Couverture de HERM_080

Article de revue

Incommunicable francophonie

Pages 175 à 179

Notes

  • [1]
    Le numéro 40 de la revue Hermès traite largement de la Francophonie diplomatique et tente de comprendre comment celle-ci peut s’intégrer dans la mondialisation.
  • [2]
    Nous reprenons la définition de l’incommunication comme une source de malentendu telle que défendue par Samuel Lepastier (2013, p. 20). « Toute langue est simultanément une appropriation collective de la communauté qui la parle et spécifique à l’individu car, en raison de son histoire singulière, chacun ne donne pas le même sens aux mots auxquels il a recours, ce qui constitue une source supplémentaire de difficultés. »
  • [3]
    Voir la définition qu’en donne Jean-Marc Ferry tout au long de ses interventions dans la revue Hermès, notamment lors de sa direction du numéro 10, Espaces publics. Traditions et communautés, 1992.
  • [4]
    Ce triptyque est l’un des centres des intérêts de la revue Hermès lorsqu’elle considère les relations interculturelles. La naissance de ce triptyque apparaît dans Wolton, 2004.
  • [5]
    La problématique centrale du numéro 75 de la revue Hermès sur les langues romanes consiste en la définition d’un espace d’intercompréhension.

1La Francophonie est une organisation diplomatique qui réunit les acteurs politiques de l’ensemble des pays parlant la langue française et a pour enjeux de défendre celle-ci. Elle fait de cette langue un facteur d’union, se fondant sur une « troisième mondialisation » (Wolton, 2006) qui promeut le respect de la langue, les droits de l’homme et une mondialisation culturelle faite d’échanges et de respect de l’Autre [1]. Cette définition diplomatique de la Francophonie repose sur la francophonie perçue comme une donnée sociopolitique : ensemble des locuteurs parlant le français. La troisième définition que l’on peut donner à la francophonie est celle d’une union culturelle ayant des enjeux communs.

2Cependant, de la Francophonie à la francophonie, une incommunication [2] semble se produire. L’utopie du dialogue et de la rencontre par la langue bute sur une constante : promouvoir une idée n’est pas créer un espace de communication. La littérature francophone illustre cette idée puisque les membres de celle-ci ne cessent de la dénoncer comme une « antichambre de la littérature française » (Tsepeneag, 1984, p. 12) et invitent à dépasser le francocentrisme de cette notion (Le Bris et Rouaud, 2007).

3Les études de communication peuvent venir éclairer cette disjonction notamment en rappelant que cet espace culturel est avant tout interculturel. Comment l’incommunication peut-elle être le jalon d’une rencontre ? Comment faire d’une réelle diversité culturelle, non pas un facteur de repli, mais un espace de négociation ?

De la Francophonie à la francopolyphonie

4Les travaux de la revue Hermès font apparaître l’espace public comme un espace symbolique au sein duquel s’échangent des discours contradictoires composant une société. L’espace public n’est pas un espace de l’uniforme, mais celui de la négociation de sens [3]. En outre, pour exister, cet espace doit se différencier d’autres – aussi l’unité linguistique francophone semble-t-elle être l’opérateur de cette union.

5Toutefois, il faut prendre gare à ne pas faire de cette unité linguistique une unité sociodiscursive : le partage d’une langue n’équivaut pas au partage du sens. Il est à ce propos plus juste de parler de l’espace francophone comme d’une « francopolyphonie » (Farandjis, 2004) que comme d’un espace où le sens n’est pas en question. La reconnaissance de cet espace comme « dialogique » (Traisnel, 2015) nécessite alors un travail dans la complexité. Ce dialogue est également une chance, peut-être même l’intérêt principal pour construire un espace francophone. Prendre en compte les divergences de sens, c’est accepter que l’espace francophone, s’il veut avoir un présent, dispose d’un passé. Passé de la langue qui entraîne divers usages et imaginaires de celle-ci. C’est également accepter la multipolarité de l’espace francophone et comprendre que son présent est influencé par les divers contacts dans lesquels il est inscrit. Promouvoir la diversité culturelle implique de ne pas se tromper sur la signification de la communication francophone : elle peut être un frein si elle ne promeut qu’une identité de l’uniforme (Jullien, 2016, p. 11) ; la création de cet espace de communication nécessite au contraire la prise en compte des différents ralliements à la langue, des différentes volontés et demandes de reconnaissance. L’observation de cet espace invite à repenser un invariant des relations interhumaines : le cercle « identité-culture-communication [4] ». Le partage d’une langue commune n’est pas l’équivalent d’une communication immédiate ; pour que celle-ci puisse naître, il faut réfléchir les différences et comprendre l’espace francophone comme un espace de négociation.

Pour une « francophonie par le bas »

6Si la francophonie est d’abord « approchée à travers le prisme des États ou de leurs politiques publiques linguistiques » (Traisnel, 2016, p. 140), nous souhaiterions ici rappeler l’importance de prendre en compte les francophones comme étant avant tout des individus. Nulle communication francophone sans la réintroduction de ses acteurs. Celle-ci nécessite un travail sur les causes et les influences d’une multiplicité de sens francophones. La langue française est une langue incarnée, c’est-à-dire qu’elle ne renvoie pas premièrement à un dictionnaire, mais bien à des « parlers » (Dufoix, 2002, p. 15) divergents. Ces parlers se sont constitués lors d’une histoire culturelle parfois faite de guerres, de colonisations et de promesses non tenues. Pouvoir « sublimer » cette mémoire francophone, en faire un lieu de dialogue, implique un travail de reconnaissance.

7Au sein de la revue Hermès, le concept de « cohabitation culturelle » a été proposé afin d’éclairer la façon dont les échanges interculturels sont un horizon asymptotique qui nécessite avant tout un espace où l’on accepte l’autre et négocie les désaccords. L’espace francophone semble pouvoir tirer parti de ce concept. Celui-ci fait comme valeur centrale des échanges « la compréhension des différences » et appelle à « une confrontation des paradigmes culturels » (Nowicki, 2010, p. 15). Selon nous, l’espace francophone gagnerait à admettre qu’il n’est pas un espace de la compréhension immédiate, mais celui qui nécessite un travail afin de parvenir à une « intercompréhension [5] » francophone.

8Cette intercompréhension nécessite d’opérer le passage d’une « identité-refuge » à une « identité-relationnelle » (Wolton, 2008). La première définition de l’identité renvoie à une conception territoriale de celle-ci comme étant figée par la naissance. La rencontre de l’Autre est de ce fait un danger puisqu’elle peut venir menacer, perturber le modèle culturel qui est le mien. La seconde définition est, quant à elle, ouverte à l’évolution et aux changements. De ce fait, rencontrer l’autre, c’est augmenter le capital culturel à partir duquel je peux émettre des choix identitaires, c’est prendre conscience des « interférences » (Mabanckou, 2009, p. 59) qui peuplent la constitution d’un soi dans l’espace mondialisé. D’un côté, le sujet est passif dans sa constitution identitaire ; de l’autre, il est actif et responsable.

9Nous préférons voir l’identité comme un advenant (Michel, 2012, p. 47), c’est-à-dire comme une constitution de soi qui se fait en fonction des connaissances et ressources culturelles dont dispose un individu. De ce fait, parvenir à créer un espace de « cohabitation culturelle », c’est alors parvenir à développer les « canons culturels » (Maslowski, Francfort et Gradvohl, 2011) à partir desquels les individus peuvent se constituer. Admettre que l’on ne se comprend pas, que l’on possède des définitions et des concepts différents, c’est s’ouvrir à la possibilité d’augmenter ses choix. Loin d’un universalisme culturel, cette définition de l’espace francophone est une chance. Cette conception vise donc à faire de cet espace un lieu de réalisation du vœu d’Amin Maalouf (1998, p. 188, cité par Mabanckou, 2012, p. 50) : « Chacun devrait pouvoir inclure dans ce qu’il estime être son identité une composante nouvelle […] le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine. »

10Afin que cet espace puisse voir le jour, il faut donc décentrer le regard francophone. La culture française est une partie de celle « francophone », non pas sa totalité. « Notre » culture francophone peut s’enorgueillir d’être une culture mondiale. Néanmoins, pour que celle-ci existe réellement, il faut opérer un travail sur les différents « imaginaires de la langue » (Glissant, 2010) et créer cet espace public où ceux-ci entrent en confrontation, en dialogue. En outre, il faut accepter le fait que « la culture francophone » ne pourra jamais être « la » culture d’un ensemble régional, mais qu’elle peut être une des sources venant influencer les choix des locuteurs francophones.

La francophonie : une référence au second degré

11La grande question francophone est donc celle de la reconnaissance des diversités régionales, de la pluralité des modèles d’identification qui repose sur l’acceptation du fait que la francophonie peut être une référence au « second degré ». Le modèle québécois nous aidera à comprendre la façon dont la francophonie peut ici venir s’intégrer à une définition de soi qui ne fait pas semblant de pouvoir dépasser les différences régionales. Les réflexions de Bouchard (2012) sur l’interculturalisme visent à définir ce rapport duel entre singularités individuelles et référence à une culture commune. Il propose un modèle de reconnaissance des diversités et un dialogue à partir d’une culture et de valeurs pensées comme communes. C’est de la même façon que les réflexions de Charles Taylor (2009) sur le multiculturalisme peuvent aider à comprendre comment il est possible de faire de la francophonie une ressource. En outre, les réflexions anglophones sur les définitions identitaires dans l’espace postcolonial sont également riches de sens pour quiconque souhaite réfléchir sur la constitution d’un espace dialogique interculturel. Les réflexions sur « le tiers-espace » de Homi K. Bhabha (2007, p. 20) comme lieu de recréation du sens peuvent venir enrichir ce modèle francophone, puisqu’il est un lieu fait de négociation où chacun recrée du sens dans le dialogue et fait advenir un nouvel espace culturel. L’ensemble de ces réflexions montre que « toute diversité culturelle n’est pas richesse, elle n’en est que la condition » (Meyer-Bisch, 2004), elle nécessite un travail afin de devenir un espace de dialogues féconds.

12Les récents débats sur la francophonie démontrent un espace agité par des définitions contradictoires du rôle de la Francophonie, mais également de l’espace culturel francophone (cf. par exemple Mabanckou et Mbembe, 2018). Ce premier espace ne pourra être une référence populaire que s’il accepte de créer un espace de communication où s’affrontent différentes perspectives. Dans son rapport sur la francophonie culturelle pour le Conseil économique, social et environnemental, Julia Kristeva (2009) concluait, en écho à un célèbre appel : « Francophones, encore un effort ! »

13Accepter l’incommunication comme sel de la communication (Dacheux, 2015) issue de la diversité des notions n’est pas se refermer sur des identités-refuges, mais accepter que la diversité culturelle soit une chance. Les débats francophones nécessitent alors un travail scientifique pour mettre en lumière ces différents modèles de références et les mettre en dialogue. La littérature francophone peut être une première prise de touche afin de révéler ces imaginaires différents, si nous, scientifiques, parvenons à les faire entrer en communication.

Références bibliographiques

  • Bhabha, H. K., Les Lieux de la culture, une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
  • Bouchard, G., L’Interculturalisme. Un point de vue québécois, Montréal, Boréal, 2012.
  • Dacheux, E., « L’incommunication sel de la communication », Hermès, no 71, 2015, p. 266-271.
  • Dufoix, S., Politiques d’exil : Hongrois, Polonais et Tchécoslovaques en France après 1945, Paris, Presses universitaires de France, 2002.
  • Farandjis, S., « Repères dans l’histoire de la francophonie », Hermès, no 40, 2004, p. 49-52.
  • Glissant, E., L’Imaginaire des langues : entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010.
  • Jullien, F., Il n’y a pas d’identité culturelle, Paris, L’Herne, 2016.
  • Kristeva, J., Le Message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie, Avis et rapports du Conseil économique social et environnemental, Journaux officiels, Paris, 2009. En ligne sur : <www.kristeva.fr/rapport_cese.html>, consulté le 13/03/2018.
  • Le Bris, M. et Rouaud, J. (dir.), Pour une littérature-monde en français, Paris, Gallimard, 2007.
  • Maalouf, A., Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
  • Mabanckou, A., Le Sanglot de l’homme noir, Paris, Seuil, 2012.
  • Mabanckou, A. et Mbembe, A., « Le français, notre bien commun ? », Bibliobs, 12 févr. 2018. En ligne sur : <bibliobs.nouvelobs.com/idees/20180211.OBS2020/le-francais-notre-bien-commun-par-alain-mabanckou-et-achille-mbembe.html>, consulté le 13/03/2018.
  • Maslowski, M., Francfort, D. et Gradvohl, P. (dir.), Culture et identité en Europe centrale. Canons littéraires et vision de l’histoire, Paris, Institut des études slaves, 2011.
  • Meyer-Bisch, P., « Diversité et droits de l’homme », Hermès, no 40, 2004, p. 39-43.
  • Michel, J., Sociologie du soi, Essai d’herméneutique appliquée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
  • Taylor, C., Multiculturalisme, différence et démocratie, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2009.
  • Traisnel, C., « La Francophonie, entre langue partagée et espace de négociation politique », Hermès, no 71, 2015, p. 122-129.
  • Traisnel, C., « Le défi politique de l’espace roman. Le cas de la convergence des causes en francophonie militante », Hermès, no 75, 2016, p. 139-146.
  • Tsepeneag, D., Le Mot sablier, Paris, POL, 1984.
  • Wolton, D., « Un atout pour l’autre mondialisation », Hermès, no 40, 2004, p. 360-378.
  • Wolton, D., Demain la francophonie, Paris, Flammarion, 2006.
  • Wolton, D., « De la diversité à la cohabitation culturelle », Hermès, no 51, 2008, p. 195-204.
  • Publications d’Hermès citées

    • Hermès, « Espaces publics, traditions et communautés », sous la dir. de J.-M. Ferry, no 10, 1992.
    • Hermès, « Francophonie et mondialisation », sous la dir. de T. Bambridge, H. Barraquand, A.-M. Laulan, G. Lochard et D. Oillo, no 40, 2004.
    • Hermès, « Les langues romanes : un milliard de locuteurs », sous la dir. de L.-J. Calvet et M. Oustinoff, no 75, 2016.
    • Nowicki, J., La Cohabitation culturelle, Paris, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2010.
    • Lepastier, S. (dir.), L’incommunication, Paris, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013.

Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0175

Notes

  • [1]
    Le numéro 40 de la revue Hermès traite largement de la Francophonie diplomatique et tente de comprendre comment celle-ci peut s’intégrer dans la mondialisation.
  • [2]
    Nous reprenons la définition de l’incommunication comme une source de malentendu telle que défendue par Samuel Lepastier (2013, p. 20). « Toute langue est simultanément une appropriation collective de la communauté qui la parle et spécifique à l’individu car, en raison de son histoire singulière, chacun ne donne pas le même sens aux mots auxquels il a recours, ce qui constitue une source supplémentaire de difficultés. »
  • [3]
    Voir la définition qu’en donne Jean-Marc Ferry tout au long de ses interventions dans la revue Hermès, notamment lors de sa direction du numéro 10, Espaces publics. Traditions et communautés, 1992.
  • [4]
    Ce triptyque est l’un des centres des intérêts de la revue Hermès lorsqu’elle considère les relations interculturelles. La naissance de ce triptyque apparaît dans Wolton, 2004.
  • [5]
    La problématique centrale du numéro 75 de la revue Hermès sur les langues romanes consiste en la définition d’un espace d’intercompréhension.

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