Couverture de HERM_080

Article de revue

Le document : un concept à réinterroger

Pages 149 à 151

1Le premier constat que nous pouvons faire est que pour tout scientifique ou professionnel s’intéressant au document, interroger les archives d’Hermès revient à noter a priori la faible part de publications sur le sujet, alors même qu’il s’agit d’un concept à fort potentiel cognitif, communicationnel et politique, les trois piliers du triptyque éditorial d’Hermès.

2Le second constat est que les acteurs du document – auteurs, intermédiaires, éditeurs, diffuseurs, indexeurs, lecteurs – sont finalement davantage traités que l’objet « document » en soi. Ainsi, les facteurs humains et relationnels autour de l’information en général, et du document en particulier, occupent une place de choix, à partir notamment, de l’émergence du Web, des réseaux sociaux numériques et, plus largement, de l’essor des industries numériques, amenant à constater un éclatement définitoire de ce qu’est le document face à la fragmentation des contenus et l’amplification de la circulation sociale des textes, de l’information, etc.

3Le troisième constat est que le seul rapport entre auteurs et lecteurs, par le biais de l’acte de lecture, a été foncièrement interrogé, en montrant notamment une variété de situations cognitives de relations anciennes et contemporaines au document.

4Ainsi, parmi les archives interrogées et consultées, nous avons retenu principalement six textes, référencés en fin d’article, couvrant la période 1999-2015, mettant en lumière des éléments d’analyse de la revue autour du concept de document.

5Cognitivement, le document devient progressivement un objet éditorial complexe associant un ensemble d’idées et de données interconnectées en les rendant accessibles, lisibles puis modifiables par le biais d’un écran d’ordinateur et d’interfaces de recherche. Dès lors, le document n’est plus un espace stable et délimité, mais un point de départ ouvrant sur des informations multiples et variées, régulièrement revu et modifié par un ensemble d’acteurs. Jean-Michel Salaün (2012) analyse le document comme « un espace de rencontre entre d’un côté le cerveau et les capacités cognitives du lecteur “ordinaire”, et de l’autre, une organisation et une mise à disposition complexes car articulées de contenus structurés en mode hypertextuel », explique-t-il. Geneviève Jacquinot, dès 1977, a montré toute l’influence de certaines constructions syntagmatiques dans les opérations mentales sollicitées de la part des individus ; progressivement les caractéristiques structurelles du document modifient également la perception, rappelle Fabienne Thomas (1999). Avec les phénomènes d’hyper-technicisation, le rapport entretenu par le lecteur aux textes et aux documents va finalement se consacrer davantage aux niveaux et types de technicité de lecture et à l’identification de compétences pour « maîtriser le document ou l’information » (Morizio, 2002) qu’à une approche cognitive centrée sur la relation qu’entretient le lecteur avec le document, ou entre un contenu et l’intelligence propre du lecteur (Liquète, 2015).

6En matière de communication, le document est considéré prioritairement comme un objet par intention ; il constitue un objet exclusivement à intention communicative, où les auteurs produisent des documents avec la visée première de transmettre un message, des idées, de façon répétée, constituant la raison même de l’existence de celui-ci. Ainsi, alors que le document a été très longtemps défini et analysé par divers spécialistes des sciences de l’information comme le support d’une pensée, ou comme un objet matériel éditorial (selon le rapport classique « contenant-contenu »), l’approche communicationnelle relève de nouvelles perspectives d’analyse compréhensive du document. L’apport progressif de l’analyse communicationnelle, au cours du xxe siècle, a été de dépasser les deux seuls registres, informationnel et documentaire, pour faire évoluer la définition et la compréhension de ce qu’est le document, notamment face à l’émergence et l’essor du numérique et des réseaux de communication. Ainsi, analyser les documents revient actuellement à imaginer les conditions de la rencontre grâce au document entre l’auteur et le lecteur. L’approche communicationnelle cherche à comprendre les conditions de la rencontre de ces documents avec les individus/récepteurs dans toutes leurs diversités jusqu’aux nouvelles formes d’écriture et de rééditorialisation. Le document, en amont de sa réception, rappelle Fabienne Thomas (1999), révèle toujours certaines caractéristiques sémio-pragmatiques qui vont influencer le mode de réception ou envisager un certain mode relationnel et cognitif. Thomas souligne qu’analyser le document ne peut plus se faire sans considérer son contexte de diffusion / de présentation / d’exposition ; ce sont des facteurs extérieurs au document et au média qui justifient la rencontre, favorisent ou assurent le contact médiatique, comme dans le cas du visionnement de documents en classe ou lors de la visite d’un musée. Ainsi, le document est devenu petit à petit, de moins en moins le support d’une doxa, d’une évidence rhétorique, mais un objet de dialogue et de confrontation des subjectivités entre l’auteur, l’enseignant, les médiateurs et le lecteur-récepteur.

7Le document a été cependant peu considéré par Hermès dans sa dimension politique. En effet, dans ses versions anciennes ou modernes, il constitue un objet de pouvoir. Par exemple, comme évoqué par Fabienne Thomas, les documents de type argumentatif exposent les résultats de la Science, c’est-à-dire d’une science perçue comme un « mur de science », au sens de Moles (1995), d’une science achevée, davantage que d’une science « en train de se faire » et en perpétuel développement, souligne-t-elle (Thomas, 1999). Les systèmes de classement, d’indexation, etc. constituent également des modes de pouvoir d’accès aux documents et à l’information (Maury, 2013). Cité par Yolande Maury (2013, p. 24), Francis Miksa (1998) parle, à propos des classifications documentaires, de « perte d’information » : les structures classificatoires et les systèmes de classification du savoir en particulier – pensés selon des principes hérités du xixe siècle alors que la science est la référence absolue – sont, selon lui, moins des exercices « in ascertaining what is in the world as they are exercises in “losing information” » (2013, p. 24). Autant ces outils de médiation des savoirs permettent de généraliser et d’optimiser l’accès, autant ils surinterprètent et donnent à voir une priorité de documents sur d’autres. Jacques Perriault (2009, p.14), dans le numéro 53 d’Hermès, montre que la chaîne traditionnelle de production des documents, « auteur-éditeur-lecteur » est perturbée, car modifiée par un « pluriel d’individus qui y reportent leurs aspirations et se présentent dans de multiples registres, notamment » : les blogs, les forums, les logiciels d’exploration des données personnelles nous interrogent, par exemple, sur la délimitation et la compréhension de ce qui constitue même les éléments définitoires du document en 2018.

8En guise de conclusion à notre propos, il nous semble cependant qu’Hermès, comme d’autres revues scientifiques ou de vulgarisation, n’a pas résisté aux chants des sirènes de la modernité et de l’amélioration annoncée par les technologies, notamment en matière de lecture du document. On peut lire notamment chez Nauroy (2006, p. 188) qu’« utiliser l’électronique pour parvenir à séduire les amoureux de la lecture qui, bien souvent, ne sont pas des amoureux de la technique […] peut sembler une gageure, surtout en 2000. Mais des équipes de recherche scientifique viennent aider Cytale à bâtir la légitimité de la lecture électronique ». Avec l’essor des métadonnées et des éléments de description du document, ce dernier devient un espace de communication de l’ensemble des membres de la chaîne du document (auteur, éditeur, producteur, diffuseur, prescripteur). Comme nous l’avons souligné en 2015, « le document devient progressivement l’espace de diversité et d’émergence de dispositifs sociaux de lecture. Ainsi, le texte devient un prétexte au dialogue, aux interactions et aux interrelations entre les lecteurs, entre les lecteurs et les auteur(s), entre les lecteurs et les intermédiaires du document (webmaster, ergonome, architecte du document, etc.) » (Liquète, 2015, p. 247). Gageons qu’Hermès interrogera à l’avenir encore plus la question politique et cognitive de la production, de la diffusion et de l’appropriation des documents autour des nouvelles économies du savoir.

Références bibliographiques

  • Jacquinot, G., Image et pédagogie : analyse sémiologique du film à intention didactique. Paris, Presses universitaires de France, 1977.
  • Liquète, V., « L’impact de la communication pour comprendre le document », Hermès, no 71, 2015, p. 244-248.
  • Maury, Y., « Classements et classifications comme problème anthropologique : entre savoir, pouvoir et ordre », Hermès, no 66, 2013, p. 23-29.
  • Miksa, F.L., The DDC, the Inverse of Knowledge and the Post-modern Library, New York, Forest Press, 1998.
  • Moles, A., Les Sciences de l’imprécis, Paris, Seuil, 1995.
  • Morizio, C., La Recherche d’information, Paris, Nathan/ADBS, 2002.
  • Nauroy, D., « L’échec du livre électronique cybook : une innovation en mal de traduction », Hermès, no 45, 2006, p. 183-191.
  • Perriault, J., « Traces numériques personnelles, incertitude et lien social », Hermès, no 53, 2009, p. 13-20.
  • Salaün, J.-M., Vu, lu, su. Les architectes de l’information face à l’oligopole du Web, Paris, La Découverte, 2012.
  • Thomas, F., « Dispositifs narratif et argumentatif : quel intérêt pour la médiation des savoirs ? », Hermès, no 25, 1999, p. 219-232.
  • Zénouda, H., « Musique et communication au xxe siècle », Hermès, no 70, 2014, p. 156-162.

Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0149

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