1Pour les philosophes comme pour les chercheurs en sciences sociales, l’événement est ce qui fait rupture dans le fonctionnement d’une société, qui remet en cause l’ordre établi, qui déstabilise nos cadres interprétatifs. L’événement produit « une modification d’un état du monde qui fait que les êtres subissent un changement, passent d’un état (E1) à un état (E2) provoquant un changement de l’ordre des choses, une déstabilisation d’un état stable qui dans son immuabilité se donnait comme évidence de l’organisation du monde », écrit Patrick Charaudeau (2005, p. 82). Cette définition met l’accent sur les changements matériels, auxquels il faut ajouter les ruptures dans les idéalisations du monde, la déstabilisation d’un horizon d’attente ou de croyances partagées. Notons néanmoins que ces transformations ne sont pas que négatives, elles peuvent aussi devenir un déclencheur, une ouverture vers un autre monde. « Ce qui signe l’événement est sa capacité à engendrer quelque chose de neuf, à initier. Rupture, chaos, surgissement de l’imprévisible, en tout événement se noue le schéma dramatique d’une genèse », soulignait Jocelyne Arquembourg dans un précédent numéro d’Hermès (2006, p. 15).
2Les historiens sont aux premières loges de la quête des événements, même si l’école des Annales les a longtemps décriés en leur opposant une histoire longue, celle des phénomènes durables, des continuités au-delà des apparentes ruptures. Mais si cette rupture méthodologique était salutaire à ses débuts, pour rompre avec une « histoire batailles » qui accordait trop d’importance à des récits glorieux, l’historiographie sait désormais trouver des points d’équilibre entre identification d’événements déclencheurs ou disruptifs et décryptage de tendances lourdes s’inscrivant dans le temps long. Difficile en effet de nier que la fabrication d’un mur séparant en deux Berlin fut un événement décisif qui marqua une rupture dans le cours des relations entre les alliés devenus rivaux de la Seconde Guerre mondiale, de même que son effondrement en 1989. Bien sûr, il faut savoir remonter la généalogie des faits, savoir repérer les indices qui préparèrent cette construction ou cette chute, savoir l’inscrire dans une temporalité plus longue que le temps de travaux de maçonnerie pour faire ou défaire un mur. Bien sûr, il ne faut pas céder au fétichisme de la date symbolique et de l’acte tout puissant. Mais le fait est là : par l’ampleur des sentiments ressentis – la violence du blocus, l’enthousiasme de la destruction –, par la manière dont les acteurs politiques et les citoyens vont s’en emparer pour leur donner sens, de tels faits sont chargés symboliquement et sont perçus comme des événements, comme des ruptures, ne serait-ce que parce qu’ils ferment ou ouvrent toute une série de possibilités.
La lecture événementielle des faits par les médias
3Dans l’espace public démocratique contemporain, où les médias d’information ont pris une part décisive dans notre accès au monde et dans la constitution de nos connaissances, et où l’accélération du temps est massive, avec un traitement journalistique marqué du sceau de l’urgence, le travail de labellisation des faits en événement par les chercheurs est concurrencé par les journalistes qui, au nom de logiques propres, ont tendance, voire intérêt, à construire très (trop ?) vite en événement toute une série de faits, quitte à tomber dans les travers d’une excessive lecture événementielle de l’actualité que l’école des Annales dénonçait à sa façon.
4La relation entre médias et événement est complexe et disputée. De nombreuses questions se font jour. L’événement historique est-il toujours perçu comme tel par les médias ? Ce que les médias traitent comme un événement a-t-il nécessairement pour fondement un événement au sens des chercheurs ? Les médias peuvent-ils contribuer à imposer la perception généralisée d’un phénomène comme un événement ? Sont-ils des vecteurs de fabrication, de distorsion, de mise sous l’éteignoir de faits-événements ? Pourquoi des événements deviennent-ils plus ou moins des événements médiatiques ? Comment les journalistes développent-ils une lecture événementielle pour certains faits ou phénomènes ?
5Pour répondre à ces questions, commençons par affirmer que les médias ne sont pas « la condition même d’existence des événements », comme l’écrivait l’historien Pierre Nora dans son fameux article de 1972, « Le retour de l’événement ». Cette vision est le témoin d’une époque où la fascination pour la montée en puissance des médias audiovisuels en faisait le mode d’accès indépassable de la société à la connaissance d’elle-même. Bien sûr, l’événement médiatique est devenu incontournable en marquant les imaginaires et leurs images se gravent dans nos mémoires. Mais il ne faut pas tomber dans la fascination audiovisuelle qui ferait de l’événement médiatique la seule forme possible de l’événement, ni se contenter d’une dénonciation des médias portant exagérément l’accent sur des faits qui acquerraient, artificiellement, un statut d’événement. Déconstruire le travail d’événementalisation des médias est une posture critique utile mais elle ne résorbe pas toute la complexité de la question.
6Car les hommes ont considéré l’existence d’événements avant l’invention des journaux (famines, guerres, catastrophes naturelles, découvertes, inventions, etc.) et certains existent sans forcément faire la « une », surtout quand ils se produisent loin, très loin. De plus, un événement dure tant qu’il produit des effets, et déborde souvent largement le temps de son émergence. Il continue à travailler le corps social même quand les médias n’en parlent plus. Les événements existent donc. Les médias peuvent leur donner ou non de l’écho et de la visibilité, et leur fournir des interprétations qui influenceront ou non les perceptions de l’opinion publique.
7Que l’on soit défenseur ou pas d’une théorie des effets puissants des médias, chacun peut reconnaître que les logiques de production de l’information incitent parfois les journalistes à assurer un traitement amplificateur et dramatisant à certains faits. Afin de justifier l’intérêt que nous devrions porter à ce qu’ils ont choisi de mettre en exergue, ils tendent à magnifier la portée d’un phénomène en lui octroyant parfois abusivement le statut d’événement. Labellisation qui se traduit dans le vocable choisi pour en parler (les adjectifs « extraordinaire », « historique », « inédit », etc., ne sont jamais loin) et dans la manière même de couvrir les faits. Une homologie se fait jour entre le fait présenté comme une rupture majeure et la rupture des formats médiatiques pour en parler (édition spéciale, cahier central détachable, prise d’antenne en continu, rubriquage dédié, provisoire et inédit, etc.). Le traitement événementiel par les médias se comprend alors comme la combinatoire des caractéristiques intrinsèques d’un fait social, des grilles d’appréhension du monde des journalistes qui octroient de la valeur à certains faits plus qu’à d’autres (le phénomène couvert doit être dramatique, spectaculaire, particulièrement illustratif et perçu comme introduisant une rupture) et de la possible action d’entrepreneurs d’événementalisation, qu’ils soient témoins, victimes, groupes organisés. La lecture événementielle d’un fait dépend parfois de l’existence d’acteurs à même de se mobiliser et de construire une cause ou, au contraire, à ne pas faire advenir des événements. Les médias sont traditionnellement un adjuvant puissant, comme l’a montré Guillaume Garcia (2013) dans son analyse de la défense de cause des « sans », les sans-papiers, les sans-logis, tous ces individus qui ne bénéficient d’aucun capital social et économique pour faire avancer leur cause. Ils tentent par compensation d’attirer l’attention des médias par des opérations spectaculaires (comme des occupations de lieux publics ou symboliques) afin que la couverture des journalistes leur donne une visibilité. Visibilité permettant de se brancher avec des entrepreneurs généralistes de cause que sont les partis, les associations ou les syndicats, et/ou de faire accéder leurs revendications à l’agenda gouvernemental.
Pour une typologie des événements médiatiques
8Nous avions identifié dans cette même revue (Mercier, 2006) quatre chaînes d’interaction conduisant ou non à l’émergence d’un événement médiatique, afin de souligner la complexité des liens entre événement et médias.
9– Le non-événement : la proportion de publics sensibilisés et/ou de médias intéressés aux faits émergents est faible. Le phénomène reste donc largement ignoré et ne devient pas un événement social, même s’il possédait de nombreuses caractéristiques pour cela. On touche là les phénomènes où la publicité médiatique est un indispensable complément, comme dans le cas de « scandales » (politiques, financiers, sanitaires) qui, une fois mis au jour, soulèvent indignations et colère et peuvent faire rupture, obligeant les pouvoirs publics à changer de cap, à légiférer, etc. La publication de témoignages accablants sur des pratiques pédophiles couvertes par la hiérarchie catholique aux États-Unis dans le Boston Globe a déclenché une onde de choc obligeant l’Église à s’amender, à réformer ses usages dans tout le pays et même dans toute l’organisation mondiale, face à une forte déstabilisation. Mais tout ce qui est susceptible de déclencher pareille réaction n’est pas traité par les médias, ne serait-ce que parce que les auteurs des faits veillent à conserver un silence pesant sur leurs pratiques ou parce que les rédactions ne disposent pas ou plus des ressources requises pour conduire des investigations coûteuses aux résultats incertains.
10– Le pseudo-événement, dénoncé avec pertinence par Daniel Boorstin (1961) : il s’agit d’un artefact, fabriqué selon les techniques du marketing, utilisant toutes les ressources de la mise en scène, qui est offert en pâture aux médias dans l’espoir qu’ils le valideront et donc le traiteront comme un événement.
11– L’événement par les publics : des acteurs interprétant un phénomène comme événement trouvent des publics comme relais, par des canaux de diffusion propres, dont la plupart sont aujourd’hui numériques (pétitions électroniques, blogs ou sites, mailing, comptes de réseaux socionumériques, avec vidéos de preuve diffusées sans censure et devenant virales, etc.), et finissent par sensibiliser des journalistes à leur cause, élargissant le potentiel des publics touchés et qui se sentent concernés, et donc amplifiant la reconnaissance sociale du phénomène comme événement. Les technologies numériques deviennent un précieux outillage pour accroître la performance d’une action de construction de cause et de sensibilisation visant à accéder à l’espace public médiatique.
12– L’événement révélé par les médias : une campagne de communication efficace d’acteurs sociaux auprès de journalistes ; l’implication particulière d’un média par son travail d’investigation ou ses liens privilégiés avec un acteur social ; l’anticipation des attentes supposées des publics, font des médias le support privilégié de mise au jour d’un phénomène aussitôt interprété comme un événement, lecture que les publics peuvent accepter et s’approprier, amplifiant du coup l’événement. L’enquête collaborative de médias mondiaux pour analyser les documents privés venus d’une banque exotique, connue sous le nom de « Offshore Leaks », publiée à partir d’avril 2013, a déclenché toute une vague de protestations dans bien des pays, demandant à lutter contre l’évasion fiscale et les paradis fiscaux, et à sanctionner les dirigeants politiques ou autres qui s’adonnaient à ces pratiques cachées.
Internet et réseaux socionumériques comme nouvelles ressources pour l’événementalisation
13La possibilité ouverte à tous de diffuser sur les plateformes numériques ses images et témoignages personnels renouvelle ces circuits d’événementalisation. Dans ce nouvel écosystème de l’information, les internautes peuvent devenir leur propre média et le partage entre les pairs assure une diffusion de masse. Sinon, les médias trouvent des informations et/ou des témoignages sur des faits à l’aide des internautes et leur donnent une visibilité supplémentaire. L’événementalisation d’un fait est donc rendue plus facile grâce à la capacité de faire image, de montrer concrètement ce qui se passe, y compris dans sa crudité choquante. Les crimes ou les injustices sont plus susceptibles de faire rupture et donc événement dès lors que des images attestent de leur réalité. Au Maroc, en 2016, la mort dans une benne à ordure d’un marchand de rue, avec des images prises par des particuliers de ce corps broyé, a déclenché une vague d’indignation et de colère populaire dans tout le royaume (Guaaybess, 2017). Le fait divers est passé au rang d’événement politique grâce à la libre circulation de quelques images du cadavre et à la mise en circulation d’une interprétation généralisante faisant de la situation un symbole de la condition sociale de nombreux Marocains.
14Au rang de ces images amateurs qui dérangent et peuvent être l’objet d’une événementalisation, on compte nombre de prises de vue de violences policières faites aux Noirs américains et qui viennent mettre à mal les versions officielles, plus ou moins mensongères. Cette évolution remonte à 1991 avec l’affaire Rodney King à Los Angeles. Un voisin avait filmé des policiers blancs en train de rouer de coups un automobiliste noir lors d’une interpellation. Ces images amateurs étaient passées en boucle sur les télévisions du monde entier et leur répercussion politique et judiciaire fut très large. Plus près de nous, on peut citer le cas d’Eric Garner, mort étouffé le 17 juillet 2014 au cours d’une interpellation musclée de la police de New York alors que, dans une vidéo amateur devenue virale, on le voyait plaqué au sol répétant : « je ne peux pas respirer ». En pareils cas, les indices énonciatifs réagencent la relation victimes/spectateurs puisqu’une partie des informations qui circulent sont tournées par les victimes ou leurs proches et que la charge d’identification du spectateur s’en trouve décuplée. « Elles attestent puissamment de ce qui s’est passé car elles sont les seules à pouvoir le montrer. […] Elles sont ainsi, non seulement la trace d’un objet mais aussi celles d’un instant, moment unique d’un surgissement, irruption impensable de l’imprévisible devant des regards incrédules » (Arquembourg, 2011, p. 129). Il convient donc d’ajouter une ligne à notre typologie initiale.
15– L’événement viral sur le Web : l’univers du Web peut alors se vivre comme un écosystème informationnel autonome qui produit « ses » événements, avec des logiques propres qui ne sont pas forcément en phase avec les cadrages informatifs des médias. On trouvera une forte proportion de la valorisation des productions des sans-grade, de ceux qui ne font pas partie des élites, qui n’ont pas accès aux médias. On trouvera également des faits « alternatifs », contestataires, qui font événement car justement ils s’opposent à ce qui se dit et circule dans les médias (thèses complotistes, faits déformés).
Références bibliographiques
- Arquembourg, J., « De l’événement international à l’événement global : émergence et manifestations d’une sensibilité mondiale », Hermès, no 46, 2006, p. 13-21.
- Arquembourg, J., L’Événement et les médias. Les récits médiatiques des tsunamis et les débats publics (1755-2004), Paris, éditions des Archives contemporaines, 2011.
- Boorstin, D., The Image : a Guide to Pseudo-events in America, New York, Atheneum, 1961.
- Charaudeau, P., Les Médias et l’information. L’impossible transparence du discours, Bruxelles, De Boeck, 2005.
- Garcia, G., La Cause des « sans ». Sans-papiers, sans-logis, sans-emploi à l’épreuve des médias, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
- Guaaybess, T., « Blogs, réseaux sociaux et “révolutions arabes” : du fantasme à la réalité », in Mercier, A. (dir.), La Communication politique, Paris CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2017 [nlle éd.], p. 203-222.
- Mercier, A., « Logiques journalistiques et lecture événementielle des faits d’actualité », Hermès, no 46, 2006, p. 23-35.
- Nora, P., « Le retour de l’événement », in Le Goff, J. et Nora, P. (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, p. 285-308.
Mots-clés éditeurs : journalistes, médias, Internet, vidéo amateurs, viralité
Date de mise en ligne : 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0134