1Revue Hermès : Quelle définition peut-on donner de la Francophonie ? D’où provient cette idée d’une union par la langue ?
2Jean-Claude de l’Estrac : La Francophonie est une idée africaine fécondée par une histoire française. Cette ambiguïté originelle la traverse toujours. Son socle est la langue française, que des millions d’Africains ont trouvée dans « les décombres du régime colonial » selon la formule de Léopold Sédar Senghor, l’un des pères de la Francophonie institutionnelle.
3La Francophonie est née d’une volonté commune d’affronter les injustices de l’économie mondialisée par une solidarité intercontinentale et multiculturelle, cimentée par le partage d’une langue française, porteuse de valeurs universelles au carrefour de plusieurs traditions et de visions politiques. Cette communauté linguistique est aussi une communauté politique. Elle constitue ainsi un projet d’avenir et une voie d’espérance. Elle est au service d’un humanisme, parce qu’elle fait du respect des identités et de la diversité culturelle une de ses préoccupations majeures. Le respect des différences est une des questions essentielles de notre temps, nous le constatons chaque jour : quand les identités sont meurtries, elles deviennent meurtrières, partout, en Afrique, comme au Moyen-Orient, en Europe ou en Asie. C’est pourquoi la cohabitation tranquille des identités est devenue, avec raison, l’un des principaux enjeux politiques de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) malheureusement prisonnière d’arrangements politico-diplomatiques manigancés par une France arrogante.
4Revue Hermès : Pourquoi l’OIF a-t-elle placé le concept de « cohabitation culturelle » au centre de son projet politique ?
5Jean-Claude de l’Estrac : Il en est ainsi parce que l’OIF, héritière d’un projet poussé dans les années 1970 par Georges Pompidou et Léopold Sédar Senghor, tire sa spécificité de la place éminente qu’elle accorde à la culture, au principe du respect de la diversité culturelle. Elle en fait la matrice qui détermine le politique et conditionne l’économique. Elle se caractérise par son idéal de démocratie et son attachement exigeant aux droits de l’homme. Elle postule qu’aucun développement ne sera durable tant que les droits les plus élémentaires seront menacés, tant que l’accès à l’éducation, à la santé, à l’eau, restera un vœu pieux. Et lorsqu’à la misère et à la précarité s’ajoutent les dominations culturelle, ethnique ou religieuse, la scène est dressée pour toutes les folies.
6C’est parce qu’elle est consciente de la gravité des enjeux que la Francophonie s’est donnée pour mission de sauver la jeunesse de la désespérance et de l’enfermement identitaire, religieux et xénophobe.
7Revue Hermès : Comment faire de la langue un principe de dialogue ?
8Jean-Claude de l’Estrac : La Francophonie a longtemps exercé – selon le mot d’Abdou Diouf, son ancien secrétaire général – une « magistrature d’influence » sur les pays de l’aire francophone, qu’ils soient héritiers des histoires coloniales ou adhérents par choix. Elle est un canal naturel de dialogue et d’échanges pour les pays ayant le français en partage. Elle le démontre dans son rôle apprécié de médiation dans les nombreuses crises politiques sur le continent africain où vivent la majorité des francophones. Elle l’a démontré dans le processus de sortie de crise à Madagascar où la médiation d’organisations francophones a réussi parce que les protagonistes ont communiqué dans la même langue, parce qu’ils parlent le même langage, y compris et surtout dans les représentations culturelles et symboliques que celui-ci transmet. Cette proximité, soutenue par la langue commune, opère le miracle : la transformation de la communication en un authentique dialogue.
9Revue Hermès : L’une des remarques qui revient souvent lorsque l’on traite de la Francophonie, c’est la difficulté de cette organisation à créer un attachement de la société civile ? Quelles sont les solutions ?
10Jean-Claude de l’Estrac : Pour que les francophones prennent véritablement conscience de la richesse et de la valeur ajoutée de cette appartenance à un monde singulier respectueux des différences et capable de répondre à leurs préoccupations quotidiennes, la Francophonie doit faire davantage aujourd’hui pour leur ouvrir les portes de l’éducation, du travail, de la mobilité sociale, de la dignité et de la solidarité. Sinon à quoi servirait-elle ?
11L’un des défis que doit relever la Francophonie est de sortir du compartiment étroit dans lequel certains persistent à vouloir l’enfermer. Non, elle n’est pas un outil de promotion de la culture française ! Sans doute est-elle fondée sur le fait de parler la langue de Molière, mais c’est aussi celle d’Albert Cohen, d’Amin Maalouf et d’Edouard Maunick, et plus encore, celle de plus de 220 millions d’hommes et de femmes qui l’enrichissent de leurs propres parlers, de leurs dissemblances, de leurs histoires individuelles.
12Il faudra également faire du français une langue de la création, du savoir et de l’échange, ouverte sur les horizons des mondes anglophone, hispanophone et lusophone. Il faut surtout que la pratique de la langue soit utile à la jeunesse, faute de quoi elle s’en détournera. Ce n’est pas la démographie qui assurera la place future de la langue française dans le monde, mais sa pertinence et son utilité concrète. Les tendances à lui préférer l’anglais chez les élites françaises et dans certains États francophones en sont la preuve.
13À cet égard, il ne fait aucun doute que le français peut faire avancer les coopérations scientifiques, mettre à profit les réservoirs de connaissances et de savoir-faire des organismes de recherche, et impulser de prometteuses dynamiques Sud-Sud. La langue française, tout autant que l’esprit francophone et la conscience d’appartenir à un vaste réseau d’échanges et de dialogues, sont un vecteur commun de développement.
14Revue Hermès : La Francophonie peut donc représenter une voie de développement culturel et économique ?
15Jean-Claude de l’Estrac : C’est tout l’intérêt de la dimension économique de la Francophonie, dont les contours méritent encore d’être précisés. La crise autant que le potentiel de cet espace économique francophone, qui représente déjà 20 % des échanges mondiaux de marchandises, doivent conduire la Francophonie à saisir les opportunités économiques qui s’y présentent. Elles n’ont jamais été aussi grandes : d’un côté des francophones du monde industrialisé au Nord, détenteurs de capitaux, de technologies et de savoir-faire qui sont à la recherche de marchés nouveaux, sources de croissance ; de l’autre, un grand nombre de pays francophones, notamment au Sud, à la recherche de nouveaux partenaires pour assurer la transformation industrielle de riches matières premières qu’ils possèdent. La nouvelle vague d’industrialisation en Afrique est la chance d’un partenariat francophone, créateur de richesses et d’emplois nouveaux.
16Revue Hermès : Comment la Francophonie peut-elle être une voie pour réguler la mondialisation économique ?
17Jean-Claude de l’Estrac : Un pacte scellant l’entente raisonnée des pays francophones et des acteurs économiques serait un objectif raisonnable. Les lois du marché peuvent être pondérées par une meilleure prise en compte de ce que les francophones peuvent s’offrir les uns aux autres. Dans ce contexte proche de la théorie des avantages comparatifs, les groupes du Nord ont un intérêt évident à envisager leurs relations avec le Sud dans une perspective de développement durable.
18La Francophonie peut être le lieu idéal de cet échange. Elle peut contribuer à diffuser les meilleures pratiques et notamment la responsabilité sociale des entreprises en l’adaptant au contexte culturel de chacun des pays. Elle peut aussi participer activement à une démarche partenariale qui pose les jalons d’un co-développement par les acteurs économiques eux-mêmes. Cette démarche reposerait notamment sur le portage des PME-PMI du Sud par les grandes entreprises des pays francophones du Nord. Leur contribution à la formation des hommes, au transfert de technologies, à la mise en œuvre d’une recherche appliquée adaptée aux spécificités des pays récepteurs de capital participe aussi de cette coresponsabilité.
19Revue Hermès : Comment faire de l’espace francophone un lieu de coopérations et pas seulement un marché économique francophone ?
20Jean-Claude de l’Estrac : Au cœur de la mondialisation se trouve la compétition, que ce soit celle des États, des entreprises, des centres financiers ou des systèmes juridiques. C’est la nature même du système. Un aspect primordial de la question, pourtant souvent négligé, est celui du droit. Le monde francophone est le dépositaire d’une tradition juridique remarquable, qui a irrigué les modes de pensée et les systèmes juridiques de beaucoup de nos pays. Or, la mondialisation a donné un avantage certain au modèle anglo-saxon, en particulier sur le plan du droit commercial. Ce modèle, dominant dans les relations internationales et le commerce mondial, a créé une inégalité structurelle subie par les pays francophones, notamment les plus faibles.
21Les grandes institutions internationales de développement qui pensent, s’expriment et agissent trop souvent comme des entités anglo-saxonnes ont encore renforcé cette tendance. Comment les pays francophones du Sud pourraient-ils s’y opposer seuls ? C’est pourquoi il faut soutenir le « droit francophone » pour que les États et les entreprises puissent lutter à armes égales dans un contexte qui les sécurise. La bataille n’est d’ailleurs pas perdue, comme en atteste l’immense travail accompli en matière d’arbitrage par la Chambre de commerce international de Paris ou encore le dynamisme de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), créée à Maurice.
22Mais il reste, bien entendu, à promouvoir un système normatif francophone et en assurer la diffusion dans les nouveaux champs de la pensée juridique actuelle, en particulier la propriété intellectuelle, les partenariats public-privé ou les nouvelles technologies.
23Revue Hermès : Quels espoirs peut proposer la Francophonie à la jeunesse ? Peut-elle offrir un autre modèle, au-delà d’une langue commune ?
24Jean-Claude de l’Estrac : Au-delà de la langue commune, c’est la question du nécessaire respect de la diversité culturelle, du développement durable et de la justice économique qui doit mobiliser. Il en va de la paix ou de la guerre, de l’humanité ou de la barbarie, de l’Homme et de la nature.
25C’est pourquoi la Francophonie doit se faire entendre dans les débats qui interpellent la planète. Les crises climatique, alimentaire, énergétique, et les pressions démographiques et de migration qui assaillent la plupart de nos pays, doivent nous amener à prendre conscience qu’une croissance économique durable est indissociable de la défense des grands équilibres naturels. La Francophonie a un rôle à jouer dans la construction de ce nouveau modèle de développement bâti sur le respect des contraintes propres aux pays du Sud et des exigences qu’impose l’urgence du défi écologique.
26Cette quête de l’essentiel se résume en une idée : pouvoir vivre ensemble aujourd’hui et créer les conditions d’un monde plus accueillant pour nos enfants et petits-enfants.
27Revue Hermès : Le respect de la diversité culturelle est une idée noble, mais comment peut-elle s’appliquer sur le terrain ?
28Jean-Claude de l’Estrac : Ces choses-là paraissent, à certains d’entre nous, comme allant de soi. Dans l’espace indianocéanien de la Francophonie, les insulaires savent ce que veulent dire les tensions identitaires. Mais ils ont fait de la démocratie et du développement économique le ciment qui tient ensemble, depuis plus de trois siècles, sur des terres souvent ingrates, des migrants venus de tous les horizons.
29Ces pays sont des laboratoires de la Francophonie. Un pays comme Maurice incarne une expérience réussie de la gestion de la diversité des communautés, dans le respect scrupuleux des différences, au sein d’une démocratie vivante. De ce point de vue, l’Indianocéanie est la vitrine d’une Francophonie ouverte, heureuse et décomplexée, et un pont vers d’autres mondes. L’indianocéanisme, selon le néologisme forgé par l’écrivain mauricien Camille de Rauville, constitue « un nouvel humanisme au cœur de l’océan Indien », une singularité d’un point de vue linguistique et culturel. De Rauville évoquait déjà « des caractéristiques propres à ces terres reliées depuis un, deux ou trois siècles en un archipel où les diversités ne contrecarrent pas les convergences » : terres métisses à la confluence des mondes africain, européen, indien, chinois et arabe, ces îles du sud-ouest de l’océan Indien sont le terreau d’une francophonie fière et assumée. Une francophonie qui ne souffre ni de la concurrence de l’anglais ni de celle des langues nationales et ancestrales.
30Cette singularité vécue par les Indianocéaniens porte des valeurs et une vision du monde qui relient toutes les terres francophones. Elle pose aussi, n’en doutons pas, les défis de la francophonie à l’ère de la mondialisation. C’est un espace improbable, tout à la fois océanique et africain, un monde restreint où se mêlent et s’entremêlent des cultures millénaires. Comme d’autres prennent la mer pour échapper à l’enfermement de leur « petite patrie », selon le mot de Bonaparte, la langue française a été prise pour ce qu’elle est, un instrument esthétique d’ouverture au monde, de lien et d’épanouissement, un outil d’émancipation.
31Revue Hermès : La Francophonie semble être parfois décriée comme un héritage du monde colonial ? Dispose-t-elle d’un futur ?
32Jean-Claude de l’Estrac : Certes, la Francophonie est un héritage du passé, mais il ne convient pas d’être archiviste ou archéologue. Ce qui importe c’est qu’elle soit un projet d’avenir. La Francophonie ne peut nier la nécessité d’alliances en son sein comme avec les autres grandes aires linguistiques. Parce qu’elle est un rempart fort contre l’uniformité castratrice des marchés et des esprits, elle est une voie de paix pour un monde en attente de sens. Elle deviendra alors cette « francosphère » chère à Dominique Wolton.