1Jean-Michel Besnier : En tant que penseur de la complexité, j’imagine que tu n’as aucune sympathie pour les mots-clés censés identifier analytiquement le contenu des textes. Reste que ton œuvre se laisse facilement décrire à partir de thèmes insistants : la connaissance, l’esprit, le cerveau, la complexité, etc. Je n’ai pourtant pas l’impression que la communication puisse servir de mot-clé pour te lire. Est-ce que je me trompe ?
2Edgar Morin : À moitié seulement. Je situerai ma façon de penser à deux niveaux. En premier lieu, quand j’ai entrepris la réforme de ma pensée, vers 1968-1970, la théorie de la communication de Shannon m’a influencé et je l’ai intégrée dans la conception de l’organisation que je privilégiais à partir du systémisme. J’avais la conviction qu’il n’y a pas d’organisation sans communication, que cette organisation soit biologique, physique ou humaine. Je savais aussi que la connaissance, même la plus élémentaire, est une traduction des données des sens et donc que la conception, qui paraît triviale chez Shannon, du « bruit » susceptible de perturber la communication entre l’émetteur et le récepteur, est un véritable défi épistémologique. De ce point de vue paradigmatique, la communication ne pouvait m’apparaître que comme importante, mais toujours liée à émetteur/récepteur ou à Organisation. Le second niveau est celui de mon intérêt pour la culture de masse : Georges Friedmann a créé en 1960 le Centre d’études des communications de masse (Cecmas) et il m’a recruté comme adjoint, avec Roland Barthes, pour mener des études qui m’ont permis de mettre l’accent sur le contenu culturel et historique des systèmes de communication qui passaient par les médias. Mass-culture : ce couple de notions signifiait pour moi transmission massive à un très vaste public. Mass-culture, ce n’était pas « culture pour les masses » mais « culture massifiée à destination d’un public massif ». Quand j’ai étudié Hollywood, je voyais que, dicté par un profit maximum, le cinéma s’efforçait de varier ses contenus en fonction de ce qui était censé correspondre aux attentes et aspirations des différents publics. Le problème de la communication était donc important, mais c’est vrai que ce qui m’importait à l’époque, c’étaient surtout les contenus euphorisants d’intégration culturelle et civilisationnelle destinés à ces publics. Au Cecmas, j’ai effectué une étude ayant donné lieu à un article intitulé « Une télé-tragédie planétaire », à propos de la retransmission en direct, à la télévision, de l’assassinat de Kennedy. La possibilité de voir et de ressentir des événements comme celui-là m’a paru devoir être étudiée et, à l’époque où je m’occupais de sociologie du présent et où j’allais publier des articles autour de Mai 68, la communication était au centre de mes intérêts scientifiques. Je percevais par exemple que Mai 68 avait été rendu possible grâce à la communication planétaire des révoltes étudiantes qui ont précédé la française, et aux contacts téléphoniques permanents entre les leaders et les étudiants, aux fins de mobiliser et d’organiser les manifestations. Quand j’ai étudié la commune de Plodémet en 1965, il était évident que le problème de la communication se posait avec l’arrivée de la modernité et des médias, qui expliquait par exemple que les femmes ne souhaitaient plus épouser des paysans ni traire les vaches le dimanche mais plutôt chercher un fonctionnaire ou un employé. La communication imposait à l’évidence des changements dans les mœurs et les modes de vie. Donc, le thème de la communication me sollicitait bel et bien, mais toujours relié à autre chose.
3Jean-Michel Besnier : La communication est-elle, selon toi, un problème qui relève d’une méthode supposant une conception discontinue de la réalité – une méthode appelant en conséquence à relier des éléments formellement séparés – ou bien est-elle une ontologie affirmant le caractère fondamentalement continu de tout ce qui existe ? Pour cette ontologie, le discret apparaîtrait comme une abstraction de l’esprit à dépasser.
4Edgar Morin : L’univers, comme disait Héraclite, est le fruit d’une relation complémentaire antagoniste entre concorde et discorde. Celle-ci désignant le chaos, la dispersion, la destruction de la matière par l’antimatière, par exemple, tandis que celle-là évoque les relations d’attraction, d’union et d’association. Il est évident à mes yeux que ces relations sont à l’origine de la création des atomes, des molécules, des astres, etc. Les lois de la gravitation newtoniennes réalisent en ce sens un système de communication mettant en relation toutes choses dans l’univers. Mais la complexité s’introduit quand on considère que tout ce qui est séparable est en même temps inséparable et que tout ce qui est inséparable est séparable. L’exemple canonique de l’onde et du corpuscule l’illustre : selon l’observateur, la lumière est composée de particules discrètes ou bien d’ondes continues. Notre univers est constitué à la fois d’éléments séparés mais qui tous sont inséparables, ne serait-ce que par une sorte de communication qui, peut-être, dépasse les lois aujourd’hui connues de notre science. Je fais même l’hypothèse que notre univers est inséparable d’un non-univers, de ce vide originaire dont il est issu et qui est en permanence en lui ou autour de lui. C’est ce que semble indiquer la mécanique quantique où la séparation de l’espace et du temps n’existe pas. Notre univers est fondé sur cette séparation qui explique que ses éléments communiquent. Mais il est issu d’un infra-univers qui est peut-être permanent, où ni l’espace ni le temps n’existent. D’une façon générale, la communication est partout, mais elle est de nature différente dans le monde physique, dans le monde biologique et dans le monde humain.
5Jean-Michel Besnier : Ta conception de la connaissance comme « reliance » te paraît-elle compatible avec les slogans issus de l’annonce d’un avènement d’une société de l’information, depuis les années 2000 et à la suite d’une célèbre allocution du président de l’Unesco ?
6Edgar Morin : Je pense que « société d’information » est une expression vicieuse et insuffisante, parce que l’information n’est rien sans son organisation qui permet seule la connaissance. En ce sens, la société de l’information désigne une myriade d’informations déversées sans arrêt mais qui se dissolvent, faute de liens organiques entre elles. Il y a connaissance seulement quand il y a des informations reliées en un système. En fait, nous sommes dans une société des connaissances et non pas de la connaissance. Des connaissances sont multiples, sont séparées, sont compartimentées et dispersées, au détriment de la connaissance. Mon idée est que tout ce qui est complexe, dans la réalité et en nous, nécessite une communication entre les disciplines qui n’existe pas en réalité et dont le manque nous rend aveugle. Nous sommes dans l’illusion en croyant avoir fait un gigantesque progrès, ce qui est vrai d’un certain point de vue mais faux en ce qui concerne la connaissance et la pensée.
7Jean-Michel Besnier : Dans l’entretien que tu avais accordé à Dominique Wolton, pour le numéro 60 d’Hermès qui t’était consacré, tu dis ceci : « J’ai en moi quelque chose de mystique, presque de messianique » (p. 244). Et dans le même entretien, tu évoques l’admiration que tu as pu éprouver pour Georges Bataille. Je me demande si la communication aurait pu exprimer chez toi la communion, la fusion, la contagion révolutionnaire, l’érotisme, la mystique…, bref : tous ces thèmes qui sont associés explicitement par Bataille à l’expérience communicationnelle qu’il s’attache à décrire dans son livre L’Expérience intérieure. Pour Bataille, l’être est communication et toute expérience-limite satisfait une soif d’unité asymptotique quasi mystique.
8Edgar Morin : L’extase laïque à laquelle aboutit Bataille et dont je partage l’attrait signale le moment où la communication est envahie et débordée par le sentiment d’une fusion – un sentiment que nous pouvons aussi éprouver devant certaines œuvres d’art, par exemple le premier mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven ou même par une chanson comme « La mort du clown » de Gianni Esposito ou une œuvre de Dostoïevski… La communication est habitée là par un sentiment – illusoire ou non – d’adhésion. À la suite de ma biographie juvénile et adolescente, je conserve le goût pour une complémentarité antagoniste entre la rationalité et le mysticisme, le scepticisme et une religiosité de l’unité – une religiosité du genre de celle qu’a pu nourrir le communisme et son idéal de salut terrestre. J’ai pu me détacher du messianisme communiste, qui héritait du judaïsme et du christianisme, parce que je n’ai jamais perdu de vue cette complémentarité antagoniste et que je m’en suis servi pour éliminer toute idée de salut. J’ai pu me dissimuler à moi, lorsque j’étais communiste, la dimension mystico-religieuse de mon engagement, en l’imaginant d’abord fondé en raison. J’ai découvert Bataille sous l’Occupation, alors que Sartre lui faisait un mauvais procès. J’ai toujours pensé que Bataille était supérieur à Sartre et que son analyse de la dépense dans La part maudite était bouleversante de justesse. Déjà ses articles de la Critique sociale, dans les années 1930, ainsi que ses contributions au Collège de sociologie m’ont paru d’une perspicacité extraordinaire. Bataille est un très grand penseur, dont on ne voit pas assez l’importance aujourd’hui.
9Jean-Michel Besnier : Revenons à ton propre apport à la pensée contemporaine. La complexité telle que tu l’entends appelle-t-elle vraiment le concept de communication ? La thermodynamique et la cybernétique à partir desquelles tu élabores la pensée complexe, voisinent chez toi avec une conception holistique du monde, plus ou moins inspirée d’une épistémologie non cartésienne, sinon d’une vulgate taoïste. La communication a-t-elle donc une valeur heuristique dans ce contexte théorique un peu hybride ?
10Edgar Morin : La notion de complexité m’est venue à la lecture de William Ross Ashby (1903-1972) qui définissait la complexité comme le degré de variété d’un système, déterminable dans l’union de l’un et du divers. Dès ce moment-là, la complexité avait un caractère épistémologique et paradigmatique que je pouvais reprendre pour affirmer que l’homme est à la fois un et divers, par ses caractères, sa culture, ses idées, ses mœurs. Par ailleurs, la thermodynamique m’a poussé à traduire l’organisation de l’univers en termes d’ordre, de désordre et d’interactions soit destructrices, soit organisatrices. Le concept de communication restait peut-être implicite, mais il était très présent dans la démarche qui était la mienne. Il était présent derrière la « reliance » par laquelle je définis la connaissance, dans l’idée de « dialogique » avec laquelle je pense la rencontre de l’un et du divers dans l’humain, dans les courbes récursives que je développais, dans le contrepoint de la biologie moléculaire inspirée par la théorie de la communication de Shannon, etc.
11Jean-Michel Besnier : Mais, pour finir, n’es-tu pas perplexe quand tu considères la part prise par les sciences de l’information et de la communication dans la biologie, laquelle est tentée de ne plus penser le vivant qu’en termes d’algorithmique ?
12Edgar Morin : J’ai réagi très tôt à cette perversion, en rédigeant une note objectant à Jacob et Monod qu’il manquait à leurs approches non seulement le concept d’auto-éco-organisation, mais aussi une reconnaissance de la créativité du vivant. C’est que j’ai aussi été influencé, au moment d’opérer ma réforme paradigmatique, par Heinz von Foerster (1911-2002), qui définissait le vivant, et l’humain en particulier, comme une machine non triviale, c’est-à-dire non déterministe – une machine dont on ne peut prévoir les outputs à partir des seuls inputs, une machine non programmable, par conséquent. La création et l’inattendu surviennent sans arrêt avec le vivant. Je conteste donc l’illusion de trouver une harmonie à partir de l’algorithmicité tellement mise en avant aujourd’hui. La programmation de la naissance, du social, etc., est un leurre de technocrate. On va évidemment faire des progrès sur le terrain du vieillissement et de la longévité, mais certainement pas sur celui de l’immortalité. Le transhumanisme est une mythologie vicieuse, qui s’empare d’innovations bien réelles mais qui ne servent que l’augmentation et non pas l’amélioration des rapports humains. Cette mythologie, en outre, mise sur l’incontrôlable des processus sans s’aviser des désastres écologiques et géopolitiques que produit la mondialisation.