1En 2008, trois ans après la signature de la Convention de l’Unesco sur la diversité culturelle, Tristan Mattelart s’inquiétait, dans le numéro 51 d’Hermès, d’un possible détournement de la notion de diversité culturelle. Celle-ci pourrait devenir l’alibi d’une plus grande intégration de la mondialisation des échanges par l’économie. Le capitalisme postmoderne se serait adapté aux différences culturelles pour mieux y répondre, produisant ainsi de la diversité au sein de la culture de masse. En découvrant la complexité des constructions identitaires au sein de la mondialisation, l’anthropologie a de son côté révélé combien les flux transnationaux de communication peuvent être des « ressources culturelles », rendant ainsi caduques les notions essentialistes d’identité ou de culture nationales, dominantes dans les années 1980. Et Tristan Mattelart de rappeler en conclusion de son article les « zones d’ombre » des cultural studies, de l’anthropologie et de la sociologie. La diversité des cultures ne saurait se réduire à la célébration de la dialectique entre appartenances locales et exposition négociée aux flux transnationaux de communication. Ces derniers ne sont pas naturellement neutres, d’où la nécessité de prendre en compte aussi le « système transnational des médias » et « les logiques hégémoniques » qui le traversent (Mattelart, 2008).
2Dans le même numéro d’Hermès, Dominique Wolton introduisait la notion de « troisième mondialisation », où la revendication en faveur de la diversité culturelle émerge en réaction à la rationalisation économique. La diversité culturelle devient alors politique, ce qu’incarne la signature à l’Unesco de la Convention sur la diversité culturelle. Mais cette réaction est ambivalente : elle suppose une affirmation des identités et leur cohabitation, leur respect réciproque, sauf à renier l’idée même de diversité. La revendication de la diversité pour soi doit donc s’accompagner d’un mouvement qui valorise la diversité chez les autres, ce qui impose d’« inventer la grammaire culturelle » de la diversité (Wolton, 2008). En l’absence de cette grammaire, l’incommunication peut conduire à un irrédentisme identitaire dévastateur.
3Dix ans plus tard, le paradigme purement économique semble toujours insuffisant pour penser la mondialisation des échanges culturels, ce qui rappelle l’intérêt d’une économie politique de la diversité culturelle, pour en identifier les principaux acteurs et leurs logiques. Ces acteurs sont les industries culturelles, les chaînes internationales d’information, les GAFA (Google, Amazon, Facebook et Apple), mais ce sont aussi les artistes, les émigrés, les réfugiés, toutes les figures de l’altérité. Vaste programme dont on peut tracer l’ébauche au moins à l’égard des industries culturelles, ce qui nous conduit à relire autrement la Convention de l’Unesco.
4In extenso, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, trop souvent résumée en « Convention sur la diversité culturelle », rappelle que son objectif est double : protéger, promouvoir. Or, pour les industries culturelles, la Convention a d’abord servi à protéger, un phénomène particulièrement évident pour la production audiovisuelle. La Convention permet via l’Unesco de mettre fin au statut temporaire de l’exception culturelle créé par les accords du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) en 1994. Désormais, les quotas peuvent être sanctuarisés. Leur mise en œuvre trahit leur contribution toute relative à la promotion de la diversité.
5En France, les quotas de diffusion imposent aux chaînes 60 % d’œuvres européennes, dont 40 % d’œuvres françaises. Pour les programmeurs, l’affaire est entendue, notamment sur les chaînes privées qui dépendent de leur audience pour se financer. Parce que les œuvres françaises répondent aux goûts d’un public national, qui tolère et plébiscite également les productions américaines auxquelles il est habitué depuis longtemps, l’application des quotas provoque la bipolarisation : 60 % d’œuvres françaises, 40 % d’œuvres américaines. La mécanique de promotion de la diversité des œuvres tend donc à exclure des antennes les œuvres européennes quand elles ne sont pas françaises, et les œuvres non européennes quand elles ne sont pas américaines. Tant pis pour la série belge ou coréenne !
6En revanche, quand il s’agit de protéger la diversité, donc la création française, les quotas sont redoutablement efficaces. Ils obligent les grandes chaînes en clair à réinvestir 15 % de leur chiffre d’affaires annuel dans la production audiovisuelle, dont 10,5 % dédiés au financement d’œuvres patrimoniales. Si la chaîne accepte de flécher 12,5 % de son chiffre d’affaires vers les œuvres patrimoniales, elle n’a plus d’autre obligation d’investissement. L’incitation au financement de ces œuvres patrimoniales, œuvres de fiction, documentaires de création ou animation est donc forte. Mais l’offre ne suffit pas à créer la demande. Il faut la promouvoir.
7Les quotas de diffusion des chaînes ont historiquement assuré cette promotion, malgré les limites déjà évoquées. La même logique se retrouve à la radio avec les quotas musicaux. Las, les jeunes regardent moins la télévision, et écoutent encore moins la radio. Ces médias nationaux sont dépassés par les plateformes de visionnage ou d’écoute en streaming, les Netflix et les Spotify qui incarnent aujourd’hui les nouveaux flux transnationaux de communication. Sur ces plateformes, pas de quotas, mais des algorithmes pour coller aux goûts de chaque individu. Donc pas de promotion de la diversité.
8Si cette dernière est un enjeu politique, il faudra envisager une régulation des algorithmes pour y imposer des quotas. Mais ces quotas ne doivent pas concerner les seuls catalogues des œuvres mises à disposition, comme l’envisage l’Europe. Ils doivent concerner aussi les résultats des recommandations faites aux utilisateurs pour y proposer des œuvres françaises, et pourquoi pas des œuvres européennes non françaises et des œuvres étrangères non américaines, afin d’éviter la bipolarisation héritée des quotas de diffusion audiovisuelle. Si les algorithmes ne sont pas contraints, les choix de chacun s’imposeront, comme dans les entrées en salle : sur les dix dernières années, victoire du cinéma américain qui oscille entre 43 et 54 % de parts de marché selon les chiffres du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), contre 35 à 44 % pour les films français. Le cinéma européen et le reste des cinémas du monde récoltent les miettes : entre 11,2 % et 16,5 % des entrées en salle selon les années. Tant pis, encore, pour le cinéma belge et coréen !
Références bibliographiques
- Mattelart, T., « Les théories de la mondialisation culturelle : des théories de la diversité », Hermès, no 51, 2008, p. 17-22.
- Wolton, D., « Conclusion générale : de la diversité à la cohabitation culturelle », Hermès, no 51, 2008, p. 195-204.