ce dont nous avons besoin pour être des citoyens, capables de vivre dans un monde qui bouge et qui accueille. Ou qui devrait accueillir.
8Faire percevoir la traduction comme un savoir-faire avec les différences, tel était donc le premier principe de mon exposition.
9Le deuxième principe était de faire comprendre comment « notre » civilisation – je ne sais pas ce que veut dire « notre », c’est pourquoi je le mets toujours entre guillemets –, comment notre civilisation s’est constituée via la traduction. Cela rejoint la translatio studiorum, avec les trajets de langues qui ont fabriqué les disciplines. Pas de médecine sans Galien, pas de médecine sans Avicenne ; pas de philosophie sans Aristote, pas non plus sans Fârâbi ou Averroès.
10Emblématiques de ces lieux de confluence où les savoirs se sont transmis, enrichis, réinventés : les Bayt al-Hikma, « maisons de la sagesse ». Je m’y intéresse de plus en plus aujourd’hui. La première, la plus célèbre en tout cas, a été créée à Bagdad par le calife Al-Mamûn au début du ixe siècle de notre ère ; s’y réunissaient autour de la traduction, d’abord du syriaque et du grec vers l’arabe, des savants venus d’un peu partout et de toutes les religions, chrétiens nestoriens, juifs, musulmans. Ce furent des lieux d’accueil et de débats pour les intellectuels voyageurs de toutes les disciplines, philosophes, astronomes, mathématiciens, musiciens, poètes, médecins, mais d’abord et avant tout traducteurs, qui parcouraient le monde ; des centres de traduction et d’échanges avec bibliothèque, pôle de copie et de reliure (le papier vient d’arriver de Chine dans le monde musulman), tels aussi que ce que l’on appelle aujourd’hui la société civile y trouvât son compte, avec un hôpital, un observatoire astronomique…
Barbara Cassin : Tout à fait. Il faut savoir que ce dictionnaire des intraduisibles est lui-même traduit, c’est-à-dire réinventé, approprié – comme pourra l’être l’exposition, comme elle l’est déjà à la Fondation Bodmer avec sa variation bibliophilique centrée sur la Weltliteratur, « Les routes de la traduction. Babel à Genève ». Le dictionnaire existe en anglo-américain, en ukrainien, en partie en arabe, en partie en russe, il va paraître en roumain, en espagnol au Mexique, en portugais au Brésil, en italien, et sa traduction est à l’étude en hébreu, en chinois, en polonais, en wolof, en diverses langues de l’Inde.
Michaël Oustinoff : Dans un autre de vos ouvrages, Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction (éditions Rue d’Ulm, 2014), vous disiez que le Dictionnaire des intraduisibles était terriblement « français », si bien que du fait des transpositions effectuées dans les autres langues, cela permet de le voir d’un autre point de vue, ce qui rejoint le sous-titre de votre dernier ouvrage « compliquer l’universel » (Éloge de la traduction. Compliquer l’universel, Fayard, 2017).
Barbara Cassin : L’universel est toujours l’universel de quelqu’un. Autant comprendre tout de suite que l’« original » en langue, ou plutôt en métalangue, française n’est qu’un possible parmi d’autres, ouvert, une œuvre en devenir, energeia, et non une œuvre close, ergon, exactement comme la langue elle-même.
11Michaël Oustinoff : Cette question est-elle d’actualité ?
12Barbara Cassin : Mutadis mutandis, je le crois. Demandons-nous ce que pourrait être une maison de la sagesse au xxie siècle. Princeton, un Institut d’études avancées ? Ou bien un réseau plus ouvert, lié aux pratiques de traduction ? À inventer évidemment, non à reproduire. Nous sommes, en Europe et dans le monde, à un moment où les migrations et les transplantations sont le problème le plus immédiatement aigu. Hannah Arendt, dans « Nous autres réfugiés », a cette phrase bouleversante : « Manifestement, personne ne veut savoir que l’histoire contemporaine a engendré un nouveau type d’êtres humains, ceux qui ont été envoyés dans les camps de concentration par leurs ennemis et dans les camps d’internement par leurs amis [2]. » Confronter cette phrase au nombre de morts en mer Méditerranée, en « Mort Méditerranée », oblige à agir. C’est pourquoi nous tentons de fabriquer un réseau de lieux, d’actions et d’initiatives, centré sur la traduction et en prise sur cette question du savoir-faire avec les différences. « Maisons de la sagesse-Traduire », le nom de l’association que nous venons de fonder, est pour nous une sorte de tag.
13Cette initiative doit faire bouger ce qu’Achille Mbembé appelle l’« imaginaire dément d’une société sans étrangers ». Nous essayons de réfléchir à des temporalités emboîtées, autour de l’accueil, de l’insertion et de la réflexion critique.
14L’accueil ? Quand les « migrants » (qui ne sont pas morts, qui ne sont pas refoulés) arrivent sur le territoire français, ils remplissent un certain nombre de formulaires. Or, ces questionnaires, même quand ils sont bien traduits dans les langues des nouveaux arrivants (ce que font, effectivement, les organisations d’accueil), sont terrifiants. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas nécessaires, mais ils sont terrifiants d’impensé : quand on demande à une femme syrienne si elle est mariée, pacsée, divorcée, que fait-on exactement ? Son nom et son prénom, c’est déjà compliqué. Parce qu’elle a le nom de son père, et sans doute pas celui de son mari ; or, peut-être qu’en France elle voudrait, comme la plupart des femmes françaises, s’appeler comme son mari, pour la sécurité sociale par exemple. La date de naissance ? Il arrive qu’on gagne ou qu’on perde un an, selon le calendrier ; et les officiers d’état civil s’étonnent que tant de Maliens soient nés un 31 décembre. Je ne parle pas du statut, demandeur d’asile, etc., d’où ensuite toute la vie dépend… Comment ces formulaires sont-ils liés aux représentations qui fondent notre bureaucratie, aux valeurs de la République ? Poser la question est un premier pas vers l’« intégration » et permet en retour à l’administration de réfléchir à ses propres demandes, voire de les faire évoluer. Notre première action, avec les services de la mairie d’Aubervilliers et avec les associations, est d’élaborer un Glossaire de la bureaucratie française. Nous commençons par le bengali, le soninké et par l’arabe oriental dans une action conjointe avec l’Allemagne.
15Percevoir les écarts culturels laminés par ce genre de questionnaire, c’est réfléchir en bonne réciprocité, en tenant compte de ce que « hôte » veut dire, justement. Avec la réciprocité de l’hospitant et de l’hospité, de l’accueilli et de l’accueillant. C’est là le premier temps de notre action.
16Le deuxième temps est un temps d’intégration (je n’aime guère ce mot) et de valorisation. Nous travaillons autour de l’idée de « banque culturelle », comme il y en a en Afrique, au Mali par exemple. Cela fait bouger l’idée de banque comme celle de musée. C’est un lieu où le bénéficiaire d’un micro-crédit (nous travaillons pour l’instant à Marseille avec l’Association pour le droit à l’initiative économique, Adie) montre, dans des expositions-performances, un objet qui présente et représente son parcours de vie, un objet avec son histoire, un objet-récit. Quelque chose comme un patrimoine migrateur. L’important, je crois, c’est la double insertion que permettent ensemble le micro-crédit et la valorisation du parcours de vie. Nous avons ainsi travaillé avec des restaurateurs qui avaient obtenu un micro-crédit leur permettant de s’installer. L’un d’entre eux – je prends un exemple pour que l’on comprenne mieux – est un Berbère qui a ouvert un restaurant mexicain à Marseille. Quelle drôle de chose ! Il nous a raconté son trajet, au moyen d’un tableau : une main de Fatma, mais bien particulière ; il a demandé à une peintre d’Aix de la peindre comme si c’était Frida Kahlo qui peignait – une main haute en couleur entre Mexique et Maghreb dans ce restaurant marseillais…
17À Calais, à l’école des Dunes, quand j’y suis passée, on transcrivait aussi les récits des gens, on les recueillait et on les transcrivait. L’insertion commence par le respect du parcours et son partage.
18Michaël Oustinoff : C’est un dispositif d’insertion le plus inclusif possible ?
19Barbara Cassin : Oui. C’est lié pour moi à une partie de l’exposition de Marseille, qui m’a beaucoup apporté et beaucoup troublée ; elle m’a fait travailler avec un certain nombre d’associations, y compris dans les prisons. Il s’agit de répondre à la question suivante : « Quel est le mot de votre langue maternelle qui vous manque le plus ? » On a obtenu une très belle cimaise rassemblant, comme dans une constellation, un certain nombre de mots en langues, qui manquaient aux locuteurs. Une femme nous a dit : « en arabe, je sais dire comment je l’aime, je l’aime-à-vouloir-mourir-avant-lui, mais comment je dis ça en français ? » Nous avons prolongé ce dispositif à la Friche, avec les classes des collèges Paul Valéry et Friche Belle de mai qui accueillent les primo-arrivants, où parfois les enfants se côtoient en vingt langues. On a obtenu de magnifiques réponses. Par exemple : « Merzi », en albanais, avec l’explication : « ça veut dire c’est quand quelqu’un te manque mais plus que ça ». Nous avons posé une seconde question, comme réciproque : « Et quel est le mot du français qui vous paraît le plus étrange ? » Je crois à l’insertion par l’attention aux différences.
20Le troisième temps, c’est le recul critique et le travail sur les points de blocage. L’un des points de blocage les plus violents tient au rapport entre les religions dites monothéistes (judaïsme, christianisme, islam). J’initie un Dictionnaire des intraduisibles des trois monothéismes. À partir des langues et des textes dans leur langue de révélation et dans leurs traductions : comment dit-on/ne dit-on pas Dieu dans la Torah, la Bible, le Coran ; comment dit-on l’autre, la communauté, comment dit-on croire ? Quel est à chaque fois le rapport entre langue de révélation et traduction, ou non-traduction ? Ces « intraduisibles » qu’on peut toujours traduire, bien sûr, sont des symptômes de différence, des points d’arrêt dans la compréhension, des incitations à la réflexion et au recul critique. Nous avons fait des séminaires ouverts, par exemple avec les lycées confessionnels, sur les manières de dire Dieu, de dire l’autre. C’est ce type d’action qui me fait dire que la traduction est aussi un défi politique.
21J’ai d’ailleurs constaté qu’Emmanuel Macron parlait d’intraduisibles. Notamment quant à l’Europe. En particulier à propos de la notion de « dette », entre le français et l’allemand. La différence est précisément travaillée dans le Dictionnaire des intraduisibles : la « dette », debitum, le débit, qu’on rembourse, et ça s’arrête là, n’est pas la même chose que la Schuld, la dette-faute, qui pèse de tout son poids sur les épaules comme une culpabilité. Entre la France et l’Allemagne, il y a de l’intraduisible, au sens où l’on ne pense pas la même chose avec la « dette ». Dette/Schuld/debitum, ça marche très bien, ce n’est pas le problème, mais cela ne s’accompagne pas des mêmes représentations, n’est pas perçu de la même manière, ne renvoie pas à la même histoire – on peut comprendre à partir de là certaines divergences, qu’il faut au moins percevoir pour pouvoir les travailler.
22Voilà. C’est donc cela pour moi l’intraduisible : un symptôme de différence qui indique qu’il y a du travail à faire. C’est un point d’inquiétude.
23Michaël Oustinoff : La réaction semble de plus en plus forte contre le tout-anglais, un peu partout dans le monde, y compris anglophone. Est-ce à mettre en parallèle ?
24Barbara Cassin : Les anglophones se rendent compte de l’impact du globish sur leur propre langue, comme un appauvrissement dramatique. Mais c’est lié également à quelque chose de très dangereux : le « ranking », l’évaluation, qui ne fonctionne qu’en anglais, puisque c’est le plus petit commun dénominateur entre tous les experts. C’est la débilité de l’Europe néolibérale qui se manifeste là. Car personne ne croit au classement de Shanghai à Shanghai… En Europe, pour monter dans ce classement, on continue de remplir des dossiers en globish, on coche toujours des cases en globish. C’est, à mes yeux, le côté le plus dangereux de la « culture » européenne.
25Michaël Oustinoff : Si le globish a connu un tel succès, c’est qu’on considère que les langues sont, au fond, interchangeables. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas en prendre une seule ! Mais comment en êtes-vous venue à considérer qu’il fallait, au contraire, « compliquer l’universel » ?
26Barbara Cassin : Mon trajet par rapport à la traduction tel que je l’actualise aujourd’hui, en auto-biographie fictive, part du grec et de la sophistique, passe par le Dictionnaire des intraduisibles, les traductions du dictionnaire des intraduisibles, l’exposition sur la traduction, les déclinaisons (les traductions) des expositions, et les maisons de la sagesse.
27Ma première perception d’étonnement, d’étonnement de langue, est venue avec le grec ; c’est le grec qui m’a fait comprendre qu’il y a « plus d’une langue ». S’ouvre alors la question du génie des langues, la meilleure ou la pire des questions, et plutôt la pire si l’on regarde comment certains philosophes l’ont utilisée – Heidegger, évidemment, mais déjà Rivarol pour le français. Ce rapport au génie, j’en parle dans L’Éloge de la traduction.
28Ce que j’ai perçu à travers le grec, c’est qu’il y avait une autre manière de découper le monde ; je ne m’en suis pas rendu compte avec le latin, même si l’on m’a enseigné le latin avant le grec ; quant à l’anglais, je n’ai pas ressenti le moindre sentiment d’étrangeté. Mais prenons le mot logos. Ratio et oratio, ce n’est pas logos. « Raison » et « discours », il faut déjà deux termes et un jeu de mots pour approcher logos. Quand on ouvre un dictionnaire grec-français, on trouve une trentaine de traductions de logos. À partir de la notion de proportion, de mise en rapport, A/C = B/D, se produit une autre mise en série, un autre dispositif de saisie du monde. C’est avec le grec que je l’ai perçu pour la première fois, et que j’ai donc perçu le français comme une langue entre autres.
29C’est du coup avec le grec que j’ai commencé à comprendre ce que c’est que traduire, comment c’est une négociation avec les différences justement, telle qu’il y a toujours plus d’une bonne traduction. Qu’il fallait choisir entre plusieurs traductions. Mon père, à l’époque, parcourait tout Paris pour chercher les traductions de la version que j’avais à faire, il les apportait toutes sur la table et on les lisait ensemble. C’était génial, comme apprentissage. Humboldt le dit : il faut toujours avoir toutes les traductions sur la table.
30Le grec a été pour moi le premier autre à travailler. En même temps, j’ai travaillé la philosophie grecque, et pas seulement la langue. Si quelqu’un s’approprie l’universel, c’est bien le grec, les Grecs. Le terme de logos en est l’exemple hurlant. L’homme, l’animal doué de logos, c’est en fin de compte celui qui parle grec. Comme dit Momigliano, les Grecs étaient « fièrement monolingues ». Et les autres, ceux qui n’hellénisent pas, s’appellent « Barbares ». Bla, bla, bla, une onomatopée. Benveniste montre d’ailleurs le rapport entre barbare et esclave, et comment le mot pour dire « esclave » vient toujours d’une langue voisine – l’« esclave » est slave… Cela m’a d’autant plus émue que je m’appelle Barbara.
31J’ai réfléchi sur cette appropriation de l’universel en philosophie, en particulier, dans la philosophie grecque telle qu’elle est, si l’on peut dire, réinventée, par Heidegger. Avec cette terrible phrase de Heidegger, que je cite toujours, affirmant que le grec est une langue « authentique » parce qu’enracinée, et même enracinée dans une race : l’authenticité, dit-il, « se mesure à la profondeur et à la puissance de l’existence d’un peuple et d’une race qui parle la langue et existe en elle. Ce caractère de profondeur et de créativité philosophique de la langue grecque, nous ne le retrouvons que dans notre langue allemande [3]. » Donc le grec, et l’allemand, encore plus grec que le grec… On voit où peut conduire le logos.
32C’est pourquoi la question que je me suis tout de suite posée, c’est : peut-on être autrement présocratique ? Si l’interprétation de Heidegger est vraie pour Parménide, est-elle vraie de tous les Présocratiques ? Est-ce que c’est toujours de l’origine enracinée ?
33Voilà comment j’ai été conduite à m’intéresser à la sophistique, comme démenti à l’interprétation heideggerienne de Parménide. Une génération après le poème de Parménide Sur la nature ou sur l’être, Gorgias répond avec son traité Sur le non-être ou sur la nature. C’est ce sur quoi a porté ma thèse [4]. Il répète Parménide, mais il montre comment ce que Parménide dit de l’être se dit aussi bien du non-être. La plus violente réponse anti-heideggerienne à la lecture de Parménide est celle que fait Gorgias. Pour Heidegger, l’être est ce que dévoile cette aurore qu’est le poème de Parménide ; l’homme est « le berger de l’être », dans une co-appartenance originelle entre être, penser et dire. Gorgias, lui, montre brutalement que l’être est un effet de dire : le poème de Parménide ne « dévoile » pas l’être, il le fait être en le disant. C’est tout.
34Michaël Oustinoff : Est-ce que c’est à mettre en rapport avec la vision qu’on a habituellement de la sophistique comme quelque chose de négatif ?
35Barbara Cassin : Oui, car du coup la sophistique est insupportable pour toute la grande lignée de la philosophie, qui s’engouffre dans l’ontologie. Au lieu de l’ontologie, il y va avec la sophistique d’un geste logologique, comme l’appelle Novalis. L’histoire de la philosophie n’est plus une histoire de l’être, c’est une histoire des manières dont le dire fait être. C’est une histoire du discours, tout occupé de lui-même. L’ontologie est une logologie. D’où, dit encore Novalis, la haine que tant de gens sérieux ont du langage…
36C’est donc au bout d’un certain temps que je me suis sentie capable de montrer comment le poème de Parménide était à la fois un grand récit du grec comme langue, mettant en scène ou en acte l’ontologie de la grammaire. Et le récit de tous les grands récits, engrangeant le muthos exprimé avant lui, en particulier Homère et Hésiode.
37J’appelle ontologie de la grammaire la mise en visibilité du passage d’une forme à l’autre, et très précisément la manière dont le verbe « est », esti, troisième personne du singulier, le nom du chemin, le mot qui nomme la seule route à suivre, sécrète son sujet, to eon, « l’étant », un participe substantivé, avec l’insistance sur chacune des formes grammaticales intermédiaires – article, participe, participe substantivé – et le déploiement de toute la sémantique grecque du « est » – copule, existence, possibilité, effectivité.
38D’autre part et simultanément, le poème reprend, parfois au mot près, Homère ou Hésiode pour les faire passer du muthos au logos, du « mythe » au « discours de la raison ». Ce passage, dont on fait tant d’histoires, est lié au poème de Parménide comme palimpseste de tous les grands récits. Cela se voit par exemple au moment-clé de l’apparition du sujet to eon, de sa description et de son identification : elles se font avec les mots mêmes qui servent dans l’Odyssée à décrire Ulysse attaché à son mât quand il passe au large des sirènes ; l’étant, comme Ulysse, est « immobile », « solidement planté dans le sol » et tenu « dans la limite des liens puissants ». Extraordinaire !
39On peut bien prendre la voie de Parménide comme une origine, mais avec un autre sens du mot « origine », à la fois reconfiguration palimpsestique de tout ce qui précède et mise en lumière, effectuation et performance de cette configuration de langue qu’est le grec.
40La sophistique, avec Gorgias qui nous fait lire ainsi Parménide, est le discours par excellence pour lequel la performance compte. L’idée même de « performance », epideixis, se confond avec celle d’opération discursive.
41Michaël Oustinoff : Au sens anglais de performance ?
42Barbara Cassin : Oui, au sens austinien. Absolument. Cette idée de performance, liée à celle de performatif, est pour moi très importante. Je l’applique à présent aussi à la traduction : la traduction est une performance du texte. Comme dit Borges, « l’original est infidèle à la traduction [5] » (cette citation clôturait mon exposition au MuCEM). La logologie sophistique est une manière de comprendre et de pratiquer le discours comme une performance. Qui n’a donc plus, comme souci, de dire le vrai ou le faux, le dévoilement ou le non-dévoilement, mais la réussite ou l’échec, l’efficacité, la « félicité ». Austin conclut justement son How to do things with words en se réjouissant d’être parvenu, avec sa théorie des actes de langage, à « se jouer de deux fétiches […] : le fétiche vrai-faux et le fétiche valeur-fait [6] ». La rhétorique sophistique est une logologie de la performance. Quand on l’immerge dans la diversité des langues (le « il y a des langues » de Humboldt, au lieu du « il y a de l’être » de Heidegger), on se retrouve dans le Dictionnaire des intraduisibles. Chaque langue est une performance, construit un monde. Et traduire, c’est les faire communiquer en s’attachant aux symptômes de différences. C’est comme ça que j’interpréterais le « génie des langues », à la différence de Heidegger, parce qu’au fond ce qui m’intéresse est, comme Humboldt, la diversité.
43Vous voyez le lien, très précis, entre mon apprentissage du grec, la notion de logos et celle de barbare, le rapport entre Parménide et la sophistique, la sophistique comme performance, immergée dans la pluralité des langues avec le Dictionnaire des intraduisibles, et l’exposition du MuCEM « Après Babel, traduire ». Le barbare n’est plus celui qui fait bla bla bla, mais celui qui parle une autre langue. Et donc le grec devient une langue entre autres. Je retrouve la définition de la déconstruction par Derrida : « Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : “plus d’une langue” [7]. »
44On tient là, je crois, un outil extrêmement puissant pour déconstruire la philosophie heideggerienne. Et l’ontologie en général.
45Michaël Oustinoff : Lorsque vous reprenez à votre compte le mot d’ordre « plus d’une langue », n’est-ce pas là être anti-démocratique, pour poser à nouveau une question provocante ?
46Barbara Cassin : La démocratie n’a jamais été l’aplanissement des différences. La démocratie, reportons-nous à Aristote, c’est le moins mauvais des régimes (même pas le meilleur, non, seulement le « moins mauvais »…). Pourquoi ? Lorsqu’il décrit la cité, il ne file pas comme Platon la métaphore de l’organisme, du « corps politique », avec une tête, une poitrine, un bas-ventre, donc un philosophe-roi, des guerriers et des agriculteurs. Il ne s’arrête pas non plus à la métaphore de l’équipage, avec un capitaine et des marins. Le point n’est pas que chacun soit assigné à sa place et y reste avec une fonction précise par rapport au tout – le philosophe vraiment philosophe, le poète vraiment poète et le laboureur laboureur, comme le dira à son tour Heidegger.
47Les dernières métaphores auxquelles Aristote s’arrête sont au nombre de trois. Et elles me paraissent de loin les plus passionnantes, même si elles ne sont évoquées qu’en passant. La première, c’est la syssitie, c’est-à-dire le repas pris en commun, comme un pique-nique : c’est réussi quand chacun apporte ce qu’il a, à condition que tout le monde n’apporte pas la même chose. La démocratie n’a jamais voulu dire « être identique », « apporter la même chose », au contraire ! Il faut que chacun y mette du sien, comme on dit. C’est avec les différences que ça se fait, un repas.
48Le deuxième exemple est celui du public au théâtre. Il n’y a jamais de meilleur public que s’il y a à la fois des gens qui n’y connaissent rien et des experts. Il faut les deux, des critiques d’art comme des gens de la rue, et si tous trouvent la pièce bonne, alors elle l’est vraiment.
49Enfin, le troisième exemple, lié au premier, est celui de la nutrition et de la digestion. Il faut manger des aliments riches et des aliments moins riches : le bol alimentaire, la salade, ce qui apparemment ne sert à rien, est indispensable. Donc même ceux qui n’apportent rien apportent quelque chose.
50Avec ces modèles-là en tête, la démocratie, ce n’est certainement pas « tous pareils », de l’indifférencié ! C’est une articulation non hiérarchique des différences, telle que l’on puisse être, tour à tour, gouvernant et gouverné, et que tout le monde puisse avoir droit à la parole. C’est la seule vraie définition de la démocratie. Il me semble qu’il n’y en a pas d’autre.
51Donc l’indifférence pseudo-démocratique de la « globalisation » n’a rien à voir avec la démocratie. En revanche, elle a à voir avec ce que j’appelle le Google-monde, c’est d’ailleurs dans cette idée que j’ai écrit un livre sur Google [8] : comprendre comment la qualité devient une propriété émergente de la quantité. Or, je crois que le nombre de clics qui fait grimper dans un ranking n’a rien à voir avec un vote politique, la démocratie des clics n’est pas la démocratie. Tout ne se vaut pas. Jugeons ! Le jugement est la première des facultés politiques.
52Mais là où ça devient plus directement intéressant pour nous en ce qui concerne la traduction, c’est le rapport à la traduction assistée par ordinateur et à ce qu’on appelle la traduction automatique. Là, il est en train de se passer quelque chose qui transforme la quantité en qualité, vraiment. C’est le point exact où la qualité devient pour de bon propriété émergente de la quantité, avec un changement de paradigme. La traduction dite automatique ne passe plus un modèle de type Systran, c’est-à-dire par une langue-pivot – l’anglais en l’occurrence –, mais par l’accumulation de données…
53Michaël Oustinoff : Ce qu’on appelle les « mémoires de traduction ».
54Barbara Cassin : Oui, les mémoires de traduction, avec l’accumulation des contextes ; à faire sans penser, mais juste en récoltant (un des sens de legein après tout…) : cela doit nous faire réfléchir à ce qui résiste encore dans une langue et entre les langues. C’est une manière bien plus puissante de dissiper les équivoques que celle qui passait par la désambiguïsation d’une langue-pivot. La désambiguïsation est bien supérieure quand elle utilise la quantité des contextes qu’avec la pseudo-qualité des désambiguïsations qui, à y regarder de près, étaient quant à l’anglais bien moins rigoureuses et intelligentes que celles des catégories d’Aristote pour le grec. De plus, l’idée même que les équivoques puissent s’équivaloir d’une langue à l’autre, et les désambiguïsations se reporter plus ou moins analogiquement, est à elle seule absurde. Le point déterminant en ce qui concerne la traduction est, pour le dire avec Lacan, qu’« une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister [9] ». Les équivoques sont la carte d’identité d’une langue, elles sont aussi singulières qu’une empreinte digitale. C’est pourquoi le changement de paradigme en ce qui concerne la traduction assistée par ordinateur est passionnant. Il faut suivre cela de près pour ce que nous allons en apprendre de la langue et des langues.
55Il va falloir faire la théorie des difficultés subsistantes. Personnellement, j’accompagnerais volontiers dans la mesure de mes moyens – c’est une offre de service – ceux qui sont en train de travailler sur l’intelligence artificielle en traduction. Qu’est-ce qui résiste dans les langues ? Est-ce la même chose dans toutes les langues ? Quel type de singularité échappe à ce genre de traduction basée sur le quantum ?
Notes
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[1]
Voir le site : <routes-traductions.huma-num.fr/>.
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[2]
Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés », in Écrits juifs, trad. fr. Paris, Fayard, 2011, p. 422.
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[3]
M. Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, Introduction à la philosophie [1930], tr. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1987, p. 57sq.
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[4]
Si Parménide (Lille, Presses universitaires de Lille, 1980) propose l’édition et la traduction du Traité du non-être. Voir : <www.centreleonrobin.fr/membres/9-cassin-barbara/3-cassin-barbara>.
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[5]
« Solo tres dias y dos noches del invierno de 1782 requirió William Beckford para redactar la trágica historia de su califa. La escribio en idioma francés ; Henley la tradujo al inglés en 1785. El original es infiel a la traduccion ; Saintsbury observa que el francés del siglo XVIII es menos apto que el inglés para comunicar los “indefinidos horrores” (la frase es de Beckford) de la singularisima historia.
La version inglesa de Henley figura en el volumen 856 de la Everyman’s Library ; la editorial Perrin, de Paris, ha publicado el texto original, revisado y prologado por Mallarmé. Es raro que la laboriosa bibliografia de Chapman ignore esa revision y ese prologo. »
« Sobre el “Vathek” de William Beckford », texte de 1943, inclus dans Otras inquisiciones (1952). Jorge Luis Borges, Obras Completas, Buenos Aires, Emecé Ediciones, 1989 [1e éd., 1974]. -
[6]
John L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. fr. Gilles Lane modifiée, Paris, Seuil, 1970, p. 153.
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[7]
Jacques Derrida, Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 38. Le constat injonctif : « Plus d’une langue » est repris littéralement dans la « Prière d’insérer », Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996.
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[8]
Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique, Paris, Albin Michel, 2007 (éd. augmentée, trad. M. Syrotinski, Google me. One-click Democracy, New York, Fordham University Press, 2017).
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[9]
Jacques Lacan, « L’Étourdit », Scilicet, no 4, Paris, Seuil, 1973, p. 47.