1Axel Boursier : Vous avez publié en 2014 aux éditions Non Lieu un échange épistolaire avec Anne Delaflotte Mehdevi intitulé Entre Seine et Vltava, dans lequel vous découvrez Paris et Prague. Cette rencontre s’est-elle produite entre deux Européennes, une Française et une Tchèque, ou entre deux amies ?
2Lenka Horňáková-Civade : Les trois à la fois, parce que l’on se définit par soi-même et par le regard des autres, quand on commence à regarder l’Autre. Elle me décrit la vie, là-bas, à Prague et moi la vie, ici, en France. Elle me raconte des choses qui a priori sont connues de moi, mais qu’en réalité je ne connais pas ou plus. En fait, elle ne cesse de me redéfinir. Je devrais connaître ce qu’elle me décrit, mais je ne le connais pas parce que de son point de vue c’est une nouveauté et je ne l’avais jamais perçu comme ça auparavant. Ne serait-ce que de lire, de dire le nom des rues, se rendre compte de l’agencement des lettres. Grâce à cet échange, je me rends compte aussi de choses que j’ai oubliées, que je croyais immuables, naturelles. Je peux par exemple redécouvrir la géographie de Prague grâce aux promenades d’Anne. Ce renouveau du regard est spécifique et porte sur le rôle des femmes, l’histoire, l’organisation politique, etc. C’est un mouvement réciproque, car nous nous enrichissons toutes les deux.
3Lors de nos échanges, on ne doute jamais que nous sommes Européennes, c’est un acquis qui n’est jamais remis en question entre nous. De quelle manière ou comment le perçoit-on ? Je ne le sais pas. On redéfinit l’Europe géographique, politique, économique, mais tout ça c’est à la réflexion pas tellement une comparaison. On examine la valeur de la différence. Il n’y a pas de hiérarchie dans ce dialogue. Ce qui compte, c’est la découverte de la différence ou des espaces que l’on n’avait pas encore sondés parce qu’ils nous étaient interdits ou impossibles à atteindre ou, au contraire, parce qu’ils nous étaient naturels et donc négligés. Notre regard, notre position ne nous permettaient pas de les identifier. Il nous fallait le regard de quelqu’un d’un autre pour le voir.
4Axel Boursier : Quelles sont les sources d’incompréhension lors de cette rencontre ?
5Lenka Horňáková-Civade : Elles fluctuent, elles ne sont pas toujours aux mêmes endroits. On fait tomber les clichés et les certitudes. Ou, du moins, on essaie. Puisqu’on vit dans le quotidien et dans le temps et pas juste un temps déterminé d’un court séjour, on se permet de tout critiquer – par exemple l’école ou la relation entre les hommes et les femmes – et c’est bien ainsi. Parfois, l’on touche des territoires, des situations qui peuvent être très intimes et qu’on veut à tout prix faire entendre à l’autre. Cependant, on ne le peut pas. C’est si intime que l’on ne veut pas remettre en question ces territoires. On ne veut pas que certaines choses soient possibles différemment, on veut croire que notre vécu est le seul beau et bon. Il faut la tolérance pour accepter la différence. Et la confiance et respect mutuel pour pouvoir dire « je pense comme cela » et ne pas empiéter sur les territoires très intimes de l’autre. Toutefois, on peut se faire entendre, pas forcément se faire comprendre, mais faire savoir qu’il existe une autre manière de voir et vivre des choses.
6Axel Boursier : Qu’est-ce qui permet de dépasser ces différences pour se comprendre ?
7Lenka Horňáková-Civade : L’empathie. L’amitié donne ces armes-là. Cette envie de comprendre l’autre, c’est presque une relation amoureuse, c’est dire que l’on est ouvert à l’autre, prêt à entendre ce que l’autre nous dit. Sans cette empathie, cette envie de découvrir la nouveauté, ça peut glisser comme l’eau sur les plumes d’un canard et ça ne rentre pas.
8Je crois en la force du roman parce que le lecteur se repose sur ses propres émotions et s’ouvre pour vivre grâce au personnage ce qu’il n’aurait pas vécu autrement. Peut-être que là, on peut s’approcher de cette compréhension de l’autre. Je crois que la littérature permet d’entrer dans l’intime. Déjà la lecture se déroule dans des lieux de l’intime : au lit le soir, quand on est seul, quand on a un moment pour lire, on est disposé à entrer en conversation. On se met déjà dans une empathie pour écouter l’autre. On se glisse dans une histoire qui a priori n’est pas la nôtre. Pour la vivre, nécessairement on s’ouvre, on écoute l’autre. La lecture est un véhicule, un moyen de rencontrer l’autre, de l’entendre d’autant plus que la lecture réveille notre imagination. Comme dans une esquisse, il suffit de quelques traits et le personnage prend corps. Une fois qu’on l’imagine, on lui donne corps, il devient notre personnage. On se l’approprie.
9On peut avoir dix lecteurs, on aura dix personnages différents et pourtant ils nous disent la même chose. En imaginant celui qui nous convient sur la proposition de l’auteur, on est déjà dans cette relation positive d’empathie.
10Axel Boursier : Quel est le rôle de la culture dans la découverte de l’Autre ? Comment la France est-elle déjà présente en République tchèque avant que vous ne rejoigniez ce pays ?
11Lenka Horňáková-Civade : La France m’a été extrêmement proche dans ma jeunesse, elle a été importante : Hugo, Balzac, Dumas, puis Flaubert un peu plus tard. Tous ces livres étaient traduits. Pour revenir encore à l’imagination active de la lecture, j’ai reçu à Noël, lorsque j’étais encore enfant, Le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier, et je l’ai lu en une nuit. Le lendemain, le film passait à la télévision. J’ai été très déçue parce que mon capitaine était plus joli que celui de Jean Marais. Ce fut ma première expérience du rapport entre film et littérature.
12De même, ma France était meilleure parce que je lui donnais des couleurs et des formes qui me convenaient. Cette France-là était très présente. Il suffisait de donner peu pour que l’on imagine beaucoup. Je ne maîtrisais pas la langue ; cela accentuait le caractère mystérieux et magique de ce territoire. Et pourquoi la France ? Parce que de nos grands voisins, la Russie avait une terrible présence, et avec l’Allemagne il y avait une histoire difficile. La France allait de soi, il y avait quelque chose d’attirant dans ce pays inaccessible.
13Axel Boursier : La Francophonie et ce choix de la langue permettent-ils de créer cette relation d’empathie ?
14Lenka Horňáková-Civade : J’ai inauguré les journées de la francophonie en République tchèque en mars 2018 avec plaisir puisque j’occupe l’entre-deux. Je sers de pont, j’aime cette idée. J’éprouve la nécessité de raconter l’autre chez mon voisin, mon ami. Je raconte mes, nos histoires que je considère comme importantes. Mais je pense que la Francophonie est une idée très française, les Tchèques ne comprennent pas ce que ça veut dire exactement. Il me semble que l’acception de ce mot n’est pas vue de la même manière que ce que les Français voudraient. Mes amis francophones à Prague n’utilisent pas ce terme et probablement même pas ce concept.
15Le changement de langue ne m’a pas fait francophone – polyglotte plutôt. La République tchèque est un pays de taille modeste, les Tchèques ont une idée qu’il est important de parler d’autres langues, et ainsi de connaître l’autre. Mais il n’est pas sûr qu’ils le fassent réellement.
16Pour moi, changer de langue, c’était gagner en liberté. Pouvoir dire le monde autrement, encore autrement. D’exister autrement. La langue peut être considérée comme un territoire : quelque chose en quoi on va s’aventurer. On ne dit pas le même monde en tchèque ou en français. C’est nécessairement un enrichissement, une liberté de plus. Je n’aurais pas pu écrire mes romans en tchèque tels qu’ils ont été écrits en français. Le français m’a donné la possibilité d’élargir mes champs d’expression.
17Axel Boursier : Comment voyez-vous le futur européen ? Est-il un motif de relations ?
18Lenka Horňáková-Civade : Le Brexit me désole. Je suis déçue face au manque de volonté de se comprendre et habitée par une foi inébranlable dans la nécessité d’Europe. Toutefois je regarde avec optimisme la volonté européenne de notre président, puisque ce n’est pas la même chose dans toute l’Europe.
19Comment faire pour se rencontrer ? Par la littérature, la culture, la discussion, la découverte de l’autre. Se parler pour se dire ses positions, ses opinions. Il faut un échange animé par une volonté sincère et amicale d’écouter l’autre. Considérer l’autre comme ami, comme un allié est une condition pour pouvoir se comprendre. Dès que l’on traite d’humain, qu’on veut le voir et le comprendre, on est déjà sur la bonne voie.
20Axel Boursier : 2018 est une année de commémoration. On célébrera les 40 ans de Mai 68, mais également du Printemps de Prague. Pensez-vous que ce sera une année européenne ?
21Lenka Horňáková-Civade : J’espère qu’elle le sera : que l’Europe se réfléchisse, qu’elle se redéfinisse. Je souhaite qu’il y ait un éveil de plus. Il y a des anniversaires plus ou moins gais. Il faut en profiter pour se rappeler l’histoire en général et analyser les regards que l’on porte sur elle. Et plus précisément, comment allons-nous raconter, traiter ces anniversaires, quelles leçons allons-nous en tirer ?
22C’est intéressant de voir que les événements de l’année 1968 ne disent pas la même chose en France et en République tchèque. Pourtant, ils ont un lien. Et si ce n’est pas évident au premier coup d’œil, il faut entamer le dialogue pour le mettre au jour. Ce dialogue d’ailleurs peut devenir ce lien. Quand on arrive chez l’Autre, on découvre qu’un symbole, même une fleur [référence aux œillets traités dans le roman Une verrière sous le ciel, 2018], ne dit pas la même chose que chez soi. La curiosité peut nous aider à faire le chemin vers l’autre. On ne peut pas nier que l’on vient d’une histoire commune, que nos histoires particulières soient liées, que les partages sont déjà là. On vit avec cette liaison. On est fait de cette pâte-là.
23Axel Boursier : L’information, le direct, les réseaux sociaux européens sont-ils une voie pour mieux se comprendre ?
24Lenka Horňáková-Civade : J’ai peur que l’on ne soit blasé par toutes ses informations si faciles d’accès. Je ne sais pas quelle est la profondeur de notre lecture des évènements. Est-ce que le monde est trop rapide ? La lecture demande du temps, un état d’esprit plus lent pour absorber l’information, la digérer et la remettre dans le contexte. Je ne peux pas critiquer l’opportunité d’avoir toutes les informations, mais qu’en fait-on ? Il faut contextualiser l’information pour la comprendre. Sans contexte, on passe à côté de l’information.
25J’espère que les jeunes auront la capacité de trier, en tout cas, il faut qu’on le leur enseigne. Le monde nous arrive ou se présente sans cesse avec une telle vitesse, telle qu’on peut être envahi, débordé, alors on risque de se fermer, s’y perdre. Il faut faire les choix et hiérarchiser ce qui est important et ce qui nous intéresse. C’est la tâche de la jeune génération.
26Avec cette vitesse, on ne prend plus le temps pour comprendre, pour lire et pour faire un point. Pour s’ajuster soi-même et ne pas être écrasé par le monde qui vient à nous avec une grande violence.
27Je me souviens d’un cours sur Virginia Woolf à la faculté de philosophie à Prague en 1990. Dans un de ses romans, elle traite d’un personnage affecté, traumatisé par un tremblement de terre en Chine, à l’autre bout de la planète, et dans le même temps il reste indifférent à la tragédie qui se passe juste à côté de chez lui : son voisin, qu’il connaissait, meurt dans la solitude. Avec toutes les informations en direct, est-on encore capable de voir, de reconnaître son voisin ? Le pouvoir de la littérature est peut-être là : recentrer le regard sur l’être humain.