Couverture de HERM_080

Article de revue

Quatre interrogations sur la mondialisation

Pages 139 à 141

1« Mais sa position dans ce groupe est essentiellement déterminée par le fait qu’il ne fait pas partie de ce groupe depuis le début, qu’il y a introduit des caractéristiques qui ne lui sont pas propres et qui ne peuvent pas l’être » (Simmel, 1990, p. 53). L’étranger qui écrit cet encadré a été profondément touché par l’ouverture d’esprit d’Hermès. Elle lui a permis d’avoir une base intellectuelle et une confiance pour intervenir dans quatre domaines distincts de la mondialisation mentionnés ici.

Dépasser le « tout-anglais »

2Le tout-anglais est partout, y compris dans l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) et l’Association internationale de sociologie (AIS). Dès que je suis entré au comité de rédaction, j’ai graduellement abandonné mes certitudes que ma langue maternelle – l’anglais – allait devenir la langue de la mondialisation.

3La première conséquence pratique a porté sur le développement d’un projet de recherches comparatives Brésil-Chine que je menais – où l’on devait appliquer un questionnaire sur les valeurs, les styles de vie et les perspectives de jeunes étudiants à l’université. Au bout des discussions, nous avons décidé d’abandonner nos échanges académiques en anglais et avons embrassé l’idée que « la traduction est la langue de la globalisation ». Nous nous sommes mis à travailler – non sans difficultés – avec des traducteurs portugais-mandarin.

4Néanmoins, nous avons retenu l’anglais pour deux activités : nos travaux administratifs et nos chaleureuses rencontres sociales – autour de boissons et de merveilleux repas – grâce à la générosité des personnes bilingues et aux portables munis de logiciels de traduction mandarin-anglais !

5Cette décision académique a eu au moins trois bénéfices. Les talentueux membres de l’équipe brésilienne qui ne parlaient pas couramment l’anglais se sont mobilisés d’avantage. Les traducteurs nous fournissaient de très importantes leçons sur les cultures : les nuances, nos erreurs d’interprétation et la non-traductibilité des termes. La qualité de notre livre – publié à la fois en portugais et en mandarin – est, je crois, un résultat de cette décision.

Stimuler l’émergence d’un espace lusophone

6Pour les Brésiliens, la mondialisation a aussi signifié davantage de contacts avec les pays de langue portugaise. Après la fin des dictateurs au Portugal et au Brésil, la lusophonie est devenue, peu à peu, un enjeu scientifique et politique. En 1986, l’Association des universités de langue portugaise (AULP) a été fondée ; la formation de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) a commencé en 1989, et les rencontres entre les humanités et sciences humaines sont devenues plus fréquentes à partir de 1990 avec les congrès, presque biannuels, luso-afro-brésiliens en sciences sociales (Congresso Luso-Afro-Brasileiro, Conlab). Différent du Portugal, le Brésil, qui est la puissance économique et démographique de la lusophonie, n’a pas de politique linguistique, ce qui affaiblit et déséquilibre l’espace. En 2008, l’Université de l’intégration internationale de la lusophonie (Unilab) a été fondée au Brésil.

7Aujourd’hui, il existe davantage de vols entre Afrique et Brésil, ce qui stimule les flux de touristes, chercheurs, commerçants, constructeurs, diplomates et artistes. Aussi les telenovelas brésiliennes ont du succès en Afrique et au Portugal. Le nombre total d’étudiants des pays lusophones inscrits à l’université a augmenté au cours des dernières années. On se sent moins distant qu’auparavant.

8Entre 2005 et 2009, j’ai été président de la Société brésilienne de sociologie (SBS) et, de 2010 à 2014, directeur de l’AIS. J’ai constaté que la question des langues, et la lusophonie en particulier, ne faisait pas partie de l’agenda de la sociologie mondiale. Influencé par le numéro 40 d’Hermès sur la francophonie, je me suis mis à travailler. Nous avons pu organiser une demi-douzaine de séances dans les congrès nationaux et internationaux – y compris le Conlab – sur les perspectives pour une sociologie lusophone. Comme résultats positifs, nous avons vu émerger une prise de conscience sur l’importance de l’enjeu linguistique, la découverte des intérêts de recherches en commun et le développement des amitiés.

Les banques de données sont un terrain de combat

9Aujourd’hui, la productivité des universitaires est évaluée par des références à divers indicateurs, notamment des citations d’articles enregistrées par les banques de données « internationales » – dont International Science Index (ISI) et Scopus. Comme dirigeant de la SBS, j’ai pu organiser des séminaires sur les graves distorsions produites. Alice Abreu (2007) a constaté qu’ISI ignorait la sociologie latino-américaine : moins de 3 % des revues listées dans le Latin Index (<www.latinindex.unam.mx>) apparaissent dans ISI – les 97 % restants sont invisibles ! Dans le numéro 79 d’Hermès, Ilya Kiriya (2017) a examiné les recherches sur les médias dans les pays BRICS : d’après lui, les politiques d’évaluation privilégient les publications en anglais et leurs styles de raisonnement, rendant invisibles d’autres perspectives comme celles publiées en français.

10Dans le même numéro, Kahn (2017) a examiné les disciplines comme la physique et l’astronomie. Il a observé que les projets de méga-science ont pour résultat des articles avec des centaines d’auteurs, y compris des pays BRICS. Mais la plupart des co-auteurs ne se connaissent pas et ne se rencontreront jamais ; une grave erreur serait donc d’élaborer des politiques scientifiques sur la base des indicateurs sur les co-auteurs, en imaginant que cela signifie l’existence d’une collaboration scientifique !

11La reconnaissance de ces distorsions a été suivie par des innovations ! LI Hongfeng (2017) a utilisé Zhongguozhiwang, « la plus grande banque de données d’articles scientifiques publiés en chinois et en Chine », pour décrire l’état des recherches chinoises sur les pays BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Aujourd’hui, les chercheurs lusophones et anglophones peuvent mieux connaître une partie importante de la production scientifique brésilienne grâce à Scielo (<www.scielo.org>). Nos collègues sociologues taiwanais disent que nos premières discussions ont fourni les arguments qu’il fallait pour convaincre les administrateurs d’inclure leurs publications en chinois dans les calculs de leur productivité ! D’autres innovations et discussions arriveront, engagées dans un important combat pour que la mondialisation de la science corresponde à une meilleure visibilité de la science mondiale.

Dialogues pour faire la mondialisation. Les intermédiaires culturels

12Pour pouvoir faire des échanges avec des sociologues des pays BRICS, nous avons organisé notre travail autour de trois principes : souveraineté, égalité et échanges gagnant-gagnant (Hermès, no 79, 2017). Là où il est possible de faire des choses, on avance ensemble ; là où il y a des blocages, on freine ; et si l’on ne peut pas travailler avec tous, on travaille avec ceux qu’on peut. Notre projet a deux objectifs : créer les conditions pour se connaître mieux et faire des découvertes scientifiques. Il me semble que ce que nous vivons avec la sociologie des BRICS se reproduit et se réarticule à d’autres plans et niveaux dans les processus de formation des pays BRICS – mais pas avec la mondialisation dans un sens plus traditionnel, dominée pas les États-Unis et l’Europe.

13Partout nous observons le travail des intermédiaires culturels : traducteurs (Hermès, no 49, 2007 ; Hermès, no 56, 2010), professeurs, hommes d’affaires, journalistes, avocats, chercheurs, professeurs de langues, opérateurs de tourisme, consultants et, plus traditionnellement, diplomates et voyageurs. En même temps, ils sont les acteurs essentiels et les observateurs privilégiés de la mondialisation. Leur travail fournit les bases pour l’établissement, la santé et l’avenir des liens et des interactions sociales. Ils travaillent pour que les différences entre les partenaires soient reconnues pour ce qu’elles sont, et pour que les malentendus ne se dégradent pas en conflits sans solutions. Relativement ignorés par la sociologie et les études sur la communication, un chantier fertile de recherches s’ouvre sur les expériences et interprétations des intermédiaires culturels dans la mondialisation.

Références bibliographiques

  • Abreu, A., « A internacionalização da ciência na América Latina e o Caribe : o contexto institucional », papier non publié, présenté au treizième Congrès brésilien de sociologie, Recife, 2007.
  • Kahn, M., « La collaboration des BRICS dans les domaines de la science, de la technologie et de l’innovation », Hermès, no 79, 2017, p. 124-131.
  • Kiriya, I., « Les études médiatiques dans les BRICS contre les bases de données occidentales : critique de la domination académique anglophone », Hermès, no 79, 2017, p. 71-77.
  • LI, Hongfeng, « Les BRICS dans la gouvernance mondiale : état des lieux des recherches chinoises », Hermès, no 79, 2017, p. 165-172
  • Simmel, G., « Digressions sur l’étranger », in Grafmeyer, Y. et Joseph, I. (dir.), L’École de Chicago, Paris, Aubier, 1990, p. 53-59.
  • Numéros d’Hermès cités

    • Hermès, « Francophonie et mondialisation », sous la dir. de T. Bambridge, H. Barraquand, A.-M. Laulan, G. Lochard et D. Oillo, no 40, 2004.
    • Hermès, « Traduction et mondialisation. Vol. 1 », sous la dir. de J. Nowicki et M. Oustinoff, no 49, 2007.
    • Hermès, « Traduction et mondialisation. Vol. 2 », sous la dir. de M. Oustinoff, J. Nowicki et J. Machado da Silva, no 56, 2010.
    • Hermès, « Les BRICS, un espace ignoré », sous la dir. d’O. Arifon, T. Dwyer et Liu, C., no 79, 2017.

Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/herm.080.0139

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