Notes
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« These trends suggest a “nightmare scenario” in which the world turns against the English language, associating it with industrialisation, the destruction of cultures, infringement of basic human rights, global culture imperialism and widening social inequality » (notre traduction).
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Sur la question, on se reportera au numéro 75 d’Hermès : « Les langues romanes : un milliard de locuteurs » (2016).
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Voir l’entrée correspondante dans Cassin, 2003.
1La question de la langue est devenue centrale à l’heure de la mondialisation. C’est à la fin des années 1990 qu’émerge le concept d’« anglais planétaire » avec la parution d’English as a Global Language (Crystal, 1997). Le terme n’est pas anodin : il signifiait que l’anglais devenait la langue de la mondialisation. Il faisait ainsi écho au Discours sur l’universalité de la langue française de Rivarol, expliquant en 1784 pourquoi le français était devenu la langue universelle de l’époque. La différence, c’est que l’anglais ne serait plus seulement la langue commune des grandes puissances occidentales, mais de la planète entière.
2On rappellera la réponse apportée par l’abbé Grégoire dix ans plus tard dans son Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française (Grégoire, 1794) : « Quoiqu’il y ait possibilité et même probabilité de voir diminuer le nombre des idiomes reçus en Europe, l’état politique du globe bannit à jamais l’espérance de ramener les peuples à une langue commune. Cette conception formée par quelques écrivains est également hardie et chimérique. Une langue universelle est dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie. » Deux siècles plus tard, les faits lui donnent à nouveau raison, en transposant l’argumentation au globish : contrairement à une idée reçue, l’anglais n’est pas la langue de la mondialisation, mais seulement l’une d’entre elles.
3C’est un renversement de perspective dont il faut prendre toute la mesure : « la pluralité des langues est la première condition de la diversité culturelle, qui est la première réalité politique du monde contemporain » (Wolton, 2003, p. 101). Si l’on veut, en effet, comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce n’est sûrement pas par le seul intermédiaire d’une seule langue, fût-elle soi-disant planétaire.
La rebabélisation du monde et le paradoxe de la langue dominante
4Au même moment que le terme d’« anglais planétaire » apparaît aussi sa remise en cause dans le monde anglophone. C’est le cas, notamment, de l’étude réalisée par David Graddol (1997) pour le British Council intitulée The Future of English ? The Popularity of the English Language in the 21st Century. On retiendra trois points essentiels. Le premier, c’est qu’il fallait tenir compte du développement accéléré de nombreux pays à travers le monde, à la fois du point de vue économique et démographique, que ce soit en Amérique latine, en Afrique ou en Asie. Dès lors, l’anglais serait de plus en plus concurrencé par des langues comme le hindi, l’espagnol, l’arabe ou le chinois.
5Le second, c’est que l’anglais ne saurait servir de langue de communication pour ce qui est des médias et de la communication (émissions de télévision, cinéma, Internet, réseaux sociaux, etc.) à l’échelle nationale dans les pays non anglophones. Pour s’adresser au plus grand nombre, il faut le faire dans leur propre langue et non dans une langue étrangère.
6Enfin, l’importance excessive prise par l’anglais pourrait donner lieu à un mouvement de rejet : « Ces tendances rendent possible un “scénario catastrophe”, dans lequel le monde entier se retourne contre l’anglais, en associant cette langue à l’industrialisation, la destruction des cultures, l’atteinte aux droits de l’homme fondamentaux, l’impérialisme de la culture-monde, comme à l’accroissement des inégalités sociales [1] » (Ibid., p. 62).
7Au commencement d’Internet, c’est-à-dire à la fin des années 1990, la part de l’anglais y représentait plus de 90 % : l’anglais, prédisait-on, serait sa langue. Ce qui n’était pas faux mais, en réalité, tautologique : si l’anglais y occupait une si grande part, c’était parce que les anglophones étaient les plus nombreux à s’en servir. En l’espace d’une dizaine d’années, la part de l’anglais est passée sous la barre des 30 % (Oustinoff, 2011). Rien d’étonnant à cela : Internet ne pouvait demeurer la chasse gardée des anglophones.
8On se retrouve alors confronté à ce que Louis-Jean Calvet appelle le « paradoxe de la langue dominante » : « En d’autres termes, la caricature du système actuel mènerait dans un premier temps, en son centre, à un autisme scientifique ou culturel, à une désinformation et à une uniformité qui dans un second temps pourraient générer un appauvrissement du centre au profit d’un des pôles de la périphérie » (Calvet, 2007, p. 51). Les anglophones ne connaissant que l’anglais sont en situation de handicap dans un monde de plus en plus plurilingue, et condamnés à une sous-information croissante, point de vue aussi développé par la British Academy (2009 ; 2011), qui considère le tout-anglais comme une voie sans issue.
L’incommunication des langues au risque de l’aphasie conceptuelle
9L’alternative évidente au tout-anglais, c’est bien sûr le plurilinguisme. Mais ce n’est pas seulement, comme d’aucuns pourraient le penser, un simple expédient, une solution purement pratique. Selon Jean-Marc Lévy-Leblond, en effet, c’est le moyen de se prémunir de « l’aphasie conceptuelle », c’est-à-dire celle « qui consiste à ne penser que dans le cadre d’une seule langue, au demeurant aseptisée, simplifiée à outrance, comme l’est l’anglais international, le globish, qui n’est que la caricature de l’anglais véritable. » (Lévy-Leblond, 2007, p. 211)
10Il n’est pas si difficile, contrairement à ce que l’on pourrait croire, de se mettre au plurilinguisme. On peut, tout d’abord, s’appuyer sur les langues qui nous sont proches (Ibid.) :
Je n’insiste pas sur le fait qu’il est relativement aisé, pour un francophone, de se mettre aux autres langues latines. La francophonie devrait être, d’urgence, couplée à la romanophonie : des langues comme l’espagnol ou l’italien sont très accessibles, d’autres, comme le portugais (en raison de sa prononciation) ou le roumain (en raison de son lexique en partie slavisé) le sont moins, mais également à notre portée, et le raisonnement peut être étendu aux autres groupes de langues [2].
12Il ne faut pas oublier non plus que le modèle du tout-anglais, dans le domaine de la communication scientifique, est relativement récent : « Tout d’abord, il faut rappeler que, pendant tout le xixe siècle et une bonne partie du xxe, la science était polyglotte et s’en portait très bien : ses trois langues majeures étaient l’allemand, l’anglais et le français. » (Ibid., p. 208) L’américanisation de la science ne commence qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale. Mais il est une autre raison, plus profonde encore, qui explique la prépondérance d’une langue sur les autres, à savoir la « prégnance du modèle logico-positiviste » dans les sciences : « la langue étant, au mieux, considérée comme secondaire, il serait indifférent que l’on utilise l’anglais, l’allemand, le français ou toute autre langue. Tout concourt, dès lors, à ce que l’on se serve de la langue internationale de plus grande diffusion, à savoir l’anglais. » (Idem)
13On voit, dès lors, tous les dangers que représente un tel monolinguisme : non seulement celui de ne plus communiquer qu’en une seule langue, mais également celui d’empêcher les langues de communiquer entre elles, démultipliant ainsi les risques d’incommunication. Enfin, le recours à l’anglais, soi-disant « universel », est loin d’être une langue maîtrisée par le plus grand nombre, ce qui ne manque pas de poser un problème politique majeur, comme l’explique Jean-Claude Barbier (2016, p. 118) :
La situation actuelle de l’Union européenne, si elle ne saurait s’expliquer, cela va sans dire, par des considérations linguistiques, est pourtant directement liée avec le mépris de la diversité des langues par les élites dirigeantes : ils ignorent que leurs concitoyens ne comprennent pas ce qu’ils leur disent en anglais, et ils ignorent les sciences sociales multilingues qui seraient capables de les alerter sur les impasses dans lesquelles ils sont enferrés.
15La question des langues est donc bien, plus que jamais, centrale : elle ne saurait être économiquement, politiquement, culturellement ou communicationnellement « neutre ».
La langue de la mondialisation, c’est la traduction
16Les partisans d’une langue commune à l’échelle planétaire, comme Philippe van Parijs, considéreront que le modèle du plurilinguisme n’est pas viable, et que le principe à la fois le plus économique et le plus démocratique est celui de l’adoption d’une lingua franca universelle, en l’occurrence aujourd’hui l’anglais (van Parijs, 2011). Il est possible de le critiquer point par point (Grin, 2005), mais il n’en demeure pas moins que le plurilinguisme, poussé à l’extrême, tient lui aussi de la pierre philosophale, pour reprendre les termes de l’abbé Grégoire : il existerait aujourd’hui 7 000 langues et il est naturellement impossible de les apprendre toutes ; sans aller jusque-là, on ne peut pas imposer à tous de chercher à égaler les prouesses du cardinal Mezzofanti qui, au xixe siècle, était parvenu à maîtriser, à différents degrés, plus d’une centaine de langues.
17En se contentant d’opposer langue planétaire d’un côté et plurilinguisme de l’autre, on risque d’aboutir à un débat stérile. La question n’est pas de savoir s’il faut choisir entre l’anglais et le plurilinguisme : il faut, en réalité, les deux. Mais puisque le plurilinguisme a ses propres limites, il faut ajouter un troisième élément : la traduction. C’est là un moyen à la fois très simple et véritablement universel d’avoir accès à l’Autre dans sa propre langue. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la formule d’Umberto Eco, souvent citée « La lingua dell’Europa è la traduzione » (que l’on ne traduira pas, l’intercompréhension avec l’italien la rendant transparente), et qu’on l’étendra sans peine à la mondialisation.
18À cet égard, on soulignera que le tout-anglais était censé rendre la traduction obsolète : en effet, pourquoi faire appel aux traducteurs et aux interprètes lorsque l’on communique dans la même langue ? L’argument serait recevable si les langues étaient interchangeables, mais c’est en réalité tout le contraire : comme le dit Barbara Cassin, chaque langue est « comme un nouveau filet jeté sur le monde » (Cassin, 2007, p. 198). On n’en donnera qu’un exemple : celui de la distinction entre « langue » et « langage ». Elle n’est pas universelle : en anglais, language renvoie aux deux, et il en va de même dans les langues slaves (russe jazyk, polonais język, etc.). À l’inverse, là où le français aligne trois mots « langue / langage / parole », le latin en fait correspondre sept (eloquium, lingua, loquela, idioma, locutio, sermo, oratio) [3]. C’est justement en traduisant qu’apparaissent ces différences entre langues et, par conséquent, entre cultures qui, autrement, seraient restées invisibles.
19On ajoutera que la question de la traduction se pose au sein d’une même langue. Comme le disait George Bernard Shaw, l’Angleterre et les États-Unis sont deux pays séparés par la même langue. On pourrait en dire autant du Portugal et du Brésil, de la France et du Canada francophone, etc. Connaître la langue de l’Autre n’est donc pas une condition suffisante, même si elle nous est commune.
20La mondialisation a ceci de nouveau qu’elle nous met au contact des cultures les plus diverses comme jamais auparavant, que ce soit en raison de la démocratisation des voyages (1,8 milliard de touristes prévu en 2030) ou des flux migratoires (232 millions de migrants en 2013, soit 3,2 % de la population mondiale), dont les causes sont parfois tragiques, comme dans le cas des migrants chassés par la crise syrienne. On pourrait multiplier les exemples. Ce n’est donc plus la mondialisation politique ou économique qui est aujourd’hui la plus importante, mais bien la mondialisation culturelle (Wolton, 2003). En posant le problème en ces termes, on voit bien que, pour essentiels qu’ils soient, le plurilinguisme et la traduction ne sauraient être des fins en soi : encore faut-il savoir interpréter pour comprendre l’Autre, y compris quand il parle la même langue et partage la même culture.
21Il faut donc sortir d’une vision purement mécaniste de la langue et de la traduction, qui n’y voit qu’un simple « outil » de communication, et les replacer dans un cadre résolument interdisciplinaire, ce qu’a réalisé la revue Hermès à de nombreuses reprises, en abordant la question par l’intermédiaire des spécialistes des disciplines les plus diverses. On citera notamment les numéros « Amérique latine. Cultures et communication » (Hermès, no 28, 2001), « La France et les Outre-mers. L’enjeu multiculturel » (Hermès, no 32-33, 2002), « Francophonie et mondialisation » (Hermès, no 40, 2004), « Traduction et mondialisation » (Hermès, no 49, vol. 1, 2007 ; Hermès, no 56, vol. 2, 2010), « L’épreuve de la diversité culturelle » (Hermès, no 51, 2008), « Les langues de bois » (Hermès, no 58, 2011), « Langues romanes : un milliard de locuteurs » (Hermès, no 75, 2017), « Les incommunications européennes » (Hermès, no 77, 2017). Que le thème soit si présent ne saurait étonner : les langues sont inséparables de la pensée, comme l’expliquait déjà Benveniste dans un article célèbre (Benveniste, 1966) : on ne saurait appréhender la mondialisation autrement.
Références bibliographiques
- Barbier, J.-C., « Les dommages de l’anglais comme langue véhiculaire : tous les niveaux de la société contemporaine en Europe sont concernés », Hermès, no 75, 2016, p. 111-119.
- Benveniste, E., « Catégories de pensée et catégories de langue », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966, p. 63-74.
- The British Academy, Language Matters, Londres, British Academy, 2009. En ligne sur <www.britac.ac.uk/policy/language-matters.cfm>, consulté le 02/03/2018.
- The British Academy, Language Matters More and More, Londres, British Academy, 2011. En ligne sur : <www.britac.ac.uk/policy/Language-matters-more-and-more.cfm>, consulté le 02/03/2018.
- Calvet, L.-J., « La mondialisation au filtre de la traduction », Hermès, no 49, 2007, p. 45-57.
- Cassin, B. (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Le Robert, 2003.
- Cassin, B., « Intraduisible et mondialisation », Hermès, no 49, 2007, p. 197-204.
- Crystal, D., English as a Global Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
- Graddol, D., The Future of English ? The Popularity of the English Language in the 21st Century, Londres, British Council, 1997.
- Grégoire, H.-B., Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, Paris, Convention nationale, 1794. En ligne sur <www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/gregoire-rapport.htm>
- Grin, F., « L’anglais comme lingua franca : questions de coût et d’équité. Commentaire sur Philippe Van Parijs », Économie publique/Public Economics, no 15, 2004. En ligne sur <economiepublique.revues.org/31>, consulté le 02/03/2018.
- Lévy-Leblond, J.-M., « Sciences dures et traduction », Hermès, no 49, 2007, p. 205-211.
- Van Parijs, P., Linguistic Justice for Europe and for the World, Oxford, Oxford University Press, 2011.
- Wolton, D., L’Autre mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
Publications d’Hermès citées
- Hermès, « Amérique latine. Cultures et communication », sous la dir. de G. Lochard et P. R. Schlesinger, no 28, 2001.
- Hermès, « La France et les Outre-mers. L’enjeu multiculturel », sous la dir. de T. Bambridge, J.-P. Doumengue, B. Ollivier, J. Simonin et D. Wolton, no 32-33, 2002.
- Hermès, « Francophonie et mondialisation », sous la dir. de T. Bambridge, H. Barraquand, A.-M. Laulan, G. Lochard et D. Oillo, no 40, 2004.
- Hermès, « Traduction et mondialisation, vol. 1 », sous la dir. de M. Oustinoff et J. Nowicki, no 49, 2007.
- Hermès, « L’épreuve de la diversité culturelle », sous la dir. de J. Nowicki, M. Oustinoff et S. Proulx, no 51, 2008.
- Hermès, « Traduction et mondialisation, vol. 2 », sous la dir. de M. Oustinoff, J. Nowicki et J. Machado da Silva, no 56, 2010.
- Hermès, « Les langues de bois », sous la dir. de J. Nowicki, M. Oustinoff et A.-M. Chartier, no 58, 2011.
- Hermès, « Langues romanes : un milliard de locuteurs », sous la dir. de M. Oustinoff et L.-J. Calvet, no 75, 2016.
- Hermès, « Les incommunications européennes », sous la dir. de J. Nowicki, L. Radut-Gaghi et G. Rouet, no 77, 2017.
- Oustinoff, M., Traduire et communiquer à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS éditions, coll. « CNRS Communication », 2011.
Mots-clés éditeurs : interdisciplinarité, incommunication, traduction, langue, diversité linguistique, communication, diversité culturelle
Date de mise en ligne : 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0163Notes
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« These trends suggest a “nightmare scenario” in which the world turns against the English language, associating it with industrialisation, the destruction of cultures, infringement of basic human rights, global culture imperialism and widening social inequality » (notre traduction).
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Sur la question, on se reportera au numéro 75 d’Hermès : « Les langues romanes : un milliard de locuteurs » (2016).
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Voir l’entrée correspondante dans Cassin, 2003.